Mes mémoires (Groulx), tome II/vol. 4/Suite et fin de L’Action française

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Fides (p. 269-383).

II

SUITE ET FIN DE L’ACTION FRANÇAISE

Les quelques biographies qu’on a pu lire, dans le précédent volume, et cette autre sur Henri Bourassa, aideront à mieux juger, ce me semble, l’équipe mise au travail par l’Action française. Équipe de jeunes, équipe d’aînés. L’une et l’autre allaient projeter sur les problèmes nationaux, non pas peut-être une lumière décisive, mais il n’y a pas d’immodestie, pensera-t-on, à parler de lumière appréciable. L’on a si amèrement critiqué le négativisme des gens de ma génération, son impuissance à véritablement aborder et comprendre les problèmes de vie de notre peuple. Avait-on raison ? Ces problèmes, qu’on me permette de les passer en revue et de faire voir l’intérêt qu’y prit l’Action française.

Le problème intellectuel

Au sommet de tous, je crois pouvoir l’affirmer, nous placions le problème intellectuel. Ordre non d’importance, mais ordre logique. Je prends note, en tout cas, que mon premier article donné à L’Action française, et paru en sa deuxième livraison (I : 33-43), porte le titre de « Une action intellectuelle ». Il ne serait pas difficile de glaner, à travers les vingt volumes de la revue, maints textes qui viendraient affirmer le vieil axiome : avant d’agir, apprendre à bien penser. La vision, la rectitude de l’esprit est au principe de tout. Ainsi s’expliqueraient, en notre mouvement, la recherche avide de ce bien supérieur qu’est la santé intellectuelle, et par suite, l’opposition non moins impérieuse et constante aux mauvais maîtres, aux écoles de déformation. Je retrouve des traces de cette préoccupation dans l’article dont je parlais il y a un instant :

Il faut sans retard faire la revision de nos valeurs intellectuelles ; il faut chercher avec ardeur et conscience si les idées qui palpitent au cerveau de la race, sont de cette qualité qui inspire les déterminations victorieuses…

… Nous n’avons que faire d’œuvres et d’esthétiques qui ne servent point la culture française et qui, par cela même, ne sont point de l’art ni n’en peuvent créer.

Sur la santé de l’esprit et sur les moyens de la préserver, j’insistais plus expressément dans « Nos responsabilités intellectuelles », conférence prononcée le 9 février 1928, à la salle Saint-Sulpice de Montréal, à la soirée des « Prix d’action intellectuelle »[NdÉ 1]. J’y disais (le morceau est un peu long mais indispensable pour le moment) :

Une culture n’a le droit de vivre que si elle a prouvé son aptitude à vivre. Autant dire que notre littérature est obligée à la bonne tenue, et, sans doute aussi, à l’esthétique du bon sens. Libre aux vieux peuples riches de chefs-d’œuvre et parvenus à la période de surproduction de se payer des luxes et des fantaisies de décadence. Pas les pauvres ni les débutants que nous sommes. Emprunter à certaines littératures européennes leurs excentricités anarchiques, leur manie du compliqué et du bizarre, moyen infaillible d’en rester à l’impuissance et à la littérature solitaire. Le rêve nous hante parfois de produire enfin le chef-d’œuvre qui révélera au monde le génie d’une race. Garder nos esprits en santé voilà pour donner au rêve sa meilleure chance. Car, voici bien une présomption de quelque valeur contre toute esthétique individualiste et anarchique que, depuis 5 à 6,000 ans qu’il y a des hommes et qui écrivent, la critique n’ait daigné inscrire au catalogue des œuvres immortelles que celles-là qui respectent l’humanité, c’est-à-dire le sens moral, mais d’abord ce par quoi l’homme est homme : la hiérarchie essentielle des facultés.

L’Action française ne se contente pas de simples mises en garde ; il ne lui suffit point de prêcher l’hygiène intellectuelle. Les sources vives, saines, où assurer la droiture de l’esprit et préparer, du même coup, une action droite, féconde, la revue se fait un devoir de les indiquer. Elle accorde large publicité, par exemple, à un ouvrage sur Saint Thomas d’Aquin (série d’études publiées par le Collège dominicain d’Ottawa, à l’occasion du sixième centenaire de la canonisation du grand docteur), et ce sera pour souligner, du point de vue de l’action, l’opportunité de cette sorte d’œuvres. Je lis, dans la livraison de mai 1924 (XI : 267) :

Nous avons encore à apprendre chez nous le rôle social d’une saine philosophie. Combien d’esprits soi-disant cultivés s’imaginent pouvoir soutenir et enseigner ce qui leur plaît sur une foule de problèmes d’ordre scientifique, économique, social ou national, comme si les doctrines n’avaient aucune répercussion dans les faits.

Pour confirmer ces lignes où je crois me reconnaître, je citais un large extrait de Maritain, alors très lu dans les milieux de jeunesse. Le jeune philosophe y préconise, en effet, comme prémisse à l’action, la restauration de l’intelligence. Rien de stable n’est à espérer, soutient Maritain, que si d’abord l’intelligence n’est restaurée :

… le grand mouvement de renouveau religieux qui se dessine actuellement dans le monde ne sera durable et vraiment efficace que si l’intelligence est restaurée. Si, dans l’ordre des réalisations temporelles de l’agir humain, il y a une politique d’abord justifiée en raison et tout à fait conforme à l’enseignement du Philosophe — absolument parlant, dans l’ordre des hiérarchies essentielles, il faut dire : intelligence d’abord, métaphysique d’abord, théologie d’abord, vérité d’abord ; veritas liberabit vos. Malheur à nous, si nous ne comprenons pas que maintenant comme aux jours de la création du monde, le Verbe est au principe des œuvres de Dieu.

Que L’Action française, revue d’action nationale, ait fortement recommandé l’étude de l’œuvre thomiste, rien donc de plus explicable. Lors de la clôture de l’année jubilaire du sixième centenaire de la canonisation de saint Thomas, à cette question : Quelle sera notre philosophie ?, Hermas Bastien, l’un de nos jeunes collaborateurs, répond : « Ce sera le thomisme, philosophie catholique et universaliste » :

C’est la philosophie éternelle — selon le mot de Leibniz — … qui nous détournera des aventures hasardeuses que nous n’avons pas le loisir de tenter ; qui nous aidera à mettre à la base de nos efforts de survivance la primauté intellectuelle (L’Action française, XIII : 316).

L’année suivante, le Père M.-A. Lamarche, o.p., sous le titre « Pour nos étudiants », présente aux lecteurs de L’Action française, l’édition de poche de la Somme thomiste, alors en cours de publication par la Revue des Jeunes de France (XIV : 303-308).

Au Canada français, le problème intellectuel se posait alors et se pose encore sous un aspect très particulier : l’aspect littéraire. Discuterons-nous ici de l’existence ou de la non-existence d’une littérature canadienne-française ? Laissons ce débat à nos Byzantins qui s’y complaisent éperdument. Tout au plus et puisqu’il faut tenir pour inexistante cette pauvre littérature, y a-t-il lieu de se demander la raison du mépris dont l’on accable ce néant ? D’autres questions surgissent plus pertinentes et, par exemple, la question du contenu, du sujet de l’œuvre littéraire. Au moins par la langue, la littérature canadienne-française relève de la littérature de France. Entre celle-ci et celle-là, quels rapports établir ? La cadette peut-elle prétendre à l’indépendance absolue ? Sinon, et qu’elle ne puisse se passer de béquilles, quel comportement sera le sien devant l’illustre aînée ? N’en sera-t-elle qu’une annexe, une petite colonie ou province dans l’auguste métropole ? Dans les limites mêmes de son autonomie, la littérature canadienne-française ne peut esquiver un autre problème, et celui-ci qu’on pourrait dire de vie intérieure, de concept esthétique. De quelque équivoque, en effet, qu’on l’entoure, une question précise à tout le moins se pose : le littérateur canadien-français optera-t-il pour les thèmes universels ou accordera-t-il sa préférence aux thèmes régionalistes ou canadiens ? En ces termes se posait principalement le problème littéraire ou artistique, au Canada français, il y a trente ans. C’est en ces termes inchangés, hélas, qu’on le pose encore en ce pays où tant de débats, surtout les débats enfantins, pourraient défier les antiques tournois de la sophistique grecque.

Sur ce problème controversé, L’Action française tenta de jeter sa part d’éclaircissement. Elle le fit par la tribune de sa critique littéraire. Cette tribune, on connaît déjà ceux qui l’ont d’ordinaire occupée : d’abord un fin lettré, un homme de goût comme Henri d’Arles, le plus assidu peut-être des collaborateurs, puis un abbé F. Charbonnier, Français d’origine, critique peut-être trop bénisseur qui, un temps, alternera avec Henri d’Arles ; à ces deux-là se joindront deux professeurs de littérature française, à Montréal : Henri Dombrowski ; à Laval : Gaillard de Champris ; et quelques-uns de nos jeunes collaborateurs : Albert Lévesque, Hermas Bastien, Harry Bernard, l’abbé Georges Courchesne, l’abbé Albert Tessier. Le directeur de la revue y va lui-même de fréquentes notes dans le Courrier de la librairie ; parfois aussi il se permet un article. À cette autre tribune, le directeur se garde d’imposer à ses collaborateurs quelque consigne que ce soit. Chacun juge comme il l’entend. Oh ! sans doute, l’on n’appartient pas impunément à une école d’opinion, école d’esprit assez tranché sur toute expression de la vie canadienne-française. Il se peut donc que les critiques de L’Action française aient inconsciemment obéi à des critères inspirés. Ces critères, quels sont-ils ? On les trouvera définis au tome XVIIIe de la revue. C’est au cours de cette enquête de 1927 que, dans un réexamen de nos positions, tente de s’édifier de nouveau la synthèse ou la Somme de notre doctrine. Une littérature, avais-je déjà écrit, doit être consubstantielle au peuple dont elle est l’expression. Point de départ pour le collaborateur qui, en ce volume XVIIIe, expose « Nos doctrines littéraires » ; il en conclut que notre littérature doit être catholique, française, canadienne. Elle sera catholique — et ici l’on me cite — parce que « dans un pays aux croyances si diverses, c’est un devoir de nos esprits de confesser le Christ, l’Évangile et l’Église ; parce que c’est diminuer sa pensée que de la vider de sa substance religieuse, et que c’est mal servir l’Art que de le découronner de la vérité ». Déclaration qui aujourd’hui se pourrait alléger de son dogmatisme. Notre littérature doit être catholique, suffirait-il d’affirmer, et ce, tout simplement pour qu’elle soit réelle, originale, expression authentique d’un peuple de foi. L’écrivain canadien-français qui, dans son œuvre, s’applique et parvient à cacher sa foi ou à s’en dépouiller, m’a toujours fait l’effet d’une conque vidée de sa substance animale. Ce peut être un bel ornement, une potiche à poser sur une corniche, mais qui n’a rien d’un être vivant.

En second lieu, disions-nous, notre littérature serait forcément française. Impossible, pour elle, par conséquent, de rompre son lien ombilical avec la France, destinée à demeurer la « patrie intellectuelle », cette France qui, « depuis des siècles, a donné les plus beaux fruits du génie latin ». Sur ce point, affirmions-nous, la doctrine de L’Action française n’avait jamais varié. Et il faudra, de parti pris, dénaturer notre doctrine pour nous prêter parfois je ne sais quel isolement intellectuel où la pensée canadienne, repliée sur elle-même et satisfaite de ses indigences, aurait nourri le dessein de rompre avec ses racines spirituelles. Attaches solides, affectueuses même à nos racines naturelles qui ne nous empêchaient pas, je l’avoue, de repousser toute forme de colonialisme intellectuel. Française, certes, notre littérature serait aussi et tout autant canadienne. De par sa langue et par certaines hérédités de l’ordre de l’esprit, le Canada français se peut considérer comme une province de France ; du point de vue politique et historique, pareille filiation ou appartenance devient pur contresens. Distinction opportune, bien établie par le Père Ceslas Forest, o.p. :

Il y a trois siècles que le pays agit sur le type français. Établis dans des régions si différentes de la France, en perpétuel contact avec les Anglais, soumis à des conditions de vie absolument nouvelles, il ne se peut pas que nous n’ayons été profondément modifiés…

… Si donc l’âme canadienne est une âme française, elle est une âme française avec des caractères distincts, particuliers, dont on doit tenir compte dans l’organisation de notre vie intellectuelle.

Un type ethnique, historique, existerait donc proprement canadien-français, qui aurait sa façon de penser, de sentir, de se comporter nettement canadienne-française. Mais alors, se pourrait-il qu’une littérature, qu’un art, s’il n’en existe point de cosmopolites, puissent exprimer autre chose que ce type humain en ses comportements originaux, psychologiques et autres ? Il me plaît de rappeler à ce sujet, tant il me paraît juste et opportun, le conseil que donnait à ses jeunes compatriotes, Édouard Montpetit, conseil que je trouve dans L’Action française (XIV : 356) :

Lorsque vous serez en France, restez Canadiens. Faites attention aux deux premiers efforts qui tendent à « désaxer » votre personnalité : l’effort du langage et le besoin d’être à la page. Gardez votre personnalité… Si vous voulez intéresser le Français, il faut absolument que vous restiez Canadiens… Pour intéresser le Français, il faut lui présenter quelque chose de nouveau. Lorsque vous serez en France, vous aurez donc ce souci de conserver votre personnalité canadienne, celle qui a grandi dans le cadre où elle a vécu.

On se sent presque gêné d’avoir à défendre ou à démontrer de si criantes évidences. On l’est à peine moins devant la question du régionalisme, autre thème à chicanes toujours à recommencer au beau pays de Québec. Dans ce même article sur « Nos doctrines littéraires », L’Action française s’exprimait en toute franchise :

Au Canada, y lisait-on, ce seul mot de régionalisme respire une odeur de bataille. Nous avons eu nos ennemis du régionalisme, qui, détestant le mot plutôt que la chose, qu’ils comprenaient d’ailleurs mal, étaient toujours prêts à partir contre lui en campagne… On brouillait tout, tenant le régionalisme pour synonyme de folklore ou d’études de vieilles mœurs canadiennes, comme s’il n’était pas et ne voulait pas être synonyme de littérature canadienne tout court.

L’auteur de l’article exposait, en données précises, le débat. Il avait écrit quelques lignes plus haut :

Disons que chez nous, qui ne sommes pas seulement une province intellectuelle de la France, mais une province séparée, autonome, douée d’une existence nationale qui nous est propre, le régionalisme devient synonyme de littérature nationale.

Tout de même qu’il y a une littérature française, parce qu’essentiellement française et une littérature anglaise ou allemande ou américaine, parce qu’essentiellement anglaise, allemande ou américaine, de même, disions-nous, la littérature canadienne-française sera canadienne-française ou elle ne sera pas. Mise au point plutôt claire. Entre autres gens qu’incorrigibles querelleurs à la normande, elle aurait dû dissiper toute équivoque. Il n’en sera rien. La plupart de nos intellectuels vont continuer de vouer le régionalisme à toutes les gémonies, tout en acclamant des romans aussi régionalistes que ceux de Roger Lemelin et Bonheur d’occasion de Gabrielle Roy. C’est que la plupart de nos critiques, citadins qui n’entendent rien à la vie ou à la poésie rurales, paraissent incapables de ne pas identifier le régionalisme avec le folklorisme ou la littérature campagnarde ou paysanne. Foin pour eux de ces thèmes où il leur semble que l’écrivain régionaliste ne puisse être que médiocre et enfantin. Qu’on nous peigne en revanche la vie ou les personnages d’un faubourg de Montréal et de Québec, et ce n’est plus du régionalisme. Certes, le sujet compte pour quelque chose en littérature et en art. Qui ne sait, d’autre part, ce que peuvent tirer, de la matière la plus simple, ces grands magiciens que sont l’écrivain et l’artiste de race ? L’on a pu se gausser de « l’Heure des vaches ». Mais la question serait bien plutôt de savoir si « l’Heure des vaches » serait vide de poésie, si, pour la chanter, le grand poète, un Frédéric Mistral, nous aurait manqué ? Rien de plus modeste, non plus, ni rien de plus prosaïque apparemment que la vie d’un colon. Qui ne sait néanmoins ce qu’en ont tiré un Louis Hémon, dans Maria Chapdelaine, et un Mgr Félix-Antoine Savard, dans Menaud, maître-draveur et L’Abatis ? Par les mêmes exemples, qui osera prétendre que les thèmes les plus particularistes et les plus nationaux ne puissent s’élever jusqu’à l’universel ? Atteindre en son fond l’homme d’un pays, d’une race, d’un temps, c’est toujours atteindre le tuf humain, c’est dépasser le transitoire et le particulier. Non, le régionalisme, tel que nous l’entendons, n’est pas responsable de la médiocrité de la littérature canadienne-française. Et l’on ne voit pas ce qu’en ces derniers temps, ont gagné nos écrivains et nos artistes à s’efforcer de n’être ni eux-mêmes ni de chez eux : aliénation stupide qui d’ailleurs ne se pratique qu’au Canada français. Le moins que l’on puisse dire des œuvres de la nouvelle génération, à peu d’exceptions près, ne serait-ce point qu’elles manquent affreusement d’originalité, d’âme, de vie ? Temples désaffectés qu’on ne sait à qui dédier si ce n’est au dieu inconnu. Et quel dieu accepterait d’y laisser afficher son nom ?

Le problème économique

Cet autre problème, la jeunesse d’aujourd’hui croit l’avoir découvert. Que n’a-t-elle point découvert, sans compter l’Amérique ? Pourtant, ai-je déjà dit, L’Action française en eut l’obsession, je pourrais presque dire l’angoisse. Peu de livraisons de la revue où elle n’y revienne avec l’insistance d’un leitmotiv. Cette conviction entra tôt dans mon esprit qu’un peuple se flatte vainement d’autonomie politique qui ne possède une certaine autonomie économique. De même, me semblait-il, une culture nationale ne pouvait longtemps s’accommoder d’un régime qui, pour son gagne-pain, fait d’un peuple un serf de l’étranger. Une économie bâtie de travers, avais-je aussi coutume de répéter, ne peut qu’aboutir à une vie collective bâtie elle-même de travers. D’autres notes éparses, dans la revue aussi bien qu’en des articles élaborés, s’inspirent sans ambages de deux ambitions : libérer le Québec de l’assujettissement économique ; et, à cette fin, instruire le peuple, lui enseigner les voies de la libération. Le capitalisme américain, en particulier, avec quelle vigueur on s’appliquera à en signaler les dangereux envahissements. Eh oui, déjà et bien avant les alarmes actuelles de nos gouvernants d’Ottawa, et dans un temps où les alarmistes que nous étions se voyaient accusés de fougue révolutionnaire et de foi naïve au croque-mitaine ! Un mot d’ordre de 1923 porte ce titre : « Secouons le joug ! ». Et le joug, c’est surtout celui de la finance étrangère, soutien dont un jeune État, certes, ne peut se passer, mais qui « ne doit jamais devenir tellement puissant qu’il crée un sur-État économique capable de tenir en laisse l’État politique ». Pour pointer du doigt les menaces de l’envahisseur, le directeur de la revue cueille en route tous les avertissements : celui de Maurice Muret, dans le Crépuscule des nations blanches, dénonciation du cheminement insidieux de l’impérialisme américain dans « un pays pauvre, mal administré, mal exploité, où les capitaux sont rares et les capitalistes timides » (XVI : 47). Il emprunte à un article de Maurice Pernot, dans la Revue des Deux Mondes (15 septembre 1926), à propos de l’Inde et de l’Occident, le témoignage poignant d’un Indien sur le mal fait à son pays par l’impérialisme des Occidentaux :

Qu’est-ce que l’Occident a fait de l’Inde ? un pays riche ; et des Indiens ? un peuple pauvre. Ces richesses qu’on nous oblige à tirer de notre sol, quelle part nous en laisse-t-on ? presque rien… De l’industrialisation brutalement imposée à l’Inde, d’autres ont les profits, nous avons les misères et les hontes… L’Inde n’est pas gouvernée, elle est exploitée.

Avec la même vigueur, L’Action française dénonce la sotte ou criminelle imprévoyance des gouvernants du Québec devant les agissements des nouveaux barons :

On nous répond que des précautions sont prises… Va-t-on comprendre enfin qu’on ne supprime pas un danger par cela seul qu’on le nie ou qu’on dit ne le pas craindre ?

Il fallait en même temps secouer l’opinion, inculquer au peuple la volonté, les vertus de la libération. L’Action française qui ne s’est jamais complue, quoi qu’on dise, dans le négativisme, s’y emploie avec non moins de zèle sur cet autre point : rôle du facteur économique dans la vie nationale, urgence d’une mobilisation des capitaux canadiens-français, sens de la solidarité sur ce terrain comme sur les autres, rôle de l’éducation nationale en cet éveil populaire, tous ces motifs, tous ces moyens d’action sont prêchés, ressassés. En 1927, la conclusion d’un article sur « Industrie et commerce » ponctue ces grosses vérités :

Dans nos écoles de commerce, il est temps… que l’on complète mieux l’enseignement commercial par l’éducation commerciale. Nous avons des défauts de race : manque de ponctualité, de méthode, de franchise avec le client, qui sont au principe de nos échecs. Nous avons tout à apprendre, par exemple, dans l’ordre de la solidarité et de la coopération. Un individualisme imbécile nous tue. Il n’est pas un Canadien français sur cent, et peut-être même sur mille, qui admette une relation quelconque entre l’argent et le devoir national. C’est ce désordre qui doit cesser.

L’année précédente, pour fêter son dixième anniversaire, l’Action française n’a pas cru mieux faire que d’organiser une journée d’étude et autour d’un seul autre sujet : L’éducation économique. L’occasion lui paraissait bonne de lancer un appel tout spécial à notre enseignement. À la veille de cette réunion et pour l’annoncer, Jacques Brassier écrivait :

Le cas n’est pas introuvable, en histoire, de peuples qui, par la petite école, ont révolutionné leur vie. Si la question économique est vraiment chez nous une question nationale et capitale, nous n’avons pas à barlander : il nous faut la résoudre victorieusement.

La réunion eut lieu le 12 décembre 1926, à la Maison des Étudiants, est, rue Sherbrooke. On y vint nombreux : réunion de publicistes, d’éducateurs, de professeurs représentant tous les paliers de l’enseignement. Olivar Asselin, le Père Alexandre Dugré, s.j., exposèrent les principes ou motifs dont aurait à s’inspirer notre éducation économique. Suivirent des commentaires où prirent part le sénateur Belcourt, les abbés Courchesne, Desrosiers, Langlois, celui-ci de Valleyfield, et les visiteurs des Instituts de Frères. Je fis adopter ce vœu :

1o Qu’à tous les degrés de notre enseignement, une éducation économique soit donnée aux écoliers canadiens-français ;

2o Que toutes les autorités préposées à la direction de notre enseignement public cherchent les meilleurs moyens de vulgariser les principes de cette éducation, et surtout le sentiment national dont elle doit s’animer.

En somme, magnifique journée. On se sépare plein d’enthousiasme et de résolution, sans se douter que, chez nous, la ferveur est souvent feu de paille qui dure ce que durent tous les feux de paille : le moment fugitif d’une soirée.

Autour du problème économique, l’action avait été jusqu’alors plus ou moins dispersée. En 1921 la Ligue d’Action française posera un geste plus imposant. Elle organise l’une de ses grandes enquêtes, disons même l’une des premières, et elle la consacre au problème vital. Depuis longtemps le sujet me tenait à cœur. Devenu directeur de la revue en octobre 1920, dès la livraison de ce mois-là (IV : 476), j’annonce l’importante nouvelle :

… l’une des principales attractions de la revue, l’année prochaine, sera bien l’enquête très importante qu’elle va tenir sur le problème économique. Chacun sait avec quelle acuité ce problème se pose chez nous, dans notre province. Il n’est pas un seul de nos intérêts intellectuels ou moraux qui n’y soit lié de quelque façon. C’est ce qui a permis à quelques-uns de nos publicistes, d’écrire parfois, que la question nationale est chez nous une question économique. L’Action française qui ne veut pas faillir à son rôle de revue d’avant-garde, a fait de ce problème le sujet de tous ses articles de tête pour la prochaine année. Pour être assurée de faire œuvre sérieuse et pratique, elle n’a voulu s’adresser, cette fois, qu’à des techniciens qui représenteront chacun une véritable compétence.

On aura remarqué le bout de phrase : « pas un seul de nos intérêts intellectuels ou moraux qui n’y soit lié de quelque façon ». Je ne fais qu’exprimer là l’extrême gravité que le problème prenait en mon esprit. Dans la livraison de novembre suivant, j’écris un compte rendu d’une réunion de nos collaborateurs, réunion tenue le 6 du mois, au Cercle universitaire. Chaque année et pour chacune de nos enquêtes, c’est notre façon de procéder. Donc, ce jour de novembre, après le dîner au Cercle, passent au salon pour une séance de travail : M. Beaudry Leman, de la Banque d’Hochelaga [banque qui allait devenir la Banque Canadienne Nationale], M. Henry Laureys, directeur de l’École des Hautes Études commerciales, MM. Ernest Guimont, Olivar Asselin, Antonio Perrault, Omer Héroux, Georges Pelletier, Léon Lorrain, Anatole Vanier, le Dr Joseph Gauvreau, Louis Hurtubise, Napoléon Lafortune, l’abbé Lionel Groulx. Empêchés de venir au dernier moment, MM. Édouard Montpetit, Émile Miller et le Dr Ernest Gendreau se sont fait excuser.

Pendant trois heures, écrirai-je encore, tous nos sujets de travaux sur le problème économique furent étudiés, retournés, scrutés. Chacun de nos collaborateurs apporta à ce travail l’appoint de sa compétence et surtout une ardente volonté d’être utile, de tracer enfin à nos compatriotes, sur ce difficile et capital problème, un programme précis, réaliste, prometteur de résultats féconds. Tous emportèrent le meilleur souvenir de cette réunion où tant d’idées s’étaient ajustées, clarifiées, où des volontés saines s’étaient coalisées pour une noble entreprise de charité intellectuelle.

À parler vrai, la machine ne s’est pas mise en train sans grincement. La libération économique, dans les années 1920, n’est pas de ces entreprises dont chacun se passionne, surtout dans notre monde des affaires. Pusillanimes dans la conquête de leur liberté économique, les Canadiens l’ont toujours été. Par la faute d’une éducation et d’un enseignement déficients sur ce point, endormis d’ailleurs par leurs politiciens et les plus huppés, je crois bien que, parmi les peuples sous-développés, les vaincus de 1760 sont ceux-là qui portent le plus allégrement leur servage. Ils auraient aujourd’hui même des leçons à prendre des petits Noirs d’Afrique. Mais pusillanimes, combien ne l’étaient-ils point, il y a trente ans ! Certes, pour cette enquête de 1921, il m’a fallu rassurer beaucoup de timidités. L’enquête n’allait-elle pas éveiller les méfiances de la finance anglaise ? Et que diraient les gouvernants, les politiciens, ces piliers de l’économie libérale, rappelés au sens de leurs responsabilités ? Heureusement, dans cette remarquable réunion de collaborateurs, comme rarement il s’en est vu, les esprits courageux, décidés, ont par leur nombre équilibré les peureux. Après trois heures de discussions, tous ont fini par se sentir du courage ; et comme il arrive presque toujours en pareille occurrence, c’est tout juste si les plus craintifs ne se crurent point les initiateurs de l’enquête. Du même coup, il a fallu aussi rassurer les « intégristes » : ceux-là qui volontiers confondent tant de choses, n’entendent pas, sans alarme, à l’époque, ces appels à la conquête de la puissance de l’argent, ou du moins, de certaines formes de la richesse. Enrichir notre peuple, disent-ils et presque en se signant, n’est-ce pas le matérialiser, fausser sa vocation spirituelle ?

J’ai écrit l’article-manifeste et l’article-conclusion de l’enquête. On les trouvera dans mon volume : Directives. Incapable de jamais relire mes textes sans y jouer du crayon, je me suis permis, en ce volume, quelques retouches. Je n’ai rien altéré de ma pensée. Encore cette fois, qu’on me pardonne de me citer un peu longuement. Il importe que l’on sache, ce me semble, quelles anxiétés nous avaient amenés à poser le problème et quelles méfiances nous avons dû affronter. Voici d’abord, pour les « intégristes » :

Les enseignements de l’histoire nous prêchent à coup sûr la circonspection. Presque toujours, la richesse, l’opulence furent, pour les peuples, des germes de mort. Notre idéalisme latin pourrait-il ne pas redouter le prochain avenir, quand déjà toutes les puissances de la civilisation ambiante ne nous inclinent que trop au culte des forces matérielles ? Tous les jours, le spectacle lamentable ne s’offre-t-il point à nos yeux de beaucoup trop de nos compatriotes pour qui l’avènement à la fortune s’est accompagné d’une décadence familiale et d’un reniement total ou partiel de l’idéal catholique et français ?

D’autre part, nous ne pouvons échapper à ces faits impérieux : la guerre économique existe : elle se déroule sur tous les points du monde. Elle ne connaît ni les trêves, ni les armistices. Elle se fait au milieu de nous ; elle se fait contre nous. Chaque fois qu’une partie de notre patrimoine nous échappe ; chaque fois que, mal administré, les rendements en subissent des baisses ; chaque fois que le sol québécois fructifie pour d’autres que pour nous ; que nos épargnes, nos capitaux, s’en vont vers des réservoirs qui se déversent ensuite à l’étranger ; chaque fois que nous nous laissons devancer par des rivaux ; que, sous la concurrence ennemie, succombe une de nos institutions ; chaque fois ce sont des batailles que nous perdons. À parler franc, la guerre économique s’annonce, chez nous, plus serrée, plus brutale que jamais. « On peut dire, écrivait un jour le géographe Reclus, que le développement de l’humanité est inscrit d’avance, en caractères grandioses, sur les plateaux, les vallées et les rivages de nos continents. » Ces caractères grandioses n’échappent point d’ordinaire aux grands aventuriers du capitalisme. Notre province a trop de richesses et de trop belles ; vers elle les grandes convoitises se sont tournées. Le problème n’est plus de savoir si ces ressources seront exploitées, mais si elles le seront par nous et pour nous, ou par des étrangers et contre nous. D’ailleurs l’alternative se pose à peine : la bataille est déjà engagée ; des positions sont déjà perdues ; nous avons à nous défendre contre la puissance abominable de l’or qu’aucun principe ne domine, qu’aucun pouvoir ne veut maintenir dans ses limites. Le seul choix qui nous reste est celui-ci : ou redevenir les maîtres chez nous ; ou nous résigner à jamais aux destinées d’un peuple de serfs.

On l’a vu toutefois, les « intégristes » n’étaient pas les seuls adversaires à écarter. Nous avons besoin, continuai-je, de « libérer nos esprits » de quelques autres « idéologies fausses et dangereuses » :

C’est encore chez nous que l’on va disant et répétant que les affaires n’ont rien à voir avec le patriotisme, cependant que, sur tous les terrains de la lutte économique, sévit contre nous le patriotisme des affaires. De même, qui dira jusqu’à quel point les erreurs de l’économie libérale, la théorie funeste du laisser-faire, du laisser-passer, ne dominent plus l’esprit de nos dirigeants ? L’on pense et l’on continue de se comporter comme si quelque parcelle des activités humaines pouvait échapper aux lois souveraines de l’ordre moral et comme si, dans l’ordre économique, l’État fût délié de ses obligations de surveillant et de définiteur du droit.

Et l’on écrivait ces choses en 1921 !

L’enquête voulait être vaste, complète. Elle prétendait bien s’attaquer à tous les aspects de notre vie économique. Ainsi en témoigne la liste des sujets abordés :

Le problème économique
Édouard Montpetit : L’indépendance économique des Canadiens français
Antonio Perrault : L’aspect moral
Olivar Asselin : Les lacunes de notre organisation économique
Émile Miller : Notre avoir économique
Anatole Vanier : Le facteur agricole
Georges Pelletier : Notre industrie
Léon Lorrain : Le commerce canadien-français
Beaudry Leman : Les institutions de crédit
Henry Laureys : Notre enseignement commercial et technique
Omer Héroux : Assurances et mutualités
J.-Ernest Gendreau : Le problème économique et l’enseignement scientifique supérieur
Lionel Groulx : Conclusion de l’enquête
(L’Action française, vol. V-VI)

Je n’ai nulle intention d’analyser ni de résumer ces travaux. J’en indique simplement la série à ceux de la jeune génération, bien persuadés que le monde a commencé de tourner avec eux et qu’il leur a été imposé de tout recommencer à zéro. Peut-être soupçonneront-ils qu’à tout prendre leurs devanciers ont porté parfois en tête des idées suffisamment hardies et qu’ils ne se sont pas nourris exclusivement d’ « agriculturisme ». Voici un autre extrait de mon article-manifeste :

Il nous a fallu partir de ce point que les Canadiens français doivent être les maîtres au moins dans leur province et que, sous peine d’être à jamais une race ancillaire, ou de renoncer, comme personnalité ethnique, à la propriété d’un territoire, ils ne peuvent abandonner à d’autres l’administration de leur sol et de ses richesses. Le droit de la conquête, pensons-nous, ne saurait s’étendre jusqu’à l’ordre économique. Sur ce sol qui fut pendant trois cents ans la propriété de leurs pères, les Canadiens français gardent, à tout le moins, un droit d’aînesse. En conséquence le territoire du Québec ne peut être considéré comme un territoire vacant, ouvert à l’enchère cosmopolite, mais un territoire déjà marqué d’un titre de possession et destiné à fructifier pour une race française.

Nullement opposé à la collaboration du capital étranger, pourvu qu’il s’agît d’une collaboration conditionnée, j’ajoutais :

Car enfin si nous avons gardé intacte l’armature de notre état social, si nos ancêtres nous ont légué un admirable héritage de vertus et si notre main-d’œuvre et nos organisations ouvrières offrent les plus hautes garanties de moralité, il y a lieu de penser que ce n’est pas uniquement pour édifier la fortune des autres.

Puis, délibérément, je revenais une fois de plus à la « hiérarchie des problèmes », hiérarchie dont l’Action française, en toutes ses initiatives, s’était fait une règle inviolable. L’un de nos directeurs, Antonio Perrault, allait, du reste, indiquer nettement le rôle de notre effort économique dans l’ensemble de nos intérêts supérieurs, intellectuels et moraux. Si j’y reviens, c’est que les craintes des « intégristes », mises en éveil, me l’imposaient. Il y a de ces prudences qui ne sont jamais trop prudentes :

En définitive, disais-je donc, à quoi nous servirait d’être les vainqueurs de la lutte économique, si nous devions être les vaincus de la richesse ?

 

Ici se présente le problème classique. Un peuple qui veut aspirer aux plus hautes formes de la vie, doit assurément se pourvoir d’une certaine somme de bien-être matériel. Mais comment empêcher que l’Économique ne finisse par dominer trop entièrement la vie nationale ?

« L’Action française, prenais-je encore la peine de préciser, n’adresse point à nos compatriotes un appel à la constitution des grandes fortunes. » Ce qu’elle souhaite obtenir, c’est un « effort collectif et ordonné, un appel à chacun de faire tout son devoir à son poste, une invite à la collaboration de tous les facteurs pour le triomphe de l’indépendance commune et pour l’acquisition du bien-être par chacun ». Puis, pour finir, j’invoquais la nécessité d’une fonction directrice au début de l’ère qui, espérions-nous, allait s’ouvrir :

À tous les tournants de son passé, notre peuple aura eu besoin d’être éclairé. À ce moment-ci de son évolution, il importera, comme toujours, qu’il soit guidé dans l’organisation de sa vie. Toujours, pour citer quelques lignes de M. Robert Vallery-Radot, « une nation même catholique aura besoin qu’on lui montre une destinée qui dépasse le boire, le manger, l’hygiène, le charbon, la mécanique et tous les désirs médiocres, au milieu desquels notre démocratie voudrait enfermer tout l’horizon de l’homme ». Nul peuple ne peut cesser de croire que la civilisation s’exprime avant tout dans les monuments intellectuels, dans la pureté et la gravité des mœurs, dans les harmonies d’une justice et d’une charité supérieures. Oui, jusqu’à la fin il restera nécessaire de proclamer qu’un peuple perd sa peine et son existence qui cesse d’être le peuple de sa vocation, l’exécuteur de la pensée divine sur lui. Aux constructeurs de notre avenir matériel de ne point perdre de vue le caractère essentiellement pratique de ces hautes vérités.

Oh ! sans doute, précautions qui, aujourd’hui, paraissent bien méticuleuses et prêtent à sourire. Elles sont de leur temps et elles soulignent du même coup, ce me semble, la hardiesse de ces nouvelles consignes. Directeur de la revue et directeur de l’enquête, il m’incombe d’en écrire la conclusion. Je m’exécute dans la livraison de décembre 1921. Et je le fais de Paris, où, comme l’on sait, je suis alors en voyage de recherches aux archives de France. De nouveau, je signale l’importance de cette étude sur l’un de nos problèmes capitaux, étude la plus cohérente, m’a-t-il paru, depuis L’Indépendance économique du Canada français d’Errol Bouchette. Puis je souligne quelques observations réconfortantes, relevées ici et là par nos collaborateurs : absence d’obstacles ou d’insuffisances insurmontables dans la solution du problème ; point, en tout cas, du côté de la nature, encore qu’il faille se défendre d’un déterminisme trop absolu de la géographie ; point d’insuffisances, non plus, du côté du facteur humain, c’est-à-dire de nos hérédités françaises, l’esprit français, de par son « élégante solidité », étant « capable autant que tout autre de s’intéresser aux choses positives et de vaincre les réalités », avait écrit Antonio Perrault ; nulle nécessité, par conséquent, appuyait Henry Laureys, de pétrir l’esprit de notre jeunesse à l’anglaise, pour la rendre plus apte au succès en affaires ; point d’insuffisances irréparables enfin dans le « capital-médiat », ou le capital-espèces, estimé par Georges Pelletier et Édouard Montpetit au demi-milliard et même au milliard et plus. Dans le commerce, selon Léon Lorrain, nos réalisations se révélaient même étonnantes, compte tenu du point de départ, c’est-à-dire de la dévastation de 1760 et de la banqueroute de Louis XV. Où donc discerner les faiblesses et les lacunes ? On les disait de l’ordre idéologique ou psychologique. Les Canadiens français manqueraient de confiance en eux-mêmes ; ils ignoreraient tout de la solidarité dans le domaine économique ; il leur manquerait d’attacher une valeur nationale à l’argent, aux affaires. De là, chez eux, une cloison étanche entre l’activité économique et les autres compartiments de leur vie morale et sociale. De là encore, une épargne, des capitaux qui ne fructifiaient pas assez pour leur collectivité et qui souvent même fructifiaient contre elle. De là, enfin, dans la bouche des plus « empanachés » de nos hommes de finance, cette formule chargée de commodes équivoques : « Ne mêlons pas le patriotisme et les affaires ».

Quelques symptômes récents, certains revirements d’opinion me paraissaient néanmoins dignes de mention. Par exemple, en matière politique et économique, l’appel à la solidarité canadienne-française, propos considéré pendant si longtemps comme « à peu près immoral ». « Nous seuls, appuyais-je… avions le droit et le devoir d’être désunis et de laisser opérer contre nous la solidarité des autres » ; puis — et c’est encore du nouveau — le danger signalé par un homme comme M. Beaudry Leman, « de faire trop grande, sur nos marchés et dans nos entreprises, la part du capital étranger ».

Plusieurs collaborateurs de l’enquête, entre autres, Antonio Perrault, ont rappelé, ai-je dit, les normes de toute économie orthodoxe. J’en profitai pour y insister, à mon tour, m’adressant à la jeunesse :

Elle devra se souvenir… qu’une dépendance existe entre les divers facteurs du progrès. Une richesse n’est pas une richesse par cela seul qu’elle l’est en elle-même ; il faut qu’en plus elle représente un élément de l’équilibre économique, lequel n’est souvent à son tour qu’un élément de l’équilibre moral et social… Croyons-en surtout notre foi. Si le catholicisme reste pour nous ce qu’il doit être, si nous l’acceptons loyalement dans sa vérité, il nous indique selon quelle discipline, dans quelle hiérarchie des valeurs, doit se construire la cité terrestre. Et de la part d’une élite de croyants, ce serait un étrange illogisme de ne pas admettre ces directives du catholicisme et une insouciance encore plus étrange de ne pas les vivre.

À la jeunesse encore, je rappelle aussi fortement que possible l’œuvre d’éducation populaire qui lui incombe : persuader le peuple que la pratique de la solidarité sur le terrain économique, tout aussi bien que la moralité attachée au travail et à l’argent, ne sont pas « question où chacun soit libre de se comporter à sa guise, au gré de ses fantaisies et de ses intérêts égoïstes », mais qu’il y a là un rigoureux « devoir de justice sociale, s’il est vrai que chaque citoyen doit concourir au bien commun de la société et que la société a le droit de recevoir pour ce qu’elle a donné ».

Enfin, avait-on dit, le mal était surtout d’ordre idéologique. J’en appelle donc, en mes dernières conclusions, à des remèdes du même ordre :

Les grands mouvements des collectivités sont généralement provoqués et soutenus par des causes de l’ordre idéal, par une pensée supérieure qui rallie les fins secondaires.

Dans leur Géographie de l’Histoire, Jean Brunhes et Camille Vallaux donnent un nom à ces « impulsions immatérielles ». Ils y discernent divers éléments : « cohésion d’une nationalité qui naît ou qui se défend, orgueil d’un peuple qui fait son histoire ou qui veut faire son histoire, puissance traditionnelle d’un sentiment impérieux du devoir, zèle apostolique pour le triomphe d’une foi ».

Combien de ces poussées idéales, si ce n’est toutes, appuyais-je, auraient besoin de soulever, à l’heure actuelle, nos volontés ?

Puisque, en effet, nous avions surtout péché par « indifférentisme national », déformation de notre patriotisme français, conséquence du fédéralisme tel que pratiqué depuis 1867 ; puisque nos gouvernements en étaient venus, « par incapacité » ou « imprévoyance criminelle », à traiter le Québec ainsi que l’un ou l’autre des territoires de l’Ouest offerts aux « vagues de l’immigration cosmopolite », le remède premier et le plus urgent, n’était-ce point de « nous entendre, une bonne fois pour toutes, sur le caractère politique et national du Québec » ? Je précise, et ceci était écrit en 1921 :

Mis à l’enchère publique, tout comme les plaines de l’Ouest canadien, notre territoire fut vendu aux plus hauts prenants, sans le moindre souci des droits des nationaux. Le domaine national, le capital d’exploitation, n’ont jamais eu, pour nos gouvernants, de nationalité, pour cette raison qu’en leur esprit, l’État n’en avait point. Eh bien, nous disons que cette incroyable aberration doit prendre fin.


M. l’abbé Lionel Groulx dans son bureau de l’Action française, en 1925


Henri Bourassa, député et fondateur du Devoir

Donc autre tâche pour la jeunesse : faire admettre, en hauts lieux, « que l’être ethnique de l’État québecois est depuis longtemps irrévocablement fixé ». Légitime prétention dont j’énonce les fondements historiques pour m’arrêter à cet ultime appel :

Cette vérité suprême, il faut la replacer en haut pour qu’elle gouverne chez nous l’ordre économique, comme on admet spontanément qu’elle doive gouverner les autres fonctions de notre vie. Oui, disons une fois pour toutes que nous cesserons de penser en vaincus et en conquis. Ensemble nous élèverons nos pensées vers la réalité de la patrie ; cette idée maîtresse mettra de l’ordre et de la puissance dans notre action. Elle nous rendra le noble sentiment de respect que nous nous devons à nous-mêmes ; mieux que tous les discours, au rôle de maçons et de mercenaires, elle nous fera préférer celui d’architectes et de constructeurs. Dans notre maison nous ferons enfin autre chose que préparer à un rival le repas du lion.

Que sortirait-il de cette laborieuse enquête ? Cette semence d’idées tomberait-elle, comme tant d’autres, sur le roc désolé, pour y être mangée par les paresseux oiseaux de la routine et de l’inertie ? L’enquête n’a point produit de miracles. Georges Pelletier avait souhaité un Comité de direction et d’études économiques pour les fins du commerce et de l’industrie. Et j’avais émis l’opinion que l’action de ce comité aurait à couvrir plus large champ. L’enquête éveille cependant quelques échos. La Chambre de Commerce de Montréal qui, en ce temps-là, quitte rarement le balcon de Sirius, daigne s’apercevoir de ce qui s’écrit à L’Action française. La livraison d’octobre 1921 de la revue nous apprend que, sur proposition de M. Aimé Parent, appuyé de M. Alfred Lambert, président, la Chambre décide d’exprimer sa gratitude et ses félicitations à L’Action française pour la vaste enquête qu’elle poursuit « sur la situation économique du Canada français ». M. F.-E. Fontaine veut même ajouter que la revue « gagnerait à se faire connaître davantage des hommes d’affaires » (VI : 635). Mais voici des manifestations plus intéressantes et plus pratiques. La question économique est dans l’air. Précisément, en 1921, l’ACJC décide d’étudier à son congrès de cet été-là, Le problème industriel du Canada français, étude qui sera mise en volume l’année suivante. En 1927, quelques cercles de la même Association continuent de s’occuper du problème économique. La même année, Le Progrès du Saguenay lance, à son tour, une « Enquête économique provinciale » (L’Action française, XVIII : 242). Après le relevé de ces faits consolants, je ne pouvais m’empêcher d’écrire :

Qui nous reprocherait, après cela, de donner au problème économique trop d’importance ou de lui conférer trop de dignité ? Sans doute le matériel n’est pas tout ; mais il faut voir ce qu’il soutient. La lambourde a moins de dignité que la cheminée dans la maison. Mais que deviendra la maison si l’on laisse scier la lambourde ?

Neuf ans plus tard, dans un article spécial à L’Action canadienne-française (XX : 334-344), Édouard Montpetit préconisera la fondation urgente d’ « Un conseil national économique », sans plus de succès que Georges Pelletier.

L’intervention la plus importante serait celle de la Semaine sociale du Canada, en ses assises à Saint-Hyacinthe en 1928. Elle abordait, en son ampleur, « Le problème économique ». De l’énergique conférence d’Olivar Asselin : « L’industrie dans l’économie du Canada français », je note que, lui aussi, revient sur l’opportune fondation d’un Conseil supérieur d’études économiques. Et lui aussi termine par un appel à l’action immédiate :

Bref et pour tout dire, parlons moins et agissons plus. Montrons qu’après cent soixante-quinze ans de glissements successifs, parfois imperceptibles, vers un état d’infériorité que l’abandon de toutes nos richesses naturelles à l’étranger menace de rendre irrémédiable, nous avons au moins acquis ce qui nous a si lamentablement fait défaut dans le passé : l’instinct de conservation.

On ne saurait donc reprocher aux hommes de ma génération d’être passés à côté du problème économique sans le voir. Ils n’ont pas dit ni écrit, sans doute, que la Conquête anglaise nous a cassé les reins et pour jamais. On niera difficilement, en revanche, qu’ayant vu le problème, ils n’en aient pas discerné l’extrême gravité. Ils ne l’ont pas cru non plus insoluble. Ils ont tâché d’indiquer les moyens d’en sortir. Pouvaient-ils faire autre chose ? Est-ce la faute de l’Action française si, depuis son enquête, la situation est encore au même point qu’en 1921 ? Qui a manqué de persévérance ? Et pourquoi en politique, en éducation, en propagande d’opinion, rien n’a-t-il été fait de ce qui aurait dû être fait ? Eh oui ! je viens de relire ces réflexions sur notre problème économique. Et l’on comprendra qu’elles me laissent songeur. Cette enquête eut lieu il y a trente ans[NdÉ 2]. Tout reste à reprendre, à faire. Ce chapitre aurait dû se donner pour titre : « Au temps du char mérovingien » ; ou encore : « Avant l’accélération de l’histoire » ; ou encore : « Quand l’histoire allait à pied, ni en auto ni en avion » ; ou enfin : « Quand l’avion de l’histoire ne défonçait pas le son ». Que la vie, sa vie propre, repassée après trente ou quarante ans, enseigne l’humilité ! Et que la vie d’un peuple est petite chose qui se laisse gouverner par ces ânes que sont, en général, les politiciens canadiens-français, complices de la finance anglo-américaine, pour le seul et noble souci de bourrer leurs poches et de se faire réélire.

Le problème politique

Nous en étions aux enquêtes sensationnelles. L’enquête sur le problème économique n’a pas encore pris fin que déjà la Ligue en préparait une autre qui fera davantage aller les langues : enquête, cette fois, sur « Notre avenir politique ». Entre les deux Anatole Vanier voudra souligner la liaison logique. En 1927, je crois, l’Action française fêtait le dixième anniversaire de sa revue. Ce jour-là, l’ami Vanier citait un long passage de la fin de mon article-conclusion de l’enquête économique, celui où je prêchais la nécessité d’une reconnaissance « en théorie comme en pratique » du Québec à titre d’État français. « Vérité, avais-je écrit, qu’il faut replacer en haut pour qu’elle gouverne chez nous l’ordre économique, comme on admet spontanément qu’elle doive gouverner les autres fonctions de notre vie. » « Ne voit-on pas venir l’enquête de 1922 sur notre avenir politique ? » avait conclu Anatole Vanier. En fait, et j’en assume toute la responsabilité, j’avais lancé l’idée de cette autre enquête et j’en avais dressé le plan avant mon départ pour Paris, au printemps de 1921. On en trouvera, du reste, l’aveu dans mon article-conclusion. Le 13 juin 1921, j’adressais à chacun de nos collaborateurs, un exposé schématique des divers sujets et je les convoquais à une réunion d’étude au Cercle universitaire de Montréal. Du reste, je vois qu’Antonio Perrault m’écrit de Montréal, le 11 octobre 1921 :

Nous préparons l’enquête sur « l’Avenir politique du Canada ». Pour ma part je m’en tiens à la division que vous aviez faite dès le début. Je laisserais les 2 premiers articles tels que vous les aviez conçus : le 1er touchant l’évolution historique, le 2e rappelant la légitimité pour un peuple de la marche vers l’indépendance. Pour mettre à l’aise celui qui écrira ce 2e article, je lui demanderais de traiter le sujet du point de vue philosophique, sans trop de précisions quant à notre cas particulier.

Dernière précaution nullement superflue. Encore plus que la précédente, l’enquête de 1922 aura le don d’effrayer les timorés. L’on assistera même à des dérobades étonnantes. L’abbé Curotte qui a d’abord accepté d’écrire le 2e article décline l’honneur. Et il faut le remplacer par l’abbé Arthur Robert du Séminaire de Québec. La défection la plus surprenante sera celle d’Olivar Asselin qui, m’écrit Perrault, « après avoir poussé sur nous pour tenir cette enquête, refuse de faire l’article promis sur les obstacles d’ordre économique. Il me donne, dans sa lettre, comme unique raison de son refus tardif, que “lui aussi devient prudent”. » Enfin la revue réussit à mettre en ligne une liste intéressante de collaborateurs. Je transcris leurs noms et le sujet d’article pour chacun :

Notre avenir politique
La direction [Abbé Lionel Groulx] : Notre avenir politique
Abbé Arthur Robert : Aspirations du Canada français : fondement philosophique
Louis-D. Durand : La croisée des chemins
Abbé Philippe Perrier : L’État français et sa valeur d’idéal pour nous
Émile Bruchési : L’État français et l’Amérique latine
Anatole Vanier : L’État français et les États-Unis
J.-M.-Rodrigue Villeneuve, o.m.i. : Et nos frères de la dispersion ?
Georges Pelletier : Les obstacles économiques à l’indépendance du Canada français
Marie-Ceslas Forest, o.p. : La préparation intellectuelle
Joseph Bruchard [Alexandre Dugré, s.j.] : Le Canada français et les étrangers
Antonio Perrault : Le sens national
Abbé Lionel Groulx : Conclusion
(L’Action française, vol. VII-VIII)

Quels motifs m’ont déterminé à jeter mes collègues de la Ligue dans l’étude d’un si grave problème ? Il ne peut m’échapper que je risque de soulever dans le public des remous de toute sorte. À l’occasion d’un retour sur les premières enquêtes de l’Action française, Anatole Vanier attribue les deux fins que voici à celle de 1922 : « coordination de nos forces nationales, fixation dans les esprits d’un concept politique qui pourrait devenir infiniment précieux dans l’hypothèse d’une dislocation brusque du régime actuel ». Qu’était-ce sinon assigner à l’enquête sur notre avenir politique un premier souci d’ordre général et idéologique, mais aussi un second de brûlante actualité. L’ami Vanier a vu juste. Un souci m’obsède alors qu’en ma conclusion de l’enquête sur le problème économique j’ai laissé plus qu’entrevoir : recherche passionnée d’une idée-force, d’un idéal organisateur qui puisse éveiller tout de bon notre peuple, rallier ses énergies pour un effort de survie victorieuse. Cette idée-force, je crus l’avoir trouvée dans l’idéal des ancêtres, survivance de l’ancien et du nouveau régime. Seuls en leur portion de l’Amérique du Nord, ou à tout le moins majorité dominante de 1760 à 1850, n’avaient-ils pas cru possible l’existence d’une « nation canadienne » dans un État canadien et français ? En outre j’étais frappé et de plus en plus alarmé de l’anémie croissante du sentiment national au cœur des Canadiens français. Cette anémie, la Confédération de 1867 l’avait, à mon avis, singulièrement aggravée, par l’introduction, dans l’esprit du peuple, d’un double patriotisme : le patriotisme canadien et le patriotisme canadien-français. Dualité malsaine qui n’allait profiter, en définitive, qu’au concept trompeur du « canadianisme tout court », mal, ambiguïté qu’avaient encore aggravés les molles attitudes de nos politiciens et une éducation nationale effroyablement inexistante. J’ai cru un temps, je l’avoue avec candeur, que l’établissement de l’État fédératif de 1867 et l’avènement d’un Québec remis en possession de sa personnalité politique et nationale auraient pu s’accompagner d’une véritable renaissance de la nationalité canadienne-française. D’ordinaire un peuple ne reconquiert pas pour rien son autonomie politique. J’avais compté sans la faiblesse et la sottise des hommes. Vers 1920 la Confédération ne me paraissait plus, pour mes compatriotes, qu’un déplorable et dangereux avortement. Mes écrits, mes discours témoignent amèrement en ce sens. L’amertume, la désillusion ne feront que s’accroître. À trente ans de distance, je ne puis pas ne pas être frappé de l’actualité continue de nos déceptions et de nos griefs. Déception d’abord, de la part des hommes, les nôtres, nos représentants à Ottawa ; déception des partis politiques. Je constate, par la revue (XVI : 54, 65, 96, 124, 365), qu’il faut rappeler aux organisations électorales, une obligation aussi élémentaire que celle d’élire, dans les comtés où nous sommes le nombre, des députés qui soient nôtres. Opportune et juste consigne qui a pourtant l’heur de déplaire à la plupart de nos politiques au petit pied. J’écris, en effet, c’est en 1926 :

Les profiteurs de la politique diront encore que c’est là faire montre d’étroit provincialisme. Il ne faut tout de même pas oublier cette vérité première que la Confédération canadienne est une alliance et non une fusion de provinces ; puis qu’au parlement fédéral, chaque député est élu par des électeurs de sa province et qu’il y représente les intérêts de sa province, tout autant pour le moins que les intérêts généraux de la Puissance. En outre, les députés canadiens-français sont les seuls qui, au parlement fédéral, aient à protéger des intérêts (droits religieux et scolaires des minorités catholiques et françaises ; droits de leur langue, législation sociale), — intérêts dont l’importance morale dépasse de beaucoup tout autre intérêt politique ou économique.

En ces conditions, le mot n’est pas trop fort quand nous disons que diminuer volontairement nos effectifs à Ottawa, c’est trahir. Des étrangers peuvent devenir de précieux alliés ; mais pour trouver de bons alliés, il faut d’abord représenter une force…

Cessons de commettre des générosités que personne ne nous rend et qui n’ont que le mérite de nous rendre ridicules aux yeux des autres groupes si empressés à prendre tout ce qui leur appartient… (XVI : 96).

La même année, j’adresse, dans la revue, à nos représentants au parlement d’Ottawa, des admonestations qui témoignent, elles aussi, de nos désenchantements :

C’est à force d’intelligence, de dévouement, de luttes, que les nations conservent leur caractère distinctif… Les Canadiens ont vérifié, à leurs dépens, la justesse de cette observation. La liberté se prend ; elle se garde… (XVI : 65).

La race espère que les sièges occupés par ses délégués ne sont pas des fauteuils vides, ni des causeuses, ni des chaises longues, ni des tabourets pour les bons petits garçons bien obéissants. Imitons ces loups de l’Ouest, qui font peu de discours, mais qui savent ce qu’ils veulent et qui l’arrachent… (ibid., 365).

Toujours obsédée par les mêmes soucis politiques, L’Action française cite une longue page d’une brochure d’Olivar Asselin où le journaliste en tient — eh oui, en ce temps-là — pour le bloc québecois au parlement fédéral. Le journaliste, on pourra le voir, définit du même coup le rôle du gouvernement de Québec dans la vie du Canada français, ainsi que le pourraient faire les jeunes théoriciens d’aujourd’hui :

M. Laurier disparu, avertit Asselin, il incombe aux chefs de la race de faire renaître en matière de relations ethniques, avec les modifications nécessaires, la politique de Lafontaine et, si l’on veut, de Cartier… Pour une race comme la nôtre, qui peut trouver, dans le gouvernement provincial, à la seule condition de les y chercher, toutes les garanties d’une vie nationale autonome, l’isolement vaut mieux qu’une mauvaise alliance, et d’ailleurs l’isolement temporaire, qui peut toujours prendre fin par les multiples jeux de la politique, et l’isolement définitif, sont deux choses. En troisième lieu l’isolement, que les profiteurs de la politique s’appliquent à nous présenter comme un suicide, mais aussi comme un acte d’hostilité envers nos concitoyens anglais, n’a rien d’une politique agressive, s’il est clair que nous y cherchons uniquement la sauvegarde de notre dignité, que nous entendons d’ailleurs en profiter pour faire sur nous-mêmes, en vue d’une loyale réconciliation toujours désirable, un de ces retours nécessaires aux nationalités comme aux individus après les périodes de luttes ardentes, et que nous ne demandons qu’à y mettre fin dès que la vie commune sera redevenue possible. Voilà les principes qui devront nous inspirer désormais dans nos relations avec le Canada anglais. Il y a chez nous des gens qui s’épouvantent à la pensée de ce que demain nous apportera. Je crois au contraire qu’il n’est jamais mauvais de prendre contact avec la réalité (XVI : 128).

Voilà sûrement, en quelques lignes, une bonne once d’illusions mêlées de grains de naïveté, de la part d’un esprit pourtant vif et pénétrant. Les Canadiens français n’en étaient plus au temps de Cartier ni de LaFontaine. Le lauriérisme avait fait son œuvre de désintégration, œuvre funeste que le réveil nationaliste n’avait qu’incomplètement enrayée. Le centralisme politique, toujours en cheminement souterrain depuis 1867, réapparaissait à la surface et les Canadiens français n’étaient pas rares qui pactisaient avec la dangereuse hérésie. Déjà il nous fallait dénoncer la théorie du « canadianisme tout court ». Je le faisais dans la revue d’avril 1927 et, en riposte à un nul autre personnage que le président du Pacifique-Canadien d’alors, M. Beatty. De l’avis de ce Monsieur, qui parlait, ce jour-là, devant le Young Men’s Canadian Club de Montréal, « le patriotisme n’implique point de préfixe ». Au Canada, et selon D’Arcy McGee appelé à la rescousse par l’orateur, l’on ne saurait concevoir qu’une nationalité canadienne, ni canadienne-irlandaise, ni canadienne-britannique, ni canadienne-française, mais simplement canadienne. Fini le sectionnalisme ! « Et c’est ce pourquoi l’on doit se préparer à combattre jusqu’à la mort. » M. le président du Pacifique, on le voit, n’y allait pas de main morte :

Point de « sectionnalisme », c’est bientôt dit, répliquai-je à cet homme qui jusqu’alors avait réputation de parler bon sens. Si l’on veut marquer par là que, dans l’ordre économique, politique ou national, aucune province ou aucune race ne doit pratiquer l’égoïsme à ce point qu’elle oublie les autres parties de la Puissance et veuille tirer à soi ou toute la couverture ou plus que sa part de couverture, nous sommes tous d’accord. Mais si l’on entend condamner tout « sectionnalisme » de province ou de nationalité, nous crions : halte-là ! Car enfin ce sont les principes mêmes de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique que l’on remet en question. Le Canada est-il, oui ou non, un État unitaire ou une fédération de provinces ? Ce que les « Pères » ont ratifié en 1867, est-ce la fusion ou l’alliance de deux races au Canada ? Si le Canada est une fédération de provinces, il y a donc un « sectionnalisme » de province, contre lequel il est illégitime de protester. S’il doit y avoir, en ce pays, deux races alliées, et non deux races fusionnées, il y a donc, quoi que l’on fasse, des Canadiens anglais et des Canadiens français. Et voilà encore un « sectionnalisme » auquel on ferait bien de ne pas toucher. Qu’on se tienne pour averti : il y a des « préfixes » qu’on n’effacera pas sans ébranler les fondements mêmes de la Confédération. S’il ne doit y avoir que des Canadiens sans « préfixe », M. Beatty serait bien aimable de nous dire de quelle race ils seraient et quelle langue ils parleraient. Nous l’avons déjà dit : le canadianisme tout court n’est admissible qu’au point de vue politique ; il ne saurait l’être au point de vue national. On ne changera pas ce qui est et ce qui entend demeurer tel : il y a deux nationalités au Canada, et les Canadiens français ont pour le moins autant envie de durer que leurs compatriotes anglo-saxons.

Il y a beaucoup d’orateurs, par le temps qui court, qui nous prêchent l’ « unité nationale » dans l’oubli du « provincialisme » et des « affections de race »… Nous ne voulons pas plus de l’union législative et de la fusion des races que nos pères ne la voulaient, il y a soixante ans… (XVII : 270-271).

Le prêche de M. Beatty, Anglo-Canadien, n’avait rien, dira-t-on, qui pût grandement étonner. Par malheur, ai-je dit, ce prêche ne tombait pas dans le vide, même dans les milieux canadiens-français où les naïfs n’ont jamais fait défaut. Peu de temps après, j’aurai, en effet, à m’élever contre la complicité de quelques-uns des nôtres en cette prédication de suicide. À propos d’une mesure centralisatrice alors votée par Ottawa, le premier ministre du Québec n’avait pas craint de parler fortement. À la suite de ce débat au parlement québecois, j’écrivais :

À propos de l’exécrable loi fédérale des faillites, l’on y a rappelé que notre fédération politique est une fédération de provinces, que ces provinces ont des droits, une autonomie, et que ces droits et cette autonomie doivent être défendus avec énergie, et que l’État fédéral ferait bien de ne pas oublier les limites de sa juridiction.

Il était temps. Provincialisme était en train de devenir synonyme d’étroitesse d’esprit, de « nationalisme outrancier ». Ainsi le voulait un snobisme de fraîche date. Quelques-uns mêmes, dans l’emballement général, trouvaient malséant qu’une catégorie de Canadiens osassent encore se dénommer « Canadiens français ». Il ne fallait plus parler que d’ « unité nationale », de « nation canadienne », de « Canadiens tout court ».

À la vérité, nous comprenions mal, ici, cet acharnement des nôtres à ruiner les bases du pacte de 1867. Car c’est nous, en définitive, qui, il y a soixante ans, avons repoussé l’État unitaire pour faire triompher l’avènement d’une fédération, et qui avions quelque raison de faire ainsi. Il était temps qu’on réagît et que la réaction fût officielle. Il faut nous en tenir désormais à cette doctrine et à cette attitude. Le rôle de dupes nous fut trop souvent imposé, pour que nous nous payions ce goût morbide de nous l’imposer à nous-mêmes (XIX : 129).

C’est en cette atmosphère d’inquiétude, de désenchantement, qu’il faut retracer, en sa genèse, l’enquête sur le problème politique. Jamais plus qu’à cette époque, la Confédération canadienne n’avait paru une formation politique dangereuse, voire une duperie, en même temps qu’un édifice branlant. L’œuvre de 1867 avait tourné contre nous, en partie par notre faute, par notre manque de sens politique et national, mais aussi par le poids d’influences insurmontables, influences du nombre, du milieu, de poussées extérieures, déterminisme de la pesanteur qui ne peut empêcher le plateau d’une balance de pencher d’un côté plutôt que de l’autre. De nouveau, les esprits clairvoyants au Canada français se sentaient installés dans le provisoire. Entre l’est et l’ouest, entre le vieux et le jeune Canada, les dissentiments s’accroissaient. À côté de la plante du vieux sol avait poussé le champignon vénéneux. Au cours de la récente guerre qui aurait pu et qui aurait dû rapprocher les races, les éruptions de fanatisme, fanatisme de race, fanatisme religieux, autour de l’école franco-ontarienne et de l’école franco-manitobaine, avaient troublé, effrayé les esprits les plus sereins. Il suffirait d’évoquer l’énergique révolte de Lomer Gouin, son refus de se soumettre à l’arrêté illégal du gouvernement fédéral, arrêté du 22 décembre 1917, qui prétend interdire aux provinces, aux municipalités, aux commissions scolaires, tout emprunt sans l’autorisation d’Ottawa. On pouvait aussi se rappeler la motion Francœur-Laferté discutée au parlement de Québec, à la mi-janvier 1918, et formulée comme suit :

Cette Chambre est d’avis que la province de Québec serait disposée à accepter la rupture du pacte fédératif de 1867 si dans les autres provinces, on croit qu’il est un obstacle au progrès et au développement du Canada.

Le texte de cette motion est déjà maladroit, pour ne pas dire puéril. Au fond, l’on s’en remet à la décision de l’adversaire : « Si tu n’es pas content, je peux m’en aller. » On sait aujourd’hui d’ailleurs qu’il ne s’agissait que d’une petite comédie parlementaire. Les dés étaient pipés avant d’être jetés sur la table. Les députés Francœur et Laferté, soutenus, inspirés en-dessous par Lomer Gouin, ne voulaient que dresser, sur le promontoire de Québec, l’épouvantail d’un mannequin pour faire taire les faucons des provinces anglaises. Cette manifestation qui tourna court, avec assez peu d’élégance, et cette autre assez semblable, vers le même temps, d’un échevin du Conseil municipal de Montréal, démontraient néanmoins ce qu’il y avait d’aigreur dans les esprits et d’inquiétude sur l’avenir.

C’est aussi vers le même temps, en 1923, qu’à la Législature de la Nouvelle-Écosse et à celle du Nouveau-Brunswick (voir L’Action française, X : 117), deux députés entretenaient leurs collègues de la rupture possible de la Confédération. Bref, il semblait qu’au pays, un nouveau Samson, un Samson aux cheveux repoussés, ivre d’orgueil et de force, faisait vaciller les colonnes du temple. Fallait-il attendre béatement l’avenir, regarder le temple crouler ? Fallait-il plutôt, en prévision de la catastrophe, chercher à rebâtir, trouver où se loger ? C’est bien ainsi qu’à l’Action française se posait le problème de « Notre avenir politique ».

Je viens de relire les deux articles que j’ai donnés à l’enquête. Tout ce qui a été pensé, écrit, ne l’a été que dans l’appréhension de ce qui nous paraissait une fatale issue. L’écroulement de la Confédération, nul de nous ne songeait à le provoquer ; en nos esprits pas l’ombre d’un dessein révolutionnaire. Là-dessus, je m’en suis expliqué, je le crois, avec une suffisante netteté.

Quelque mal que nous fassent le colonialisme et le fédéralisme, nul ne songe parmi nous à briser le statu quo. Mais le statu quo, un avenir prochain s’apprête à le briser sans nous ; et c’est de quoi nous avons le devoir de nous inquiéter.

J’y revenais un peu plus loin :

Appuyés sur ces fortes réalités, nous donnons… une affirmation nouvelle à la volonté des ancêtres, et, advenant la rupture de la Confédération, nous voulons comme eux, dans le Canada oriental, la constitution d’un État français.

Cette formule de notre avenir politique, on nous fera cette justice de le penser, ne se fonde point sur le principe des nationalités, sur le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. En prévision du désarroi prochain, nous revendiquons seulement le droit élémentaire de ne subir la loi de personne, mais de nous préparer, avec l’aide de Dieu, la destinée de notre choix.

Encore un peu plus loin :

Notre nouvel idéal n’implique aucun abandon. La déclaration en a été faite tout à l’heure : nous ne courons au-devant d’aucune séparation ; nous n’accepterons que celles-là seules que viendront nous imposer la nécessité ou les hasards de l’histoire et contre lesquelles, par conséquent, ni les uns ni les autres ne pourrions quoi que ce soit (Notre avenir politique, 7, 26, 27).

Mon article-conclusion contenait un paragraphe dépourvu également de toute équivoque. On n’a qu’à le relire :

Cependant nous tenons à le répéter une dernière fois : notre volonté d’indépendance ne se fonde point sur de vagues et suspectes idéologies. Nous ne voulons pas être des destructeurs. Si les effets pernicieux du fédéralisme actuel pouvaient être neutralisés, il vaudrait mieux, dans l’intérêt même de nos espérances, que notre jeune force eût le temps de s’accroître. Mais la destruction est commencée par d’autres que par nous et nous refusons d’asseoir notre avenir à l’ombre d’une muraille en ruine.

Faut-il remonter plus haut ? Je constate qu’en ma lettre circulaire du 12 juin 1921, adressée à tous les collaborateurs de la prochaine enquête, j’écris en forme d’Avertissement :

Nous ne voulons rien faire pour briser le statu quo, mais il peut être brisé par des causes indépendantes de notre volonté. Avant d’être acculés à des nécessités trop impérieuses, nous croyons devoir préparer les esprits et nous apportons, comme c’est notre droit, la solution qui nous paraît juste.

Ainsi, tout avait été pensé, écrit en prévision d’une catastrophe imminente. Pronostics aventureux que les nôtres ? Étions-nous les seuls à nourrir des inquiétudes sur l’avenir de la Confédération ? Dans mon premier article, j’avais cité l’extrait d’un discours de M. Alexandre Taschereau, prononcé le 17 avril 1921, au Congrès de la Fédération Saint-Jean-Baptiste. Et qu’y disait le premier ministre de la province de Québec ?

Nous sommes actuellement à la croisée des chemins : le statu quo ou la rupture du lien fédératif, l’annexion aux États-Unis ou l’indépendance.

L’orateur se défendait de toucher au statu quo ; le maintien de l’impérialisme britannique, l’annexion aux États-Unis lui paraissaient deux solutions inacceptables ; il optait plutôt pour l’indépendance du Canada. Il émettait pourtant, sur le pacte fédératif, d’assez graves propos :

Une profonde transformation du régime actuel est cependant susceptible de se produire le jour où les provinces de l’Est trouveront que leurs jeunes sœurs de l’Ouest exigent plus que leur part. Je ne veux pas parler politique, mais le grand problème du Canada n’est-il pas actuellement celui de sa politique ferroviaire ? La mainmise de l’État sur un grand nombre de nos réseaux de chemins de fer a peut-être sauvé les provinces de l’Ouest de la banqueroute qui les menaçait, mais on a jeté sur le dos des vieilles provinces un fardeau qui menace de devenir trop lourd malgré toute la bonne volonté qu’elles peuvent avoir. Plusieurs se demandent, non sans anxiété, si ce n’est pas là une première brèche et une forte brèche au pacte fédératif.

Ces paroles étaient prononcées à peu près vers le temps précis où l’Action française ébauchait son enquête. Mais les événements avaient marché. Le 6 décembre 1921, nous apprenions le résultat des élections fédérales. Elles me permettaient d’écrire au début de mon article-conclusion :

Cet article [mon article liminaire] n’était pas encore paru dans L’Action française, qu’avec une soudaineté imprévue, les événements confirmaient nos prévisions. Les élections canadiennes avaient lieu ; une fois de plus, avec une évidence irrésistible, s’affirmaient les antagonismes de notre pays.

Et j’évoquais la répercussion de l’événement dans l’esprit de l’homme « qui a porté sur nos problèmes le regard le plus vigoureux, le plus pénétrant ». Henri Bourassa, dans Grande-Bretagne et Canada, avait déjà prononcé de graves paroles. Les influences funestes sur le Canada de l’impérialisme britannique et de l’impérialisme américain l’effrayaient déjà en 1901. Qu’en résulterait-il pour l’avenir du pays, tiraillé, ébranlé par ces énergies divergentes ? Quelles en seraient les conséquences pour nous-mêmes du Canada français ? Et Bourassa avait conclu :

Mais quel que soit pour nous le mot de l’avenir canadien-français, nous avons un devoir manifeste à remplir envers nous-mêmes, envers notre nationalité : c’est de nous préparer à tout, afin de ne pas être surpris par l’heure décisive.

Avertissement assez proche déjà de celui que, vingt ans plus tard, donnerait L’Action française. Après les élections du 6 décembre 1921, et plus d’un mois avant la publication du premier article de notre enquête, article que j’avais écrit à Paris, en novembre, Henri Bourassa, dans Le Devoir du 23 décembre, justifiait nos alarmes sur l’écroulement prochain de la Confédération :

La Confédération a vécu, en puissance. Durera-t-elle 20 ans ou 30 ans, je l’ignore ; mais elle doit se dissoudre un jour. En annexant cet immense territoire de l’Ouest où devait pénétrer l’influence américaine, les pères de la Confédération ont fait une erreur capitale. Ils ont mis le poison dans le berceau de l’enfant. De plus en plus notre vie nationale sera dominée par la rivalité de l’Est et de l’Ouest.

Notre enquête de 1922, on peut donc s’en rendre compte, ne s’apparentait en rien aux rêves artificiels de cerveaux en mal de nouveauté. Elle jaillissait de l’austère réalité canadienne, d’une sorte d’impératif des événements. Lorsque l’enquête terminée, nous prendrons la résolution de mettre en volume les dix articles des collaborateurs, n’aurai-je point parfaitement raison d’écrire en guise de préface :

La Confédération canadienne paraît s’en aller inévitablement vers la rupture. L’issue paraît certaine aux esprits les plus clairvoyants ; la date seule de l’échéance reste encore dans l’inconnu…

Nous croyons inattaquable l’attitude que nous avons prise. Nous ne voulons rien détruire, non plus que blesser aucun devoir. Mais un peuple n’a pas le droit de se laisser surprendre par les événements. Et puisque les pronostics les moins contestables nous avertissent qu’un avenir nouveau s’en vient, c’est notre devoir de le préparer.

Des précisions sur ce même point, on en trouvera et d’aussi expresses aux volumes IX (189-190) et X (190-192) de L’Action française. Dans le volume IX, sous la signature, cette fois, de Nicolas Tillemont (autre compagnon de Dollard), je me défendais encore de rien brusquer et j’ajoutais :

Mais la question est précisément de savoir si dans 50 ou 75 ans l’empire britannique et la confédération canadienne existeront encore… L’Action française a donc le droit de conclure qu’un peuple n’est pas justifiable de se laisser surprendre par les événements et qu’aucun devoir ne nous impose d’attendre l’écroulement de la maison actuelle sur nos têtes, avant de songer à préparer notre logis de demain.

Je répondais du même coup, à des objections récemment mises en circulation :

Nous ne disons pas, non plus, qu’un État français indépendant est possible dans l’état actuel de l’Amérique du Nord. Mais nous prétendons que la géographie politique de notre continent est rien moins que fixée en des lignes éternelles. D’ici un siècle, des changements, des bouleversements sont même probables qui feront que l’avènement d’un État français aussi vaste que beaucoup d’autres n’aura plus rien d’illusoire…

Va-t-on nous opposer que le but est trop lointain, le rêve trop utopique, qu’il est de nature à détourner notre peuple de sa tâche présente ? Nous répondrons premièrement qu’une race ne peut jamais étendre trop loin ses prévisions ; et secondement que le nouvel idéal ne peut être qu’une force bienfaisante, s’il est vrai que notre faiblesse la plus grande est de manquer d’orientation, de fin précise et entraînante ; et s’il est vrai aussi que tous nos labeurs accomplis pour la réalisation légitime de l’État français ne seront, après tout, qu’une coordination plus vigoureuse de nos efforts d’aujourd’hui.

Quelques autres voudraient-ils nous reprocher de ne pas travailler au maintien de la Confédération canadienne, voire de l’Empire anglo-saxon ? Qu’à cela ne tienne. Là vraiment, répliquerions-nous, serait la tâche chimérique, la folie démesurée. Voilà cinquante ans que nous travaillons à construire, pendant que les autres détruisent et veulent détruire plus que jamais. Nous n’avons plus ni temps ni forces pour ce rôle de dupes. Songeons à nous-mêmes.


S. Ém. le cardinal
J.-M. Rodrigue Villeneuve


M. Omer Héroux


M. Antonio Perrault


M. l’abbé Philippe Perrier


Souvenir du 25e anniversaire sacerdotal de M. l’abbé Lionel Groulx, le 17 mai 1928

Ces textes parlent par eux-mêmes. Ils n’ont rien d’entortillé. Mais alors, par quelle sophistique a-t-on pu travestir les intentions de l’enquête et en représenter les collaborateurs comme des séparatistes authentiques, des esprits envoûtés par leur mirage d’un État français sur les bords du Saint-Laurent ? Il se peut, je le veux bien, que l’écroulement prochain de la Confédération, d’abord aperçu comme forte probabilité, puis devenu imminent en nos esprits, nous ait fait passer de l’hypothèse à la thèse. Pour ma part, vivant alors à Paris, et en état de suivre de plus près peut-être les événements internationaux, frappé au surplus du déclin irréversible de l’Empire britannique et de la puissance grandissante des États-Unis — qu’on se rappelle Le Déclin de l’Europe de Demangeon, je crois, — la tournure inéluctable des événements en notre pays me parut inscrite dans l’évolution rapide de l’histoire du monde. Et j’en arrivai à présenter la formule de « Notre avenir politique » comme la formule la plus réaliste, la plus propre à coordonner, à orienter les forces vives de notre peuple. Mes conclusions, du reste, ne s’éloignaient pas tellement de celles d’un esprit grave, pondéré, celles de Georges Pelletier du Devoir qui terminait comme suit son article sur « Les obstacles économiques à l’indépendance du Canada français » :

Certes, il existe d’autres obstacles que ceux dont nous parlons ici à notre autonomie politique et économique, à la constitution finale d’un État français autonome en Amérique. Il faudra des années d’efforts, de travail et de détermination active pour les écarter tous, pour atteindre au but ultime. Mais d’autres pays en ont franchi d’aussi considérables et sont arrivés enfin à leur émancipation totale. Nous avons pour nous, par ailleurs, d’importants facteurs. Et puis, il y a, pour nous aider à atteindre au but, des éléments impondérables, mais puissants, la volonté de devenir quelqu’un, de vivre notre vie nationale pleinement. Nous y arriverons si nous y pensons à chaque heure, si nous nous y obstinons, si nous savons vouloir, agir, si nous agissons. L’issue finale n’en vaut-elle pas la peine ? Et qui, ayant la perspective d’une vie indépendante, mais difficile et modeste d’abord, irait préférer à cela la fusion dans la masse, ou la domesticité la plus dorée, mais perpétuelle ?

En ce contexte, qui ne s’expliquerait mon appel à la jeunesse, invitation à faire sienne la consigne de « Notre avenir politique » ? Consigne qu’il eût fallu lire précisément dans le contexte où elle se trouve. Mais depuis quand, dans la politique et dans le journalisme partisan, se donne-t-on la peine de cette loyauté ? Tous ceux-là qui, pour des motifs divers, avaient besoin de combattre l’Action française, jugèrent beaucoup plus simple et beaucoup plus effectif de nous accuser de séparatisme, oubliant à quelle enseigne, pour leur imprévoyance et leur servilité, logeaient, en ce temps-là, les fauteurs inconscients mais authentiques du séparatisme.

Encore cette fois je viens de me relire. Un doute m’assaille : ai-je bien découvert, en 1922, tout le fond de ma pensée ? Avais-je alors tant peur de prôner l’indépendance du Québec ? N’ai-je pas plutôt saisi l’occasion qui m’était offerte d’exprimer, avec les réticences qui s’imposaient, ma véritable aspiration en l’avenir politique et national de notre petit peuple ? À trente ans de distance je me souviens mal, sans doute, de mon exacte façon de penser en 1922, sur le grave sujet. Mais j’ai toujours cru d’une foi si faible, en l’avenir de la Confédération, et surtout à un redressement possible par l’énergique réaction de notre députation canadienne-française à Ottawa. Certes, je ne voulais point d’une indépendance prématurée. Pour oser seulement la souhaiter, même à longue échéance, nous nous sentions à l’époque, si freinés, si ligotés par l’opinion générale. Nous avions affaire à tant de timorés, à tant de résignés en la bienheureuse et centenaire servitude. En 1920 et longtemps après, les Canadiens français et leurs chefs spirituels et temporels considéraient le colonialisme comme un régime normal et quasi permanent par essence. Oser parler d’indépendance, même pour le grand Canada, propos qui prenait les proportions d’une abominable témérité, digne de tous les anathèmes. Et pourtant, il me faut bien en convenir, au fond de moi-même, et depuis assez longtemps, je nourrissais l’affreuse aspiration. Ma Croisade d’adolescents, qui est de 1912, mais qui fait allusion à un enseignement bien antérieur à cette date, m’enlève tout moyen d’en disconvenir. Dans les années 1901-1906, je disais des choses comme celles-ci, à mes jeunes croisés de Valleyfield : « … si dans ce vaste chaos de peuples, il se trouve un groupe dont le territoire possède l’unité géographique ; un groupe assez riche d’organes essentiels et de richesses matérielles pour s’organiser une vie propre ; un groupe homogène qui, par le sang, la foi, les mœurs, se trouve en opposition absolue avec les races qui l’entourent ; un groupe qui a pour lui toutes les forces du catholicisme, qui a plus d’attachement au sol et plus de traditions que tous ses rivaux,… n’est-il pas dans l’ordre des choses nécessaires que ce groupe ethnique surnage à la débâcle générale, intègre, indéfectible, et plus que tous les autres, n’a-t-il pas le droit d’entretenir, dans son âme, des rêves de liberté et d’indépendance ? »

Déjà, je croyais discerner, dans un futur plus ou moins lointain, une dislocation générale en Amérique du Nord. Aux considérations plus haut citées, j’ajoutais encore : « Voulez-vous soutenir qu’un tel rêve doit être enfoui dans le secret et qu’il vaut mieux donner son effort aux devoirs du moment ? Le directeur de l’Action catholique vous fait alors cette grave réponse, qu’en pareille matière, pour un peuple, différer c’est abdiquer. » Et il ajoutait : « L’aspiration à l’indépendance est un instinct de race. Le système fédératif que nous nous sommes donné, qu’est-il autre chose lui-même, qu’une reconnaissance de cette aspiration ? Il la suppose et la respecte puisqu’il la protège. » Et encore : « Si l’idéal a son rôle nécessaire dans la vie d’une race pour entraîner et coordonner les efforts, il sera toujours plus grand, plus noble, plus excitateur d’énergie pour cette race, de rêver à l’autonomie, à l’indépendance, qu’au sort de partie composante, fût-ce même dans un empire anglo-saxon. » (Une Croisade d’adolescents, 1ère édition, 161-162.) Ainsi, je ne puis me renier. Dès les années 1900, l’indépendance du Québec me paraît inscrite dans sa géographie et dans son histoire.

À tout prendre néanmoins, l’enquête sur « Notre avenir politique » a-t-elle fait si grand et si universel scandale dans l’opinion ? Ce serait erreur de se l’imaginer. La qualité de nos collaborateurs imposait d’abord à la critique retenue et respect. Nombreux au surplus et parfois impressionnants parvinrent à la revue les éloges pour son audace de pensée. Le premier article paru dans L’Action française ne portait que cette signature : La Direction. Le révérend Père M.-A. Lamarche, o.p., écrivait dans la Revue dominicaine :

Le professeur de dignité nationale qui vient de restaurer dans la lumière l’idéal entrevu par les principaux mainteneurs de la tradition française en ce pays, a mérité pour jamais — de même que le groupe qu’il représentait avec tant d’autorité — l’admiration et la reconnaissance de ses concitoyens.

La publication en volume des articles de l’enquête, réclamée avant tous autres par les milieux de jeunesse, paraîtra sûrement significative. Jacques Brassier relève le fait en l’un de ses blocs de « La vie de l’Action française » (VIII : 381) :

On ne sera pas étonné que cette publication nous ait été demandée particulièrement par la jeunesse. Il y a, parmi elle, des esprits réalistes qui veulent s’attacher à quelque chose de plus solide que l’incertitude politique actuelle. Ces jeunes gens trouvent plus pratique et plus habile de prévoir les événements que de se laisser heurter par eux. Leur récent article du Quartier Latin, journal des étudiants de Montréal, (« Le rêve d’hier sera la réalité de demain »), est significatif à ce sujet.

Lors de la parution du volume, Albert Lévesque, tenu alors pour un des chefs de file de l’ACJC, écrit dans la revue, un article de huit pages. La conclusion nous livre l’état d’esprit de son groupe :

Enfin, si vraiment une doctrine doit se formuler qui donne à la « jeunesse pensive » une direction nationale plus sûre, plus bienfaisante, plus traditionnelle que celle de l’Action française, qu’elle se fasse entendre et nous l’écouterons ! D’ici là, que personne ne s’offusque si nous adoptons celle qui satisfait nos aspirations et nos esprits (X : 38).

Un jeune professeur d’École normale nous écrit :

Vous osez, sur notre avenir politique, des articles que je lis et relis avec une joie sans mélange. L’État français, c’est mon rêve depuis toujours (VIII : 56).

Je n’ai pas recueilli malheureusement tout ce qui s’est alors publié dans les journaux et les revues. Dans L’Action française (X : 380), je note néanmoins qu’on discute ardemment « Notre avenir politique » « dans des milieux où notre revue n’est pourtant pas une hôtesse privilégiée. De temps à autre, c’est le courrier, c’est un journal qui nous révèle la marche irrésistible de l’idée ». La revue a cependant recueilli quelques témoignages que je reproduis ici pour leur importante signification. Deux de ces témoignages nous sont venus de Québec et de deux abbés, appelés à devenir un jour recteurs de l’Université Laval. Le premier, paru dans La Voix de la jeunesse catholique (III : 20), est de l’abbé Ferdinand Vandry, naguère professeur de théologie au Grand Séminaire de Québec, et, pour lors, aumônier du Cercle Bégin de l’ACJC. « Nous devons garder le meilleur de nos affections pour le Canada français », tout en étant Canadien, affirme d’abord l’abbé qui continue :

Plus que cela, ne nous est-il pas très légitime… d’appeler de tous nos vœux le jour où la Providence divine, qui dispose de la vie et de l’avenir des nations, permettra à la race française, émigrée en terre canadienne, d’atteindre au parfait épanouissement de sa liberté et de goûter enfin, après de longues années d’assujettissement, la pleine autonomie des nations juridiquement indépendantes ?

Le désirer serait-il donc un crime ?… Est-ce donc du chauvinisme que de prévoir avec sagesse le jour où des événements que nous n’avons pas voulus nous mettront malgré nous dans l’obligation d’opter entre l’indépendance et l’annexion ?… Ne craignons pas de donner à notre idéal national un peu de consistance, de lui trouver enfin une formule, une formule claire et expressive, qui ait quelque chance de faire comprendre ce que nous voulons dire lorsque nous parlons de patriotisme canadien-français (L’Action française, IX : 381-382).

Plus explicite se ferait l’éloge de l’abbé Cyrille Gagnon qui écrit, pour sa part, dans Le Canada français :

Il n’y a donc pas à s’alarmer sur le caractère du livre qui nous occupe : il ouvre des horizons, il tient l’attention éveillée, il stimule les énergies, il fouette le sang de la race ; il fait mieux connaître, mieux apprécier les richesses de toutes sortes enfouies par la Providence dans l’âme canadienne-française…

Nous ne savons pas ce que la Providence réserve à notre race sur cette terre d’Amérique, mais nous souhaitons qu’elle se prépare efficacement au rôle qu’elle aura à remplir. Et parce que « Notre avenir politique » est de nature à mieux la préparer, nous souhaitons qu’il soit lu et qu’on en médite les salutaires leçons (L’Action française, X : 61-62).

Le sénateur L.-O. David, vieil ami de sir Wilfrid Laurier, et d’une plume plus libre depuis la mort du chef, accorde un long article à notre enquête dans le journal Le Canada, 28 août 1923. Je retiens ces lignes :

On peut ne pas partager toutes les opinions du directeur, des rédacteurs et collaborateurs de L’Action française ; on peut croire, par exemple, que l’établissement d’un État français est un rêve, un beau rêve, il est vrai, mais il n’est pas moins vrai que leurs études leur font honneur et qu’ils ont raison de discuter ces problèmes qu’ils devront résoudre.

L’enquête trouva quelques échos dans les milieux anglophones. L’Action française (X : 117-120) cite à ce sujet, une lettre d’un M. F.W. Gerrish, Anglo-Canadien de Montréal. L’enquête fit parler d’elle, même en France. Je me souviens que René Bazin, à qui j’en avais confié quelque chose pendant mon séjour à Paris, en 1921-1922, s’y intéressait vivement. Il aurait même souhaité que j’en entretinsse les Publicistes chrétiens dont il était alors le président. Mgr Eugène Beaupin consacra à l’enquête un article très sympathique et très au point dans la Chronique sociale de France (juillet 1923). J’en ai reproduit un large extrait dans L’Action française (XI : 60-62). À retenir ces dernières lignes qui ont peut-être une valeur de pronostic :

L’avenir ne se fait pas tout seul, il se prépare et il arrive souvent qu’il se modèle sur les conceptions de ceux qui, en s’essayant à le deviner, posent, d’un geste hardi, certaines orientations directrices, capables de jouer un rôle décisif par leur action sur les esprits qui deviennent une action sur les faits.

Un monsieur Ernest Robert, ancien secrétaire d’Israël Tarte à Ottawa, Français de France retourné à son pays natal, donne son opinion sur « Notre Avenir politique », dans le Bulletin de la Société de Géographie d’Alger, et aussi dans son livre : Canada français et Acadie (L’Action française, XIV : 314-316).

L’enquête de 1922 avait donc fortement remué les esprits, du moins en certains quartiers. Succès relatif qui fait se poser quelques questions. « Notre avenir politique » s’était présenté comme une idée-force. D’excellents milieux l’avaient favorablement accueillie. Par quel hasard, l’idée-choc s’est-elle éteinte, affaissée, presque aussi rapidement qu’un obus qui s’enfouit dans le sol ? Maintes réponses pourraient être faites. L’état colonial, trop longtemps prolongé, développe invariablement dans l’âme d’un peuple, une déplorable passivité. Les Canadiens français n’avaient pas échappé à l’atonie classique, vers ces années 1920 où le mot « indépendance » gardait encore un accent révolutionnaire. Pour éveiller la masse et gagner même l’élite, il eût fallu une propagande intense, opiniâtre, soutenue par un organe, plus répandu, plus puissant qu’une revue. J’expliquerai plus loin, du moins je l’espère, par quel ensemble de circonstances L’Action française resta condamnée, sur ce point, à l’isolement. L’appui même du Devoir lui manquera, lorsqu’à la suite d’une évolution de pensée de son directeur, le nationalisme ne sera plus, pour le journal, qu’un drapeau en poche. Les hommes qui menèrent l’enquête sur « Notre avenir politique » n’avaient pourtant pas perdu leur temps. À mon sens, ils avaient, sinon révélé, du moins relevé l’existence et la dignité de l’État français du Québec. Le mot fera encore peur pendant longtemps. Pour repousser la chose, on l’embrouillera de toutes sortes d’équivoques. Peu à peu, malgré tout, les Canadiens français apprendront à se tourner vers le Québec comme vers le pôle naturel de leur vie politique et nationale.

Autres enquêtes

Dans les années qui vont suivre, L’Action française instituera régulièrement d’autres enquêtes et presque toujours sur des sujets de brûlante actualité ou d’intérêt majeur pour la nationalité. J’en relève trois en particulier : celle de 1923 sur « Notre intégrité catholique », celle de 1925 sur « Le bilinguisme », celle de 1927 qui aura pour sujet : « La doctrine de l’Action française ». Cette dernière, après la dixième année d’existence de la revue, voulait être un compendium ou une synthèse doctrinale. L’historien des idées au Canada français qui voudra se renseigner sur notre mouvement devra, de toute nécessité, se reporter à cette enquête de 1927. En traitant de « Notre intégrité catholique », en 1923, L’Action française cherche là un complément à l’enquête de l’année précédente sur « Notre avenir politique ». J’établis ce lien dans le mot d’ordre du début :

Depuis quelque vingt ans, nous sommes en pleine réaction contre l’esprit désorganisateur d’un fédéralisme mal conçu et plus mal appliqué. Le fait qui domine, depuis lors, la vie de notre peuple, c’est un labeur persévérant pour ressaisir les éléments de sa personnalité… Il existe pour les peuples une loi de vie selon laquelle ils sont assurés d’organiser leur avenir dans la puissance et la durée. Nous l’avons toujours dit : un ordre plus haut que celui du patriotisme veut que nous croyions pardessus tout à la vocation surnaturelle de notre peuple et que notre vie nationale s’organise sous l’influence de cette pensée régulatrice.

Antonio Perrault, qui écrit l’article liminaire, tient à souligner ces mêmes idées :

Prévoyant les changements inévitables de l’Amérique et de l’Empire britannique, l’Action française désire que les Canadiens français songent aux lendemains que peuvent leur faire l’effritement de la puissance anglaise et la rupture de la Confédération… Ces regards sur l’horizon furent l’objet de l’enquête de 1922 ; celle de 1923 n’en sera que le complément.

Le public parut goûter et beaucoup l’enquête sur « Le bilinguisme ». « Jamais, voulait-on nous écrire, question aussi capitale pour l’avenir de notre race n’aura été ni si bien ni si opportunément examinée » (XIV : 191). Mais la revue connut son année dominante, pour ne pas dire son apogée, en 1927. Cette année-là, en même temps qu’elle s’appliquait à présenter un exposé synthétique de sa doctrine, elle avait appelé sa meilleure équipe de collaborateurs à une sorte d’enquête sur la Confédération canadienne. Des fêtes se préparaient pour la célébration du soixantenaire du régime. Il nous parut opportun de définir le rôle des Canadiens français en ces soixante ans d’histoire politique. Substance d’abord d’une livraison spéciale de la revue, celle de mai-juin, ces études seront après coup mises en brochure et obtinrent un vif succès. Y avaient collaboré, et sur les sujets que voici :

Soixante ans de Confédération
Abbé Lionel Groulx : Les Canadiens français et l’établissement de la Confédération
Olivar Asselin : Les Canadiens français et le développement économique du Canada
Édouard Montpetit : Les Canadiens français et le développement intellectuel du Canada
Abbé Philippe Perrier : Les Canadiens français et la vie morale et sociale du Canada
Mgr Arthur Béliveau : Les Canadiens français et le rôle de l’Église catholique dans l’Ouest
Louis-D. Durand : Les Canadiens français et l’esprit national
Antonio Perrault : Déceptions et griefs
Albert Lévesque : La Confédération et la jeunesse canadienne-française
(L’Action française, vol. XVII, nos 5-6)

Quelques autres collaborateurs, surtout parmi les plus jeunes, avaient jeté, entre les grands articles, des notes substantielles sur « L’immigration, les fonds publics et nous » (Anatole Vanier) ; « Les Irlandais et nous » (Hermas Bastien) ; « Québec, les chemins de fer et la Confédération » (Yves Tessier-Lavigne) ; « En entendrons-nous parler bientôt ? » (Esdras Minville) : cette fois il s’agissait de la question du Labrador.

L’Action française avait-elle voulu instituer le procès du régime fédératif ? Il serait excessif de le prétendre. En notre intention première, ces études rétrospectives ne voulaient être qu’un inventaire du régime, mais conduit, ainsi que je m’exprimais dans le mot d’ordre du début, « selon les traditions de cette Revue : avec courage et loyauté ». J’ajoutais ces quelques réflexions :

Ce ne sont pas les discours officiels, effrontément mensongers, qui feront jamais, en ce pays, l’union nationale. En palliant, sous des propos idylliques, le désaccord profond des nationalités, ils ne parviennent qu’à l’aggraver. Si les Canadiens français ne s’étaient jamais dépouillés du courage et de la franchise, ils n’auraient pas aujourd’hui à ressaisir leur vigilance. Entre gens d’esprit droit, une parole libre et claire prépare seule la bonne entente.

Cette parole, nous avons voulu la dire.

La parole fut dite avec fermeté. À la fermeté s’ajouta peut-être la remontrance, et quelque chose aussi de l’amère déception. Le seul article d’Antonio Perrault, « Déceptions et griefs », donnait à l’inventaire un accent de sévérité. Les conclusions de Louis-D. Durand, ainsi que les miennes, abondaient dans le même sens.

Au People’s Forum, en mars dernier, devant un auditoire anglais, — écrivait Perrault, — le docteur Léo Pariseau espérait que, lors de ces fêtes [les fêtes du soixantenaire de la Confédération], pas un Canadien français n’aurait la bassesse de se déclarer satisfait de l’état de choses actuel. C’est le bon sens même. Souhaitons que les autorités religieuses et politiques, prenant part à ces fêtes, reflètent dans leurs écrits et leurs paroles les griefs auxquels une malveillante et injuste application de la Constitution de 1867 donna lieu… Allons, Messieurs, finissait Perrault, un peu de courage et de dignité.

Louis-D. Durand ne se montrait guère plus amène à l’égard de nos concitoyens anglo-canadiens :

Qu’ils détruisent tant qu’ils le pourront l’idée de patrie en l’immolant aux dieux de l’empire ; qu’ils rapetissent la Confédération canadienne en faisant d’elle un logement qui ne soit que pour eux. C’est leur affaire. Mais si entre deux soixantenaires, ils continuent à ne pas s’apercevoir, consciemment ou non, que désaxer le patriotisme n’est guère le fortifier, que les brimades et les injustices sont encore ce qu’on a trouvé de mieux pour défaire tout ce qui pourrait lier les nationalités et faire une nation, il est à craindre qu’au cent-vingtième anniversaire de la Confédération, le nombre des fêtards soit diminué.

Pour ma part, je concluais mon article par ces propos dénués de tout ménagement et de nature à rabrouer l’enthousiasme officiel :

L’on convient qu’après plus d’un demi-siècle d’existence, la Confédération canadienne reste encore un géant anémique, porteur de maints germes de dissolution… Si la Confédération canadienne ne doit pas être qu’un État artificiel, une façade sur la frontière américaine, il est temps de ne plus contrarier les forces et les principes qui ont présidé à la formation de ce grand corps politique et qui devaient lui fournir la poussée vitale. Tout ce que l’on a tenté depuis soixante ans, et tout ce que l’on tentera dans l’avenir contre la sécurité de la race canadienne-française en ce pays, on l’a tenté et on le tentera contre son intérêt à maintenir la Confédération. Elle n’y est pas entrée pour y mourir, ni même pour s’y laisser entamer ; mais pour y vivre, y subsister intègrement. Ce n’est donc pas l’heure de subtiliser ou de rétrécir l’esprit fédéral ; il doit d’autant plus se fortifier et se généraliser à travers le Canada, que le contact des deux races s’y est plus étendu… Les réactions de ces groupes français, aussi bien que celles du Québec actuel contre les dénis de justice et les mesquineries administratives devraient avertir que si jadis l’on put troquer [à] bon marché notre adhésion au pacte fédératif, la génération d’aujourd’hui n’admet point qu’on ait vendu ses chances de vie, non plus que son droit de vivre dignement.

Enquête sur « Vos doctrines ? »

En 1926, parallèlement à l’enquête sur « La défense de notre capital humain », L’Action française entreprend un sondage dans les milieux de jeunesse. Quelle y était, au juste, la répercussion de notre mouvement ? De quelles idées, de quelle philosophie de l’action se nourrissaient nos cadets ? L’enquête a été placée sous la direction d’Antonio Perrault. Quelques groupes de jeunes s’y intéressent. Le Quartier latin, organe des étudiants de l’Université de Montréal, veut bien nous dire (14 janvier 1926) :

Pour nous, étudiants, l’enquête devrait nous intéresser tout particulièrement… Un homme intelligent s’oriente : il n’entre pas dans la vie, les yeux fermés… Il pose à la base de sa vie certains principes auxquels il joint la réalisation de certaines aspirations. Remercions L’Action française de nous aider à peser la valeur de nos doctrines…

Dans cette enquête, avons-nous gauchement procédé ? Au lieu de publier les réponses l’une après l’autre, et au lieu même de les publier, n’eût-il pas mieux valu les cueillir toutes, puis, dans un article, en dégager l’esprit dominant ? C’est l’opinion d’Esdras Minville, opinion qu’il m’expose dans une lettre du 29 décembre 1925 : « Cette façon de procéder, me confie-t-il, laisserait plus de liberté aux collaborateurs qui n’auraient pas ainsi à atténuer leur pensée, à farder la pilule, comme on le fait toujours lorsqu’on écrit pour le public. » Minville ne nous le cache point :

Je sais, pour avoir consulté autour de moi, que bien des jeunes ne pensent pas comme moi. Tous ne conçoivent pas le problème de la même façon ; il en est même qui vont jusqu’à se demander s’il ne vaudrait pas autant pour nous, Canadiens français, cesser toute lutte et nous abandonner au fil du courant. Ceux-là ne répondront pas à votre question, ou s’ils y répondent, ce sera pour tenter de démolir la thèse de ceux qui, comme moi, limitent le problème national aux proportions pures et simples du problème canadien-français.

Nous avons opté pour une publication des réponses. Je ne sais quelles raisons nous y ont déterminés. Onze de ces réponses ont paru dans les volumes XV, XVI et XVII de L’Action française. Minville a prévu juste : ceux-là qui se sentent en accord avec notre mouvement daignent nous répondre. Mais les autres… Un esprit étrange commence à passer sur une génération qui succède pourtant et de si près à celle qui a fondé l’Association catholique de la Jeunesse canadienne-française, la Ligue nationaliste, génération si profondément remuée par la parole brûlante d’Henri Bourassa. Dans son article pour le « Soixantenaire de la Confédération », Albert Lévesque, qui appartient à la génération de nos cadets, constate ce singulier état d’esprit :

Hélas, déjà des adultes commencent à s’alarmer de la médiocrité de notre génération. Personnalités indécises, talents rares, enthousiasmes mort-nés, volontés sans orientation, caractères sans consistance, ambitions d’arrivistes, esprits légers, bref, jeunesse blasée, opportuniste et indifférente, voilà le caractère particulier que la délicatesse de nos aînés ne s’est pas encore décidée à nous attribuer publiquement.

Et cependant, existe-t-il, dans notre histoire, génération aussi largement favorisée que la nôtre ?…

Que s’est-il passé ? Faut-il imputer ce désarroi inattendu à quelque déficience de l’esprit ou du talent ? Est-ce bien le lieu d’introduire un événement ou, pour parler plus juste, une éclatante défection, qui, dans les années prochaines, entrera, pour sa part, en la disparition même de L’Action française ? Je ne veux pas anticiper.

Fenêtres ouvertes

Pourquoi ce titre ? Parmi ceux qui évoquent parfois l’histoire de l’Action française, un trop grand nombre, j’en ai peur, n’y voient qu’une œuvre de nationalisme assez étroit. Point d’autre objet que le problème national, et encore bien enclos dans les seules frontières du Québec. On sait déjà la fausseté de pareille vue. Serait-il superflu d’y revenir ? Leurs fenêtres, il faut le dire en toute justice, pour la Ligue et sa revue, elles les ont tenues largement, généreusement ouvertes. Car enfin a-t-on jamais embrassé la vie du Canada français avec plus d’ampleur ? L’Action française a promené son éclairage sur tous les problèmes majeurs capitaux. Lesquels, à vrai dire, a-t-elle négligés ? Comment résumer, par exemple, l’aide constante, chaleureuse, qu’elle a fournie aux minorités françaises des provinces anglo-canadiennes ? Pas une de ces minorités qu’elle n’ait défendue, stimulée, dont elle n’ait proclamé à tous vents la résistance. Acadiens, Canadiens français de l’Ouest, de l’Ontario, Franco-Américains de la Nouvelle-Angleterre viendront chercher, un jour ou l’autre, dans les vingt volumes de L’Action française — et ce sera notre plus beau mérite — de larges tranches de leur histoire. Au service de la minorité ontarienne et des Franco-Américains, la revue aura même ses chroniqueurs attitrés : le Père Georges Simard, o.m.i. (Aurèle Gauthier), d’Ottawa, l’abbé Duplessis (Charles Dollard), pour les Franco-Américains. Le directeur de L’Action française, en tournée de conférences dans la région de Kent et Essex, publie une relation de son voyage (XI : 297-309). Il fait de même, en 1928, lors d’un séjour au Manitoba (XX : 35-48). Au cours de l’enquête sur « Notre avenir politique », le Père Rodrigue Villeneuve, o.m.i., s’applique à rassurer nos minorités. Un État français libre, indépendant, d’un prestige accru, loin d’abandonner les frères de la diaspora, soutient-il, ne pourrait que hisser plus haut le devoir de l’entraide et l’accomplir plus efficacement. Lors d’un dîner offert à Mgr Prud’homme, évêque de Prince-Albert, Antonio Perrault reprend le même thème, et avec quelle vigoureuse insistance :

Ces préoccupations [celles de « Notre avenir politique »] ne nous détournent pas de l’accomplissement des devoirs que nous nous reconnaissons à l’égard de nos frères de l’Ouest. Personne plus que L’Action française n’a proclamé la nécessité d’une solidarité religieuse et nationale entre tous les Canadiens français, qu’ils vivent ici dans le Québec, dans l’Ouest canadien ou aux États-Unis. Personne plus que L’Action française ne s’est efforcé de pratiquer la fraternité avec les autres groupes de notre race… (XI : 184).

Avec quelle joie je célébrerai moi-même la victoire des Franco-Ontariens. Contre ceux qui déjà s’apprêtent à s’attribuer le mérite de cette victoire, je rends justice à qui de droit :

Il nous reste à féliciter les Franco-Ontariens de l’heureuse fortune qui s’annonce pour eux. Ils l’auront chèrement achetée.

C’est l’issue d’une lutte qu’ils auront menée, avec un entrain merveilleux, depuis plus de dix-sept ans. Et c’est une nouvelle preuve, une preuve décisive, que rien ne vaut, pour le triomphe de ses droits, comme de les défendre. Le gouvernement de Toronto ferait-il aujourd’hui ce qu’il s’apprête à faire, si les Franco-Ontariens n’avaient écouté que les prédicants de tolérance parmi eux, n’avaient, depuis dix-sept ans, revendiqué virilement les droits de l’école française, agité l’opinion et jusqu’à faire de la question de leurs écoles, une question de politique générale où se sont vues engagées la paix générale du pays et les destinées du parti conservateur ?…

Le sentiment de la justice et le vrai sentiment canadien-français attribueront la victoire d’abord à l’Association canadienne-française de l’Ontario, puis au Droit d’Ottawa qui ont inspiré et dirigé la lutte avec une magnifique énergie, sans jamais une défaillance (XVIII : 178-179).

J’ai dit ailleurs, dans un autre volume de ces Mémoires, je crois, l’aide qu’à leur appel j’ai moi-même portée maintes fois aux Franco-Américains. C’est à eux que s’adressait L’Amitié française d’Amérique. Combien de fois, mandé là-bas par des amis, j’ai pris, en ce temps-là, le train de Boston ! L’Action française ne marchande pas davantage son appui, sa publicité, aux institutions, aux sociétés de caractère national. Sans nous laisser arrêter par les mesquineries ou par la « petite guerre » de quelques-uns de ses Cercles, je salue, d’un article spécial, les « Vingt ans de l’ACJC » (XI : 360-372). Nous faisons généreux écho à ses Congrès de 1924 (XII : 47-53) et de 1925 (XIV : 50-52), à sa Voix de la jeunesse catholique (IX : 253). Je prends la parole devant le Comité régional de Montréal, en 1928 (XX : 376-381). La Société Saint-Jean-Baptiste obtient généreuse publicité (I : 253-254). Les journaux indépendants, Le Droit, Le Devoir, Le Patriote de l’Ouest, ont leur part d’hommages. À l’occasion de son dixième anniversaire, j’adresse moi-même le salut fraternel au Devoir (IV : 28-33) : le superbe combattant qui nous a délivré « du sortilège politique », qui « nous a refait une vue synthétique, hiérarchique des choses et des valeurs », qui « a été un magnifique ouvrier de salut national ».

Le scoutisme

Qui encore introduisit, un jour, au Canada français, cette œuvre d’éducation qu’est le scoutisme ? Pour ce coup, ai-je bien fait ? Ai-je mal fait ? Pendant mes vacances à Saint-Donat, il m’est donné d’observer d’assez près un campement de jeunes scouts anglo-protestants. Au fond de leur baie de sable du lac Archambault, je les ai vus nicher leur matelas ou paillasse au sommet des grands pins et dormir là, tranquilles, quelquefois bercés dans la musique du vent et des vagues. Surpris parfois par un orage sur le lac, ils ont abordé à L’Abitation. Puis, je les ai rencontrés dans leurs randonnées de règle, randonnées à trois camarades et d’une durée de huit jours, à travers les lacs et les bois des environs. Munis d’un canot, d’un peu de nourriture, de leur équipement ordinaire, ils apprennent à se débrouiller : ils jouent à l’explorateur, tiennent un journal de leur aventure, décrivent les régions parcourues. Et je me suis dit : quelle merveilleuse méthode d’éducation tout de même ! Quoi de plus propre à développer l’esprit de débrouillardise, d’initiative, d’observation ! Et ces fiers garçons, que je verrai si calmes, si sûrs d’eux-mêmes, à des milles de leur campement, qu’ils m’ont paru différents des nôtres, autrement plus délurés que nos petits Canadiens, si longtemps enveloppés dans les jupes de leurs mères. Le scoutisme m’a conquis. De retour à Montréal, après mes vacances de 1925, je fais part de mon emballement à mon bon ami, le Père Adélard Dugré, s.j. Je le prie d’étudier la question et de m’écrire, pour L’Action française, un article sur le scoutisme et l’opportunité de l’établir chez nous. L’article paraît dans le no de janvier 1926 (XV : 32-48). Presque aussitôt, les Jésuites de l’Immaculée-Conception à Montréal entreprennent de mettre sur pied une première troupe de jeunes scouts. Un an et demi plus tard, un collaborateur nous expose les « Premières expériences de scoutisme canadien-français » (L’Action française, XVIII : 46-52). L’on a bien lu ce titre. Ce n’est pas sans hésitation ni même sans quelque tremblement que j’ai proposé l’expérience. Le Père Dugré partage mes sentiments. Personne ne peut ignorer sous quelle forme et à quelles conditions nous avons conçu l’introduction du scoutisme dans nos milieux de jeunesse. Le Père Dugré a nettement précisé notre dessein :

Pourtant, si nous voulons utiliser chez nous cette méthode d’éducation et de préservation, il faudra, comme dans les autres pays, adapter le système à notre tempérament, à notre histoire, à nos coutumes.

Le Père entend même qu’on y mette plus de discrétion qu’en Belgique et en France :

Le scoutisme, né, grandi en Angleterre et aux États-Unis, comporte un ensemble de noms, de pratiques, d’allusions, qui nous déroutent ou ne nous disent rien. Il faut un robuste appétit pour digérer, comme beaucoup de Français et de Belges, toutes les particularités du scoutisme anglais.

Le Père n’en reste pas là :

Nous sommes donc d’avis que le scoutisme, s’il s’introduit chez nous, devra être toute autre chose qu’une préparation à la carrière des armes.

 

La question du patriotisme a également son importance… Le drapeau, l’hymne national, qui le fera vibrer, ce n’est pas l’Union Jack, ni le God save the King. La patrie qu’il veut grande et prospère, ce n’est pas l’Empire britannique, mais le Canada, tout particulièrement le Canada français.

Moi-même, pour calmer certaines appréhensions dans les familles et dans les milieux d’éducateurs, je me porte à la rescousse du Père Dugré, dans un mot d’ordre de la revue, en juillet 1926. Il ne pouvait plus être question d’accepter ou de refuser le scoutisme. Déjà beaucoup de jeunes Canadiens français s’étaient enrégimentés en des équipes anglaises ; un bataillon s’était même affilié au scoutisme officiel. Suffirait-il de bouder le mouvement ? Je m’en prends de nouveau aux méthodes purement négatives, les seules que nous avions su opposer jusqu’ici aux offensives ennemies :

Rien ne sert, disais-je, de s’escrimer avec une rapière devant un browning. Souvenons-nous : il y a telle société catholique, d’origine et d’inspiration étrangères, dont l’expansion, chez nous, a humilié et humilie encore notre sens national, notre goût légitime d’autonomie, jusque dans les cadres et les méthodes où se doit mouler l’action d’un peuple. Croit-on que cette société étrangère eût obtenu pareil succès, en un pays latin, si, il y a vingt ans, au lieu de la combattre par le ridicule ou de vaines paroles, on lui eût opposé quelque chose de solide et de concret… ? [Évidemment je visais les Knights of Columbus.]

Craignons, disais-je, le retour de la même aventure avec le scoutisme si notre tactique ne varie point.

Naïvement je me flatte même qu’un scoutisme bien canadien-français préservera la jeune génération de l’engouement de ses aînés pour les clubs neutres et pour la folichonnerie des Knights of Columbus :

Ne serait-ce de notre part qu’une illusion ? Il nous semble qu’ayant pris, dès la première adolescence, le goût d’associations calquées sur son esprit et son caractère, qu’en ayant éprouvé la haute vertu éducative, le jeune Canadien français serait mieux protégé que ses aînés contre les importations équivoques et malsaines. L’on va moins facilement à la bouffonnerie et à la sottise quand on a été discipliné par le bon sens.

Toujours confiant malgré tant de déceptions, je continue :

Il reste, cela va sans dire, que le scoutisme canadien-français n’aura rien à faire avec le scoutisme officiel, d’origine et d’esprit anglo-protestants ; qu’il n’empruntera même qu’à bon escient au scoutisme catholique de France. La terrible crise d’anglomanie qui sévit là-bas, rend nos cousins par trop inattentifs à leurs importations d’Outre-Manche.

… Oui, exigeons toutes ces conditions. Mais ne nous laissons pas voler notre jeunesse.

Au début de la nouvelle œuvre, tout parut marcher on ne peut mieux. Nos nouveaux scouts porteront d’abord un nom bien à eux : ils s’appelleront les Éclaireurs canadiens-français. L’Action française d’octobre 1926 (XVI : 220-224) publie leur loi. En plusieurs articles cette loi s’affirme originale, adaptée à la jeunesse qu’elle doit régir ; elle offre des variantes considérables avec celle des Anglais et même des Français et des Belges. Un collaborateur, qui signe Jean Tavernier, revient à la charge :

Nous réprouverions des tentatives qui ne se préoccuperaient pas suffisamment d’adapter les pratiques du scoutisme aux habitudes et aux aspirations de nos compatriotes.

En 1927, L’Action française publie, sous la signature de Georges-Henri Sainte-Marie, « Premières expériences de scoutisme canadien-français », ai-je déjà dit. J’y relève les mêmes prétentions à l’originalité :

Pour nous, du Canada français, cette méthode moderne d’éducation doit servir nos fins religieuses, nationales et autres. Sans quoi, il n’eût pas valu la peine d’en doter notre race, surtout quand déjà trop d’associations répondent si peu à ses aspirations légitimes.

Les Éclaireurs connaissent un rapide succès. Ils font la preuve qu’un mouvement autonome, bien à nous, peut conquérir la jeunesse canadienne-française. Que se passe-t-il dans la coulisse ? Tout à coup l’on apprend que l’autonomie des Éclaireurs déplaît à certaines gens et voire à certains personnages. La rumeur se répand que l’on s’apprête à leur ravir leur nom et à les affilier au scoutisme officiel et international. Un religieux d’Ottawa, féru de snobisme et, comme tant d’autres, magnifiquement dépourvu de sens national canadien-français, a déjà consommé l’affiliation de son groupe au scoutisme à la Baden-Powell. Dès la fin de 1934, la Fédération catholique des Éclaireurs canadiens-français sonne l’alarme. Mais les intrigues de la Boy Scout Association datent de 1929. Le notaire L.-Athanase Fréchette, du Comité directeur de la Fédération, alerte Mgr Conrad Chaumont (lettre du 29 décembre 1934). Il constate que la loi adoptée à Québec pour régir le scoutisme canadien-français est exactement la même que la loi Baden-Powell, et que l’on est en train de supprimer le caractère original, national et catholique de notre scoutisme. Un mémoire justificatif accompagne cette lettre. Le notaire Fréchette intervient de même auprès de Nosseigneurs de Chicoutimi et de Rimouski, auprès de l’abbé Philippe Perrier. L’aumônier des Scouts de Montréal, gravement inquiet, m’adresse à moi-même un mémoire. L’aumônier des scouts de Notre-Dame-de-Grâce, le Père Marc Labonté, un Dominicain obscur mais remuant, multiplie les démarches en sens inverse. À Montréal, les autorités religieuses se déterminent à la résistance et y poussent de toutes leurs forces. En 1933, Mgr Georges Gauthier fait même un voyage à Québec pour mettre en garde le cardinal Villeneuve. Les intentions du cardinal Villeneuve paraissent en effet assez troubles. Sous quelles pressions ou inspirations, l’on n’a jamais su, le cher Cardinal pose-t-il, depuis quelque temps, des gestes étranges ? On l’eût dit en fervente coquetterie avec les personnages officiels, avec les partisans du canadianisme tout court, par trop accessible à leurs manigances et à leurs flatteries. Le 11 décembre 1934 ou le 31 janvier 1935, je ne sais plus, une réunion a lieu, dans la capitale québecoise, des représentants des diverses sections du scoutisme catholique de la province de Québec. Le Cardinal impose sa volonté. Les résistants, y compris ceux de Montréal, n’ont qu’à s’incliner. Les Éclaireurs ont vécu. On adopte un projet d’affiliation à la Boy Scout Association. Le titre de Canadien français est retranché aux Scouts fédérés ; l’Union Jack remplace le drapeau de Carillon ; la blouse verte internationale remplace la blouse bleue des Éclaireurs. En guise de consolation, le Cardinal fait cette promesse aux Éclaireurs réunis au Marché Saint-Jacques, en février : « Nous voulons même que le mouvement garde le caractère national qui convient et son visage canadien-français. Nous ne le défigurerons pas » (La Presse, 20 février 1935). Mais, de ce visage, que restait-il ? Qu’avions-nous gagné à cette affiliation ? Quels motifs l’ont imposée ? Je me le demande encore. Toute cette affaire est restée singulièrement mystérieuse. Triomphe, une fois de plus, du canadianisme ou de l’uniformisme au Canada. Pudeur de faire bande à part, de n’être pas une province comme les autres ? Et ce, malheureusement avec la complicité de trop d’autorités religieuses. Comme si l’efficace moyen d’exercer, en notre pays, une influence française et catholique, serait de nous démarquer de nos notes distinctives, de paraître le moins possible Canadiens français et catholiques. Opinion qui est monnaie courante à l’heure où j’écris.

De passage un jour à Québec, je rends visite, comme à chacun de mes voyages, à mon vieil ami, Mgr L.-A. Paquet. Je lui pose la question :

— Ne vous paraît-il pas étrange, Monseigneur, qu’à l’heure même où nos évêques proclament notre scoutisme mouvement d’action catholique, ils l’affilient au scoutisme international d’origine et d’inspiration plutôt anglo-protestantes ?

Le fin prélat ne veut pas se compromettre. Il se contente de me répondre :

— J’ignorais cette affiliation. J’en parlerai sûrement à Son Éminence.

La Semaine d’histoire du Canada (23 au 27 novembre 1925)

À l’Action française revient, pour une bonne part, le lancement de la première « Semaine d’histoire du Canada ». Pour le relèvement de la conscience nationale, nous assignons alors à l’Histoire un rôle considérable. L’idée de cette « Semaine » me vient assez spontanément. Dans mes notes, je retrouve le plan des travaux tel que je l’ai dressé. Nul ne m’a nié la paternité du projet. Et si je tiens à cette paternité, on verra peut-être plus loin pour quels motifs. On peut lire, du reste, dans l’introduction au volume Rapport publié en 1926 :

… il convient de rappeler ici tout d’abord quel a été le premier initiateur de la Semaine d’Histoire du Canada. Plusieurs ont nommé déjà M. l’abbé Lionel Groulx. C’est lui en effet qui le premier a saisi notre société de cet intéressant projet, à l’une des séances du conseil de la Société historique de Montréal, au cours de janvier 1925, et, du premier coup, il l’avait si bien mûri que nous n’avons eu ensuite presque rien à changer à l’exécution du programme judicieusement élaboré qu’il nous soumettait en même temps.

En effet, bien incapable de mettre en branle, sans aide, une si vaste entreprise, je suis allé confier le projet à la Société historique de Montréal. Elle me paraît l’organisme tout désigné pour organiser la « Semaine ». On me confie la présidence du Comité ou de la Commission préparatoire ; Aegidius Fauteux, alors conservateur de la Bibliothèque Saint-Sulpice, en accepte le secrétariat et devient la cheville ouvrière de toute l’organisation. L’Action française fournit, de la meilleure grâce, sa publicité. Une première annonce du projet apparaît dans le vol. XII (déc. 1924) de la revue :

En cette même année 1925, vers la fin d’octobre, croyons-nous, la Semaine de l’histoire du Canada tiendra à Montréal sa première session. La Société historique de Montréal a fait le plus enthousiaste accueil à l’idée de l’abbé Groulx, et elle fera sûrement de sa Semaine le grand événement intellectuel du prochain automne.

D’autres notules suivront. La « Semaine », nous apprend-on, « sera, en quelque sorte, la glorification de notre histoire, mais aussi une manifestation pratique pour une étude plus ardente et plus soigneuse du passé » (L’Action française, XIV : 186). En octobre 1925, la revue consacre son mot d’ordre à la « Semaine de l’histoire nationale ». La date est fixée. Je définis plus exactement la fin de la manifestation : « faire une glorification du passé, montrer la grandeur et la fécondité de l’histoire, son rôle dans la vie nationale, en susciter un meilleur enseignement, battre la voie devant les chercheurs ». Je propose même que la « grande semaine » ait ses « lointains échos ». Pourquoi n’en pas organiser des répliques, des miniatures dans nos maisons d’enseignement ?

Quel besoin n’a pas la jeunesse de grandir dans la connaissance du passé ! Nous ne sommes point des bâtisseurs sur terre rase, mais les continuateurs d’un édifice commencé. Ouvriers d’une relève, il nous faut savoir à quels labeurs accorder le nôtre, quelle pensée maîtresse a guidé les vieux architectes.

Dans le même numéro de la revue, le président de la Société historique de Montréal, M. Victor Morin, donne quelques renseignements sur la « Semaine » ; il y insère la liste des principaux semainiers, professeurs et conférenciers. Aux séances d’étude de l’avant-midi et de l’après-midi, s’ajouteront les séances d’apparat du soir. Pour celles-ci, quelques-uns des plus grands noms de la vie politique et religieuse ont été mobilisés. La « Semaine » s’ouvre. En dépit de quelques sceptiques, tout de suite, des foules envahissent la salle académique de la Bibliothèque Saint-Sulpice, alors le rendez-vous des manifestations intellectuelles. On m’a désigné pour une conférence du soir. J’ai pris pour sujet : « L’histoire et la vie nationale ». Pour des raisons que je donnerai tout à l’heure, ma conférence n’apparaît point dans le volume-souvenir. Je l’ai reproduite dans Dix ans d’Action française. Je reviens, comme bien l’on pense, sur le rôle de l’histoire dans la vie nationale. D’où vient, à une nation, me suis-je demandé, son principe vital ? Point de la discipline religieuse, pour importante qu’en soit la fonction ; point non plus de l’État, ni de quelque sourd instinct, ni de certaines énergies morales des institutions, mais bien plutôt de ce que j’appelle « un idéal organisateur », entendons les raisons de vivre d’un groupe humain : foi en son être, foi en sa civilisation. Idéal, principe de vie, dont les Canadiens auraient pris conscience après 1760. Mais cet idéal, en quelle formule le définir ? Ne subit-il aucun obscurcissement, aucune évolution ? Il va se clarifiant, se fortifiant jusqu’en 1840. Il s’éclaire, se redresse après la crise. Il s’abat de nouveau après 1867. Retombée de la vie nationale que je décris par une analogie passablement grandiloquente :

Si quelque étranger se fût alors penché sur notre vie pour l’ausculter, malgré lui, ce me semble, il eût évoqué la silhouette des vieux moulins féodaux dont les rares survivants s’aperçoivent encore dans nos campagnes. Ils restent debout sur leurs assises de pierre, dans leur maçonnerie apparemment invulnérable. L’oreille penchée sur eux, l’on y croit percevoir quelque vague rumeur, l’écho lointain d’un passé ardent. Illusion ! La vie n’est plus en eux ; elle les a bien désertés. La dissolution, morsure des gelées et des pluies, se faufile sournoisement entre chacune de leurs pierres. La tempête fait gémir leur vieille charpente. Mais surtout leurs larges antennes qui, d’un mouvement si triomphal, tournoyaient sous le grand soleil et dans les étoiles, le vent les a broyées puis emportées, ou elles restent là, rigides, comme les ailes d’un grand oiseau mort.

Pourtant l’histoire demeure qui peut tout réparer. Par elle s’établit, entre les hommes, le lien collectif qui leur apprend leur fraternité ethnique. Elle encore, qui, en faisant voir les lignes, l’architecture de la maison des ancêtres, guide l’effort collectif. Un extrait va définir, une fois de plus, ma conception de l’histoire en ce temps-là, et le rôle presque mystérieux que je lui assigne :

Sans l’histoire, nous ne garderions, dans le mystère de nos nerfs et de notre sensibilité, que de vagues tendances, des vestiges presque informes de la vie et des héroïsmes anciens. Là s’arrêterait la transmission parcimonieuse du sang, anéantissant peu à peu tant d’efforts séculaires pour amener jusqu’à nous l’âme enrichie des aïeux. Il n’existe point, en effet, d’hérédité spirituelle ou morale proprement dite ; tout au plus de simples dispositions conséquentes à l’hérédité physique. Mais voici que vient l’histoire, passé et traditions recueillis et condensés. Tout le butin glorieux glané par elle le long des routes de la patrie, elle peut le porter à toutes les intelligences, faire entrer les moindres fils de la race en possession de leur patrimoine spirituel, les tenir en relations suivies avec les meilleurs des ancêtres, leur recomposer indéfiniment l’atmosphère morale où vivaient les héros.

Un devoir s’impose donc : rendre hommage à notre histoire « qui justifie si magnifiquement notre idéal de vie » :

Quand Hector, fils de Priam, eût succombé, et, avec lui, la fortune troyenne, on recueillit les cendres du chef « au casque étincelant », dans un coffret d’or qu’on enveloppa d’un voile de pourpre. Sépulture de fils de roi, sans doute ; hommage aussi d’une race reconnaissante à tout son passé héroïque.

En mes derniers mots, j’insiste sur l’une de mes idées favorites : le rôle de la volonté dans la vie d’un peuple, rôle d’un rappel toujours opportun, à une époque où l’on parle tant de la dialectique ou du déterminisme de l’histoire :

N’acceptons… sur notre destinée le joug d’aucun déterminisme absolu. Nous ne voguons pas ici-bas sur le « milieu vaste » de Pascal, « toujours incertains et flottants, poussés d’un bout vers l’autre ». Toute notre histoire est là qui affirme la puissance de la volonté dans la vie d’un peuple. La philosophie d’ailleurs nous en avertit : Dieu ne meut pas les peuples comme les planètes. Ce sont des êtres doués de liberté qui se meuvent eux-mêmes dans l’influx des énergies divines. Non seulement l’homme est « cause efficiente » de la société, mais son libre arbitre peut être cause des sociétés particulières ; il peut les former, les conserver, les modifier et les détruire. Donc le choix dépend de notre liberté, ou d’être demain une ébauche de nation, disparue avant d’avoir achevé sa destinée, « un essai mal venu » remis au creuset des mystérieux mélanges où les races durables s’élaborent avec le rebut des races manquées ; ou de réaliser, dans sa splendide plénitude, le rêve que Talon exposait un jour à Colbert : « Je ne suis pas un homme de cour et je ne dis pas, par la seule passion de plaire au roi et sans un juste fondement, que cette partie de la monarchie française deviendra quelque chose de grand. »

Quelque chose de grand ! Le mot conviendrait peut-être à cette « Semaine d’histoire », manifestation intellectuelle d’envergure. Tout se fut bien passé sans un incident désagréable qui me laissa longtemps un amer souvenir. J’ai dit ma vieille amitié pour l’abbé Émile Chartier. Elle remontait à 1901, aux premiers jours de la Croisade d’adolescents. J’ai rappelé aussi le rôle de l’abbé dans ma venue à Montréal en 1915. Quel malin esprit jeta presque tout de suite des ombres entre nous ? Mes cours d’histoire du Canada, qui répondaient à une si longue et si vive attente, remportèrent naturellement plus de succès que les cours de littérature du confrère. Mes modestes lauriers auraient-ils empêché mon ami de dormir ? Mgr Bruchési me prodiguait ses attentions. L’abbé, bien doué, grand travailleur, pouvait se permettre toutes les aspirations vers les hauts postes de l’Université. Dans le professeur d’histoire du Canada, aurait-il appréhendé un rival possible ? Certains agissements m’ont intrigué, au lendemain même de mon arrivée à Montréal. Mgr Bruchési charge l’abbé de m’inviter de sa part à prêcher à la messe du Saint-Esprit, jour de l’ouverture des cours à l’Université. Huit jours à peine avant la date fixée, je rencontre l’Archevêque. — « Et mon sermon, ça va ? — Quel sermon, Monseigneur ? — Mais l’abbé Chartier ne vous a pas averti ? — Point du tout. » L’Archevêque fait une tête ! J’en fais une pareille ! — « Monseigneur, il me reste trop peu de temps. Ayez pitié de moi. — Mon cher, prenez votre avion et allez !… » L’abbé avait prêché à cette messe du Saint-Esprit, les deux années précédentes. Voulait-il se réserver ce monopole, établir une tradition en sa faveur ? Au surplus, nous étions en pleine guerre. L’abbé avait écrit naguère, dans Le Devoir, des articles d’un nationalisme incandescent, articles qui, dans le temps, m’avaient fait m’exclamer et que, pour ma part, je n’aurais pas signés. Mais à mesure que s’allongeait la première guerre mondiale, visiblement le cher homme évoluait. Vivant à l’archevêché, dans l’entourage immédiat de l’Archevêque, ce dernier alors en coquetterie avec les politiciens participationnistes, l’abbé Chartier vit fondre ses intransigeances comme fond au soleil une cire trop molle. Resté fidèle à mes anciennes convictions, me voici devenu, par surcroît, et depuis 1917, hôte du presbytère du Saint-Enfant-Jésus, alors tenu, dans les milieux malveillants, pour un château fort nationaliste. Il arrive qu’en compagnie de l’abbé Philippe Perrier, je suis plutôt le sillage de Bourassa. Plus qu’il ne fallait peut-être pour jeter quelques nuages entre les deux amis de 1901. Le pauvre et cher abbé profiterait de la « Semaine d’histoire » pour se soulager le foie. Aurait-il été déçu, chagrin, de ne pas figurer parmi les vedettes du soir ? J’avais proposé son nom à notre Comité d’organisation. Aegidius Fauteux m’avait arrêté d’un mot sec : « Ennuyant comme la pluie ! » On ne lui réserva qu’un modeste cours à l’une de nos séances d’étude, et encore le dernier jour. Il prit pour sujet : « Points de vue en histoire ». Thèse qui peut se résumer ainsi : professeurs et rédacteurs d’histoire se garderont d’ « apprécier une époque disparue, d’après les idées qui ont cours à l’époque présente », tout comme de « juger les actes des représentants d’une race d’après le tour d’esprit qui est celui d’une race différente ». En d’autres termes, ils appliqueront le vieux principe qu’on ne juge impartialement un fait, une politique, un homme, qu’en les situant dans leur milieu et leur époque. Thèse défendable, même fort juste, à condition de ne pas l’outrer et, par exemple, de l’ériger en principe de moralité ou d’excuse facile pour les pires bévues et les pires crimes de l’histoire. Contre cet excès le semainier s’est-il suffisamment garé ? Il est permis d’en discuter. Un quelque chose ne trompe pas l’auditoire. Le ton avec lequel tout cela est débité : ton de pédagogue vexé, qui laisse sortir de sa poche un bout de férule. Et pour que nul n’ignore qui il vise, le professeur institue le procès des historiens antérieurs et actuels. M. Chapais est seul à trouver grâce. L’abbé donne raison au professeur de Québec dans la controverse sur les causes de l’Acte de Québec ; sans nommer le professeur de Montréal, il rejette son opinion ; il s’en prend de même à son exposé de la constitution de 1867 ; il tente d’excuser les « Pères » ; il s’en prend aussi à Henri d’Arles qui, dans son Acadie, tient responsable la métropole anglaise de la déportation des Acadiens. « Une belle leçon de loyalisme », prononce un assistant au sortir de la salle.

Chacun des cours a été présidé, plus ou moins à tour de rôle, par l’un ou l’autre des membres du Comité d’organisation. Davantage sur mes gardes, un petit mouvement ne m’aurait pas échappé à l’instant précis où l’abbé Chartier gravissait la tribune : la disparition soudaine et comme par hasard de mes collègues du Comité d’organisation. Tous se sont défilés. Resté seul, j’accompagne le conférencier ; je le présente et prends le siège officiel à côté de la tribune. Je subirai donc l’averse devant une salle comble, les uns s’amusant fort, mes amis un peu moins. Le président de la « Semaine d’histoire » a bien quelque raison de ne pas goûter outre mesure cette mercuriale qu’on lui sert en public. Après tout l’abbé est son hôte ou son invité… Mais est-ce bien le lieu et le moment de vider une controverse ? Le cours fini, le président se contente de faire observer que la thèse appelle quelques réserves : réserves qui seront faites en temps et lieu. Quelques instants plus tard, à la sortie de la foule, Aegidius Fauteux se trouve sur mon chemin :

— Je n’ai pas de compliments à vous faire, lui dis-je, pour le tour d’une propreté douteuse que vous venez de me jouer.

Il me regarde un peu déconfit, puis :

— Je m’accuse. J’aurais dû vous prévenir, parce que je savais. Il y a quelque temps, l’abbé est passé chez moi et pour me dire : « Fauteux, je brûle mes vaisseaux et je fonce sur l’abbé Groulx. »

Je sais donc à quoi m’en tenir. Le coup m’atteint durement. Tout ébréchée qu’elle pouvait être, notre amitié tenait encore. Et elle s’enveloppait pour moi de si émouvants souvenirs. Malheureusement les choses n’en resteront pas là. Fidèle à ma tactique d’ignorer les attaques d’où qu’elles viennent, je dédaigne de me défendre. J’y renonce tout à fait lorsqu’Albert Lévesque m’apporte, pour L’Action française, un compte rendu de la « Semaine » où il s’efforce de mettre les choses au point. Mais Henri d’Arles ne se croit pas tenu à autant de discrétion. Attaqué, il réclame le droit de se défendre, et dans L’Action française dont il est l’un des collaborateurs. Ajouterai-je qu’il a ses raisons de ne pas aimer plus qu’il ne faut l’abbé Chartier ? Il m’envoie un article dur, très dur, qui me laisse très embarrassé. À la revue, je l’ai déjà dit, mes collègues me font entière confiance. On me laisse coudées franches. Pour la première et unique fois, à propos d’articles, je réunis le Comité de direction. On prend connaissance du « poulet » d’Henri d’Arles. Forcément je suis amené à révéler l’intention inspiratrice de la conférence de l’abbé Chartier : « foncer sur l’abbé Groulx, président de la Semaine d’histoire ». On pèse le pour et le contre. Le choix est à faire entre l’abbé Chartier, plutôt loin des idées de l’Action française, et Henri d’Arles, collaborateur régulier qui, au surplus, nous pose cette alternative : ou laisser passer son article sans la moindre modification ou lui signifier son congé. Le Comité opte pour la publication de l’article. « L’abbé Chartier, conclut-on, a été l’agresseur, et en des circonstances qui rendent son acte inexcusable. Qu’il en paie la façon ! » L’article paraît (L’Action française, XV : 152-169). Il fait du bruit. On s’en émeut jusqu’à l’Archevêché de Montréal. Un jour que je suis de passage en la maison épiscopale, Nosseigneurs Deschamps et Gauthier s’enquièrent des motifs et circonstances de la petite querelle. Je raconte le triste incident de fil en aiguille. Les deux évêques m’écoutent attentivement avec des sourires entendus, des petits mouvements de tête, des échanges de regards, qui n’ont rien d’une désapprobation. Mgr Georges Gauthier met fin à mon récit par cette simple exclamation : « Quelle tristesse ! » L’incident aura son épilogue guère plus réjouissant ; je le raconterai, si j’en ai le temps, dans le prochain volume de ces Mémoires. Une de ces histoires disgracieuses dont on se demande le pourquoi en quelque vie d’homme que ce soit !

Le problème social

Autre problème que L’Action française n’a pas négligé quoi que prétende l’actuelle génération. Aussitôt fondée la Semaine sociale du Canada, fondation de l’un des anciens de la Ligue, le Père Papin Archambault, la revue s’emploie de son mieux à faire de la publicité à l’institution. Chaque année elle annonce la Semaine, publie un rapport des cours. L’Action française édite même quelques volumes de ces séries de cours. Pour propager, stimuler l’étude de la question sociale, la revue recommande, dans un mot d’ordre, la nouvelle Faculté des sciences sociales de l’Université de Montréal.

Le problème agricole attire particulièrement notre attention. La revue lui accorde des mots d’ordre. L’agriculture figure en nos grandes enquêtes, et, par exemple, dans l’enquête sur « La défense de notre capital humain ». J’écris un article d’alarme : « La haine de la terre » où je signale aux dirigeants la désertion des campagnes (X : 39-46). L’Action française adresse son salut enthousiaste à l’UCC qui vient de naître (XII : 250-251). Elle insiste sur la nécessité d’une meilleure diffusion de l’enseignement agricole, en particulier par l’enseignement d’hiver. Pour en traiter, elle fait appel à un spécialiste : Albert Rioux. Un autre spécialiste, Charles Gagné, plaide, dès ce temps-là, en faveur du crédit agricole (XX : 141-147).

L’Action française n’a pas moins prôné, aidé le syndicalisme ouvrier. En 1922, elle invite l’un des fondateurs du syndicalisme catholique au Canada, Mgr Eugène Lapointe, à exposer la question (VII : 98-116). La même année, dans un mot d’ordre, elle dénonce l’Internationale, « domination étrangère sur notre organisation du travail ». Elle espère qu’on hâtera la délivrance du travail canadien de la tutelle américaine (VII : 129). Elle fait large écho, la même année, au premier Congrès de la Confédération des travailleurs catholiques du Canada. En 1925, Antonio Perrault, à propos d’une thèse du Père Ludovic Maltais, o.f.m., écrit un court historique du syndicalisme catholique dans la province de Québec et en souligne les progrès (XIV : 116-124). En 1928, autre rapport au 7e Congrès de la CTCC. Toujours au chapitre du problème social, en 1927, Hermas Bastien préconise « Pour la famille nombreuse », les allocations familiales (XVIII : 114-120). Thème que reprend, l’année suivante, le Père Léon Lebel, s.j. : « Un complément nécessaire du salaire : les allocations familiales » (XX : 270-290). Comme quoi L’Action française ne cesse de justifier son caractère de revue d’avant-garde.

Vers l’Amérique latine

Avec son souci continuel des « fenêtres ouvertes », l’Action française aura été la première, semble-t-il, à tourner l’attention du Canada français vers l’Amérique latine. J’ai toujours cru, pour ma part, qu’il fallait chercher de ce côté-là un contrepoids à l’influence omnipotente de Washington. La froide attitude de nos gouvernants m’a toujours paru, au reste, une insigne maladresse, une concession poltronne au sentiment impérialiste britannique. À Paris, en 1922, j’ai suivi, à l’Institut d’Action française, un cours singulièrement agressif de Marius André, sur l’histoire de l’Amérique espagnole : essai de réhabilitation de la période de la conquête et de la colonisation. Vers le même temps, je lis régulièrement la Revue de l’Amérique latine, fondée et publiée à Paris, par un groupe de Latins d’Amérique. De retour au Canada, j’abonne l’Action française à la revue parisienne. Et j’obtiens que l’un de nos jeunes directeurs, l’avocat Émile Bruchési, nous écrive, de temps à autre, une chronique des événements de l’Amérique latine. C’est par ce chemin que nous serons amenés à nous occuper des affaires du Mexique, alors en proie à une violente persécution religieuse. Le 13 octobre 1926, la Ligue d’Action française prend même l’initiative d’adresser à l’Archevêque de Mexico, une lettre collective de « vives sympathies », au bas de laquelle apparaissent les signatures de toutes les Sociétés nationales du Canada français et des États-Unis (XVII : 41-43). Dans « La vie de l’Action française » (XVI : 317), Jacques Brassier souligne l’heureuse démarche et souhaite qu’elle se produise plus souvent. L’année précédente, dans un bref article de quatre pages, le directeur de la revue s’est déjà élevé contre le silence de l’opinion en face de l’effroyable crise mexicaine :

Franchement, il est un peu humiliant pour nous et pour la conscience humaine que d’aussi rudes brimades administrées à des milliers de nos frères n’agitent l’opinion que d’une émotion superficielle, alors qu’une trentaine de barbes de rabbins coupées pour rire à Varsovie, feraient parler dès demain d’un effroyable pogrom et ébranleraient le chœur en colère de la presse des cinq continents (XVI : 118-122).

Ce serait peut-être aussi le lieu de rappeler l’effort accompli par l’Action française pour resserrer nos liens intellectuels avec la France. On me dispensera de revenir sur la fondation de notre Comité de propagande à Paris. Je rappellerai ici seulement notre collaboration à quelques-unes des grandes revues de France. Antonio Perrault envoie un article aux Lettres qui viennent d’instituer une enquête sur le nationalisme. Le Père Lamarche, Jean Désy collaborent à la Revue hebdomadaire ; j’envoie moi-même un article à la Revue des Jeunes. Et nos regards vont au-delà de la France. L’Action française publie, en 1925 (XIV : 103-115), une étude signée Belga, sur « La question flamande en Belgique ». En mon voyage à Paris en 1921-1922, je charge l’abbé Fortunat Charron d’aller nous représenter à un Congrès international des Sinnfeiners irlandais.

Le souci moral et religieux

Je n’ai pas caché quelques-unes des inquiétudes qui m’assaillirent le jour où l’on m’imposa la direction de L’Action française. L’œuvre était plutôt profane que religieuse. Un prêtre, même mandaté par son évêque, s’y trouverait-il à l’aise ? Inquiétudes déjà éprouvées à l’heure où l’on m’assigna la chaire d’Histoire du Canada à l’Université. Un type de prêtre m’a toujours paru déplorable : le prêtre « intellectualisé », comme on disait parfois. Et l’on entendait par là, le prêtre envoûté, absorbé par le travail intellectuel jusqu’à en perdre l’esprit sacerdotal. Type de prêtre-académicien ou désaffecté qui promène, dans les salons, un personnage plus mondain qu’ecclésiastique. À Valleyfield, je crois l’avoir dit, je m’étais fortement attaché à ma fonction, moins pour son aspect enseignement, que pour le rôle d’éducateur et d’éducateur-prêtre qui m’offrait toutes les ressources et toutes les joies du labeur surnaturel. Le métier d’historien, absorbant et même débordant, me laisserait-il les contacts indispensables avec les réalités chrétiennes, les nourritures spirituelles, soutien de toute vie de prêtre ? Et lorsque à mon enseignement à l’Université serait venue se joindre la direction d’une revue d’avant-garde telle que L’Action française, entraînée de par son caractère, en des batailles de l’ordre politique, économique, culturel, que me resterait-il de la fonction ou de l’esprit de mon état ? Saurais-je préserver, en ma double tâche, l’essentielle hiérarchie des valeurs ? Souci de bien des jours qui n’a cessé de me tenailler. Pour écrire ce volume de Mémoires, j’ai dû relire les vingt tomes de L’Action française. Me fais-je illusion ? Dans la tenue générale de la revue et dans ma part de collaboration, la préoccupation religieuse n’a pas tenu, me semble-t-il, médiocre place.

En 1926, au cours d’une revue de nos derniers dix ans, Anatole Vanier indiquait la part faite par L’Action française, au « sentiment religieux ». En chacune de nos grandes enquêtes, pouvait-il observer, la question religieuse ou l’aspect religieux de la vie canadienne-française avaient été abordés, exposés, discutés. Avec Mgr Paquet, tous, à l’Action française, nous l’admettons et le professons : « La première de nos forces nationales, c’est la foi. » Évoquerais-je à l’appui de cette affirmation, tel de nos mots d’ordre sur « La primauté du moral », petite page dont je prends la responsabilité et que je veux citer pour une part :

Un peuple n’a pas le droit de laisser choir dans sa vie la primauté du moral. À quoi bon le progrès matériel, le souci de l’hygiène physique, si la vie humaine se corrompt à ses sources, si le capital humain, le premier des capitaux, est affreusement avili ? Peuple jeune, aux forces hier encore intactes, n’avons-nous rien de mieux à faire que d’étaler devant le monde ce que Godefroid Kurth appelait « la pourriture du fruit vert » ? (XVIII : 129).

Ce jour-là, je dénonce — qui le croirait aujourd’hui ? — une pratique regrettable, en train de s’installer : l’ouverture du cinéma le dimanche. Mais combien d’autres engouements et combien de défaillances de même nature, n’avons-nous pas combattus : journalisme jaune, publications immorales, profanation du dimanche, et encore et souvent, le cinéma corrupteur. Sur ce point comme sur d’autres, L’Action française se garde d’en rester au négativisme. À l’occasion de notre protestation en faveur des catholiques mexicains persécutés, Jacques Brassier écrit : « La solidarité catholique est la première de toutes les solidarités, celle qu’il faut affirmer plus énergiquement que toutes les autres » (XVI : 317). L’Action française épaule de son mieux la presse catholique (XIII : 3 ; XV : 64 ; XIX : 59-61). Dans l’espoir que se fonde un jour, parmi nous, une institution de même nature, la revue fait de la publicité à la « Semaine des écrivains catholiques » de France (VIII : 91-99 ; XIII : 44-49). Le problème religieux, nous le posons expressément, à l’occasion de la dixième année de la revue. Pour nous, le problème s’intègre en la synthèse de notre doctrine. Un collaborateur cite, en particulier, cet extrait de l’un de mes articles de janvier 1921 :

Conserver à Dieu un peuple qui glorifie et respecte l’ordre souverain, qui, dans l’apostasie trop générale des nations, continue de professer la vérité unique et de rendre hommage à Notre-Seigneur Jésus-Christ, nous paraît une œuvre qui l’emporte sur le rêve d’une grandeur politique et matérielle (XVII : 7).

Parmi les articles que j’écris dans la revue, je retrouve : « L’École des héros », à l’occasion de l’année « aloysienne », deuxième centenaire de la canonisation de Louis de Gonzague. Un paragraphe indique l’atmosphère où nous essayions de maintenir même notre action nationale (XVI : 82-92) :

Puisse cette année lui rappeler [à la jeunesse] plus fortement la primauté de l’action surnaturelle dans toutes les entreprises humaines. Nul ne peut se flatter de servir longtemps ni bien les nobles causes, s’il n’a réalisé en soi la discipline intérieure où viennent s’appuyer, comme sur leur contrefort naturel, la persévérance et le désintéressement. À égalité d’intelligence et de savoir-faire, ce seront toujours les surnaturels qui serviront le mieux notre race et notre pays. Plus que les autres, ils disposent d’une vie robuste, débordante ; plus que les autres aussi, ils savent ordonner leur labeur et lui assigner des fins élevées.

L’article ne passe pas inaperçu. Il a l’heur de plaire à Henri d’Arles qui me le fait savoir, dans une lettre du 25 septembre 1926 :

Notre jeunesse méditera, je l’espère, ce bel enseignement moral. Il est grand temps aussi que notre classe cultivée soit nourrie d’autre chose que de sèches formules, et que la religion lui soit présentée sous son aspect intellectuel.

Deux ans plus tard, invité à prononcer le discours à la soirée des « Prix d’action intellectuelle », je choisis d’y parler de « Nos responsabilités intellectuelles ». D’abord publié en brochure, après qu’une large tranche en eût paru dans L’Action française (XIX : 81-96), le discours est reproduit dans mes Orientations (p. 11-55). Ces responsabilités, je les décrivis par référence aux Canadiens français, mais aussi au milieu canadien et au milieu américain. Citerai-je, malgré sa longueur, un extrait de la conclusion de mon discours ? On me le pardonnera, sans doute, pour la méritoire conciliation que je tente, après tant de fois, entre le nationalisme littéraire et le culte de l’universel :

Je cherche donc vainement en quoi nos responsabilités intellectuelles pourraient gêner notre vie littéraire. Je cherche même en quoi la préoccupation de l’universel, même combinée avec les soucis d’un nationalisme légitime, pourrait affaiblir ou atténuer la personnalité de l’artiste ou de l’écrivain. Pour un peuple comme pour un individu, il n’est qu’une façon d’être original, c’est d’être soi-même, mais de l’être. Nous faire distincts de tous, rester le plus possible de notre terre, de notre race, mais aussi de notre foi, pas de plus sûr moyen d’atteindre à la puissante originalité. « Plus un poète chante dans son arbre généalogique, plus il chante juste », a dit Jean Cocteau. Et Maritain d’ajouter : « Les œuvres les plus universelles et les plus humaines sont celles qui portent le plus franchement la marque de leur patrie. » Voyons plutôt : de quoi se pourraient plaindre notre vie intellectuelle et même la vie nationale, si, pour avoir tenu devant nos yeux tout l’horizon de nos responsabilités, nos esprits se trouvaient vivifiés, stimulés, si des buts plus hauts, plus enivrants, nous arrachaient des œuvres plus puissantes, mieux faites, plus chargées, pour la patrie elle-même, d’énergie vitale ? Car, enfin, le choix qui se propose à nos volontés est celui-ci : ou nous replier sur nous-mêmes, n’être que des faiseurs de petits vers, de petits romans, de petite littérature ; pour de petites fins étroites et égoïstes, nous livrer à toutes les déliquescences de l’esprit ; et alors, et par fatale conséquence, n’être que les amuseurs de l’Amérique, des fabricants d’opium et de narcotiques subtils ; par tous les poisons parfumés, intoxiquer l’être physique et moral de notre peuple et le conduire rapidement au suicide ; ou plutôt ouvrir très larges nos esprits aux obligations de notre foi et du génie national, nous constituer les défenseurs du bon sens, des meilleures traditions ; au règne envahisseur de la matière, opposer les forces conquérantes du spiritualisme ; et, par là, nous sauver nous-mêmes, maintenir dans la vie de notre race l’habitude des hautes pensées et leur valeur tonique ; et, par là aussi, pour le continent et pour l’honneur de l’Église, demeurer des maîtres de vérité, une apologétique vivante.

De ces deux rôles ou de ces deux idéals, lequel est le plus propre à favoriser l’essor du talent ? Lequel peut se promettre sur l’âme d’un peuple, plus de prises, plus de force attractive ?

La publication de ma conférence en brochure me vaut une lettre extrêmement élogieuse du sénateur N.-A. Belcourt. Cette lettre, L’Action française la publie, dans le temps (XIX : 186-190), avec une note explicative. Je reproduis ici le tout, lettre et note : document précieux, ce me semble, sur l’état d’esprit des hommes les plus mêlés aux luttes de l’époque. On y apercevra peut-être aussi quelques-unes des répercussions inattendues de notre mouvement d’idées. Des adversaires nous cherchaient facilement noise. En revanche, des amis ne nous ménageaient pas leurs encouragements.

Ottawa, le 12 mars 1928.[NdÉ 3]

M. l’abbé Lionel Groulx,
3716, rue Saint-Hubert, Montréal.

Cher monsieur l’abbé,

Hier, c’était dimanche, le seul jour où vraiment je trouve le temps de lire et méditer. J’ai pu parcourir le Tract numéro 6, « Nos responsabilités intellectuelles », que vous avez eu la bonté de m’envoyer.

J’en ai été profondément impressionné. Je ne puis décider ce que j’ai admiré davantage : la beauté du style ou la force pénétrante de l’argumentation. Vous avez exposé votre thèse avec infiniment de justesse et de bon sens et une distinction soutenue.

Comme vous, je suis un croyant, fervent et convaincu, de l’énorme emprise, si souvent méconnue, que l’esprit peut exercer sur la matière, autant chez les individus que pour les collectivités. J’en ai fait dans ma personne l’expérience fréquente, puisque c’est à ma ténacité toute normande que j’ai, avec la grâce de Dieu, pu surmonter les attaques formidables et nombreuses que ma santé, toujours plus ou moins chancelante, a dû subir dès mon enfance.

Ce serait une erreur fatale pour la civilisation contemporaine, comme ce le fut pour la civilisation romaine, de croire qu’elle pourrait se dispenser de l’influence intellectuelle, morale, religieuse, dans le gouvernement efficace des États et la bonne conduite de ceux qui les composent.

La France, malgré ses erreurs et en dépit des infortunes nombreuses qui se sont abattues sur elle, a toujours conservé bien vive la flamme intellectuelle qui a éclairé ses gestes nationaux et internationaux. Aussi, a-t-elle pu, en dépit de tout, tenir.

D’autre part, aux États-Unis d’Amérique, où la richesse, en assumant des proportions de plus en plus fantastiques, a créé des appétits et des besoins matériels toujours grandissants, le matérialisme semble vouloir tout dominer ; la stabilité de la famille, base essentielle de l’État, y est sérieusement menacée. Aussi la Grande République court-elle de graves dangers.

C’est parce que nous, Canadiens français, avons persévéré dans le sentier que nous a tracé, dès les premiers jours de la Nouvelle-France, la Mère-Patrie, et avons essayé de subordonner nos intérêts matériels à nos responsabilités spirituelles, et dans notre conduite individuelle et dans notre action nationale, que nous pourrons et devrons exercer une influence salutaire de plus en plus grande sur l’avenir du Canada.

On dira peut-être que nos intérêts matériels en ont souffert ; je ne le crois guère. Si, jusqu’à il y a quelques années, nous n’avons pas, dans le domaine économique, joué un rôle égal à celui des Anglo-Canadiens, c’est parce que nous avons été soumis à des conditions profondément inégales. Notre retard, que nous sommes en train de réparer, a été causé, comme j’ai essayé de le démontrer à la Historical Society, à Toronto, l’an dernier, par l’absence des moyens et des occasions nécessaires à tout avancement substantiel.

La majorité qui nous entoure a commencé de comprendre que notre façon d’apprécier les choses, notre manière de vivre, le souci que nous avons de nos responsabilités intellectuelles et les dictées de l’ordre chrétien, constituent, après tout, la base indispensable du progrès, même matériel, de notre pays. De là, sont nés, je crois, le désir et la détermination des esprits les plus clairvoyants parmi les Anglo-Canadiens de se pencher davantage sur notre vie, d’apprendre notre histoire et d’y chercher des enseignements, des encouragements et des espérances.

L’œuvre que poursuit la Champlain Society, dont vous avez parlé, et d’autres comme le National Council of Education and Citizenship, et plusieurs autres encore, n’en sont-elles pas la preuve ? Il est significatif et consolant de se rappeler que ces sociétés ont été fondées à Toronto, exclusivement par des Anglo-Canadiens qui, jusqu’à il y a quelques années, en ont été les seuls membres. Le but de la société « Champlain » est de faire mieux connaître l’histoire des pionniers et des missionnaires français. Ces Anglo-Canadiens admirent la noblesse et la grandeur des gestes de Dieu par les Français sur ce continent et ils ont entrepris de faire partager leur admiration à leurs propres compatriotes. Ils se sont sentis pleins d’admiration devant l’attitude des Canadiens français encore prêts, de nos jours, à lutter pour un principe, pour un sentiment, et cela même aux dépens de leurs intérêts purement humains.

Le cas que nous faisons de nos devoirs moraux et notre souci constant de faire de cette vie terrestre autre chose qu’une course effrénée vers la richesse, les a émus. Ils ne sont pas loin de croire que le paysan ou l’artisan canadien-français possède après tout plus de saine philosophie que les chercheurs d’or.

La collaboration que, depuis plusieurs années déjà, j’ai donnée aux délibérations et aux travaux des sociétés mentionnées plus haut, et je pourrais en nommer d’autres, m’a permis de constater souvent une disposition évidente de la part des Anglo-Canadiens qui composent ces sociétés à coopérer loyalement, avec sympathie et même générosité, avec l’élément français, dans le but de se rapprocher pour mieux se comprendre, pour travailler d’un meilleur accord à l’entente des races, à la grandeur du pays.

Voilà ce qui, il me semble, il était important et opportun de redire. Vous l’avez fait d’une manière admirable et bien convaincante. Puisque les Anglo-Canadiens se plaisent à se pencher davantage sur notre vie, il en résulte pour nous le devoir de leur en faciliter la tâche, de les aider à nous mieux connaître et par conséquent à nous apprécier davantage. C’est notre devoir tout particulier de ne pas cacher nos lumières sous le boisseau, de faire connaître et d’expliquer notre passé, notre mission, — car évidemment nous en avons une, — notre bonne volonté, nos intentions et nos espérances… Sachons leur faire comprendre que nous avons sur la terre canadienne le droit de vivre notre vie propre, de nous développer dans la plus haute mesure possible toujours et en accord avec nos origines, nos caractéristiques, nos traditions, notre foi catholique, notre langue. Nous voulons qu’ils sachent que si nous ne cherchons pas à leur imposer nos conceptions de culture, de croyance ou de race, nous n’avons pas renoncé à la tâche de leur en démontrer la valeur.

Notre contribution au progrès national aura d’autant plus de valeur qu’on nous laissera plus de liberté pour perfectionner nos qualités et nos vertus françaises et chrétiennes. Le pacte fédéral ne pouvait pas avoir d’autre but que d’assurer l’avancement du Dominion, en accordant à chacune des deux grandes races qui l’ont fondé, la liberté et les moyens nécessaires pour assurer le plein et fructueux exercice des aptitudes particulières à chacune d’elles. Il ne peut certes pas avoir eu pour fin de faire de nous des Français qui ne le seraient qu’à moitié.

Voilà ce que j’ai vu dans votre étude. Vous ne me trouverez pas, j’espère, ou importun ou indiscret, si j’ose vous rappeler que c’est là l’évangile national que j’ai prêché toute ma vie chaque fois que l’occasion m’en a été offerte. Aussi, je me réjouis de ce que vous, chef d’un groupe aussi actif et brillant que celui que vous dirigez, ayez, et si éloquemment et clairement, défini nos responsabilités intellectuelles.

Tout cela est bien en accord avec la tâche, qu’historien et publiciste, vous avez assumée il y a déjà plusieurs années et depuis poursuivie avec une ténacité bien admirable, celle de maintenir devant les yeux des nôtres la supériorité des idées morales et des forces spirituelles. Vous avez, dans votre brillante étude, ajouté des raisons nouvelles pour les Canadiens français de s’attacher à la défense de leurs droits, pour assurer leur survivance ; aussi je me permets de vous offrir mes cordiales félicitations.

Votre très sincère,
N.-A. Belcourt

■ ■ ■

Pour me rassurer, au surplus, sur l’orthodoxie de mon nationalisme, un témoignage m’arrivera quelques années plus tard, en 1937, témoignage plus que tout autre rassurant, décisif. Il me viendra du théologien alors le plus illustre du Canada français : Mgr Louis-Adolphe Paquet. Et ce témoignage, mon vieil ami me le décernera quelques jours à peine avant mon discours tant discuté au deuxième Congrès de la Langue française. On peut le relire dans un article du prélat (Le Canada français, juin 1937, p. 931) qui a pour titre : « Trois obstacles à la paix mondiale ». Ce témoignage, je l’ai déjà cité dans le portrait que j’ai essayé d’esquisser de mon très noble ami, en mon précédent volume[NdÉ 4]. Je ne veux donc point y revenir.

Je ne crois pas trop présumer néanmoins des intentions du cher Mgr Paquet en écrivant ici que cette petite digression lui fut inspirée par le désir très net, sinon de nasarder quelques critiques de son entourage québecois, du moins de les rappeler à la raison. Jugement de théologien qui m’est resté infiniment précieux. Alors, et dans la suite, aux confins de problèmes où il est si facile de se tromper, combien de fois me suis-je reporté à l’absolution de mon vieil ami, pour me rassurer sur mon orthodoxie.

Le directeur de L’Action française est-il resté prêtre ? Il ne m’appartient pas d’en décider. Mes amis ont bien voulu m’en donner parfois l’assurance. Ils ne m’ont pas enlevé la nostalgie que j’ai toujours gardée d’un état de vie où j’aurais vécu davantage dans le sacré.

Bout d’histoire de l’Action française

L’histoire de l’Action française ! Il me semble que c’est elle que je viens de raconter en ces deux volumes de Mémoires, et sans doute, trop longuement. En ces dernières pages, il ne peut donc s’agir que de la vie intime de l’œuvre, de certains faits ou aperçus, de quelques courbes en son existence qui n’ont pu trouver place ailleurs et que j’essaierai de résumer avec le plus de concision possible.

La revue, je l’ai dit, connut des progrès rapides. Très petite chose, à ses débuts, une revuette, presque un tract avec ses 32 pages en 1917, elle passe, dès sa deuxième année, à 48 pages, puis à 64 en 1921. À partir de cette date, ce sont deux tomes, chaque année, qu’il faut porter à la reliure. Elle en restera là ou peu s’en faut jusqu’à la fin de 1928, année de sa disparition. En ses plus beaux jours, L’Action française parvint à recruter jusqu’à 5,000 abonnés : ce qui, pour l’époque et dans l’histoire des revues d’idées au Canada français, est un faîte rarement dépassé.

Toute l’œuvre de la Ligue a pris et très tôt une vigoureuse expansion. Saint Joseph ne lui a pas nui. Chaque printemps, les directeurs de la Ligue se rendent en groupe à l’Oratoire du Mont-Royal. Ils vont confier à l’économe fertile de la Sainte Famille, les intérêts matériels de leur œuvre. L’abbé Perrier dit la messe. Presque tous communient. Acte de dévotion qui n’a rien que de légitime de la part d’hommes qui se livrent à cette entreprise d’apostolat intellectuel avec un désintéressement total. D’abord le pauvre sous l’escalier au Monument National, ai-je dit plus haut, puis logée à l’édifice Dandurand, coin Sainte-Catherine et Saint-Denis, puis à l’édifice de La Sauvegarde, la Ligue d’Action française établit ses quartiers, en 1921, au no 369 de la rue Saint-Denis, dans un immeuble dont elle devient propriétaire. C’est là que ses éditions, sa Librairie et ses autres moyens de propagande prennent leur plein essor. J’ai mon bureau au deuxième étage. Deux fois la semaine, je m’y rends recevoir clients et amis. La Ligue a multiplié ses groupes d’Action française. Le groupe de Paris, appelé le Comité de propagande en France, prolonge son existence du moins jusqu’en 1927. Dans la province, on recense le groupe des étudiants de l’Université de Montréal, les groupes de Mégantic, de Coaticook, quelques autres dont je ne parviens point à retracer l’histoire. J’en retrouve un autre, en tout cas, à l’extérieur, fondé par un jeune Franco-Américain.

La revue reste, cela va de soi, le moteur dynamique de l’œuvre. Reproduire à la file les éloges qu’on lui prodigue ne serait guère manifestation de modestie. Ne retenons que ceux-là seuls qui marquent ou soulignent le rôle de L’Action française dans le mouvement des idées. La revue, on se plaît à le dire, et très tôt, n’a pas trompé les espérances fondées sur elle. Un religieux de Saint-Hyacinthe nous écrit, par exemple, en avril 1921 :

En réalité vous nous donnez encore plus que vous ne nous aviez promis, sinon par la quantité, au moins par la qualité et la variété. Vraiment, c’est un régal pour l’esprit que la lecture de L’Action française… Je n’ai pas plutôt fini la lecture d’un numéro que je soupire après l’autre (V : 256).

Vers le même temps, un groupe de jeunes compatriotes — dix étudiants à Fribourg, Suisse — nous envoient ce salut :

Courage…, nous serons bientôt avec vous en première ligne, forts et pleins de zèle pour la cause. En attendant nous racontons à nos camarades suisses ou français, les meilleures pages de notre histoire… Ils nous croyaient anglicisés… Continuez… Et si plus tard on fait de pareils compliments à de jeunes Canadiens, ils pourront répondre : « C’est grâce à L’Action française que nous avons gardé notre langue » (Ibid.)

En 1923, « l’un des plus brillants parmi nos jeunes journalistes » va jusqu’à faire de la petite Action française, « la première revue française du continent ». Un de nos amis de Ford City, le docteur Saint-Pierre, voudrait donner à tous ce mot d’ordre : « Répandons partout et toujours L’Action française » (IX : 191-192, 383). De jeunes étudiants de Québec, de leur camp Laval de Seaside, N.-B., envoient collectivement leur hommage à la « vaillante revue » (X : 189). En 1924, à l’occasion du jour de l’an, un archevêque de l’Ouest ajoute « une bénédiction du cœur pour le vaillant champion des causes patriotiques ». Un professeur d’université veut bien nous dire que L’Action française est « la revue de la fierté nationale ». Un collégien nous remercie « des clartés et des stimulants que L’Action française fournit à la jeunesse » (XI : 56). Des éloges de même espèce, rien de plus facile que d’en glaner en presque tous les numéros de la revue, à la rubrique « La vie de l’Action française » de Jacques Brassier. Il en vient même, ai-je dit, de l’étranger, de France, de Suisse. La Gazette de Lausanne qui, en 1924, publie une vingtaine d’articles sur le Canada, accorde quelques pages à notre réveil français depuis ces derniers vingt ans et décerne cette mention à L’Action française :

M. Groulx, professeur d’histoire du Canada à l’Université de Montréal, est le chef de L’Action française, une ligue qui n’a rien de commun avec celle de Daudet et de Maurras et qui s’est donné pour tâche de réveiller dans l’âme canadienne la fierté de la race. Il dirige une petite revue très vivante… Ces deux chefs [Bourassa et l’abbé] sont entourés de tout un état-major de collaborateurs qui ont chacun leur compétence spéciale et qui forment un groupe très militant et cohérent, plein d’ardeur et d’idéalisme (XI : 127).

De Zurich l’on nous écrit « pour en savoir plus long sur ce mouvement d’action française ». « En Suisse française, veut-on bien ajouter, c’est avec admiration que nous suivons l’évolution de ces vaillants petits peuples canadien et acadien » (XI : 187). Un Français, professeur dans un collège militaire du Canada, nous écrit : « Bien que je doive quitter pour toujours, sans doute, le Canada, l’été prochain, je désire vous envoyer mon abonnement pour toute l’année et c’est bien mon intention de continuer à vous lire quand je serai en France, car cette revue m’intéresse beaucoup » (XIII : 199).

Pour que ces éloges ne nous montent pas trop fort au nez, il n’est pas rare heureusement qu’une autre sorte d’amis y mêlent leur part de moutarde. Je vois, par exemple, qu’un jour Jacques Brassier leur adresse ce petit billet :

Nous recevons notre part de horions de la presse des politiciens et des snobs. Pour les uns et pour les autres, nous sommes les empêcheurs de danser en rond, les empêcheurs de la bonne entente dans l’abdication. Et nous sommes de la race méprisable des patriotes qui osent mettre le courage avant la tranquillité, la race avant le parti. Nous ne songeons guère à tenir compte de ces attaques plus méchantes que dangereuses, et il y a telle de ces gazettes ou de ces revuettes qui n’est pas assez riche pour nous payer la réclame que nous lui ferions par une riposte (XI : 125-126).

Je ne sais plus que choisir en notre florilège d’éloges. Je ne relèverai plus que les amabilités des plus haut côtés ou les plus imprévues. Celle-ci, par exemple, de l’abbé Olivier Maurault : « la revue la plus vivante, la plus profondément canadienne que nous ayons » (XII : 382). Cette autre, fort touchante, d’une petite Canadienne française émigrée à San Francisco :

Votre revue nous est bien précieuse, à mon frère, mes sœurs et moi qui sommes venus en ce pays très jeunes, mais qui, à la lecture de L’Action française, sentons se stimuler notre patriotisme. Si nous retournons demeurer au Canada, braver son rude climat, ce sera un peu votre œuvre, car vous nous faites sentir que notre place est au pays des aïeux (XII : 315).

De La Revue bleue de Paris, numéro du 1er novembre 1925, citerai-je l’extrait d’un article de l’abbé A. Lugan, où l’auteur, après un rappel des luttes parlementaires au Canada pour la défense de la langue française, ajoute ce couplet à l’adresse de L’Action française :

C’est un bulletin d’information et de direction nationale qui forme tous les ans un volume de près de 600 pages. Il est rédigé par l’élite des Canadiens français dont la collaboration est aussi brillante que désintéressée. Ses campagnes ont une répercussion profonde (XIII : 122).

L’Action française tient donc suffisamment de place dans l’opinion de son temps. S’étonnera-t-on qu’elle soit fréquemment citée ? Honneur tout particulier qu’on ne lui marchande pas. Ferdinand Bélanger, qui écrit dans L’Action catholique ses impressions sur la Semaine sociale de Sherbrooke (1924), fait cette observation :

Pour terminer, nous avons remarqué qu’une petite revue canadienne fut citée non moins de six ou sept fois, dans les cours de messieurs les professeurs de la Semaine sociale. Nous marquons notre étonnement. Cette revue, en effet, ne possède aucun des brevets qui recommandent ces sortes de personnes morales ; elle n’est pas universitaire, officielle ou mondaine ; en outre elle est d’un format plutôt modeste et ne paraît que mensuellement. Vous déchiffrerez l’énigme vous-mêmes : il s’agit de L’Action française (XII : 189).

En cette même année 1924 (XII : 248), « La vie de l’Action française » fournit à Jacques Brassier cet autre bloc sur la notoriété de la revue :

Ce n’est pas d’hier que nos meilleurs journaux reproduisent ses articles. Et pour ce mois dernier, notons que Le Devoir a reproduit, dans sa « Page littéraire », l’article de Mlle Marie-Claire Daveluy sur l’œuvre de Laure Conan, celui du Père Adélard Dugré sur Mgr Laflèche. L’article de M. Antonio Perrault sur « Notre indifférentisme national » a été reproduit en entier par Le Droit. Le même journal et La Liberté de Winnipeg en ont tiré des manchettes à mot d’ordre qu’ils tiennent à l’affiche depuis lors. La Voix de la jeunesse catholique de Québec (4 octobre 1924) y va de tout un article pour recommander cette « nourriture patriotique substantielle ». Ajoutons que, dans sa livraison d’octobre, Le Semeur reproduit l’article de l’abbé Groulx sur « Les vingt ans de l’A.C.J.C. »

L’honneur de la citation revient souvent à nos « mots d’ordre » (XIV : 264). Et l’on trouvera, dans « La vie de l’Action française » de la revue, en particulier au vol. XIII : 199, d’autres exemples de ces citations.

En 1925 le Royal Colonial Institute de Londres achète la série complète de L’Action française depuis sa fondation. De toute évidence, au siège même de l’Empire, on tient à se renseigner sur ce mouvement nationaliste.

Le « Grand Prix d’Action française »

Vers les années 1924-1925 le prestige de l’Action française, peut-on dire, atteint son plus haut point. Ce sera le moment où l’œuvre se sent assez forte, d’assez vigoureuses prises sur l’opinion pour se permettre de distribuer des décorations. À la vérité l’idée lui en est venue dès 1922. Dès lors, elle affirme son désir d’offrir quelque récompense à « des actes superbes mais qui restent dans l’obscurité, parce qu’ils paraissent tout simples à de trop modestes héros ». Elle invite donc ses amis à lui signaler ces actes méritoires, à lui préparer des dossiers. Elle se propose de procéder en « séance solennelle » à cette « distribution de prix de vertu patriotique » :

Un peuple comme le nôtre doit pouvoir marquer sa gratitude à ceux des siens qui défendent son patrimoine et alimentent, par leurs sacrifices, son capital moral (VIII : 251, 320).

Avec le temps l’idée se précise. La Ligue finit par s’arrêter à un seul prix : le « Grand Prix d’Action française », hommage qu’elle veut « aussi solennel que possible au serviteur le plus méritant de la cause nationale ». L’acte méritant pourra revêtir des formes diverses : dévouement momentané ou continu, défense courageuse du droit, publication d’articles, de brochures, d’un livre, fondation d’une œuvre importante, etc. L’Action française énonce franchement son dessein : « Tant de gloires douteuses sont offertes à l’admiration publique qu’il convient d’attirer l’attention sur d’autres spectacles, pour honorer le vrai mérite et redresser le jugement populaire. » Invite est donc faite à nos frères du Canada comme à ceux des États-Unis de « désigner celui des nôtres qui… a accompli, entre septembre 1922 et septembre 1923, l’acte le plus méritoire et le plus fécond pour la défense de l’âme française en Amérique ». Il s’agit, en réalité, d’un plébiscite. Et l’Action française se croit assez solidement en selle pour en assumer l’organisation. Une consultation générale est donc instituée de toutes les sociétés et associations nationales. Et pour cette première fois, le « Grand Prix » ira au sénateur N.-A. Belcourt, alors président de l’Association canadienne-française d’Éducation de l’Ontario. En la personne du sénateur, l’on entend honorer, sans doute, le grand avocat des écoles franco-ontariennes, mais aussi et avec lui, la minorité de sa province dont la magnifique résistance soulève alors l’admiration de toute l’Amérique française.

Pour ce 24 mai 1924, et pour la circonstance, nous avions espéré une célébration en plein air, devant la foule, au Parc La Fontaine. Le mauvais temps nous contraint de nous réfugier dans la salle publique de la paroisse de l’Immaculée-Conception, à proximité du Parc. Au nom de tous, l’Action française présente au sénateur un médaillon en bronze à son effigie. On m’a chargé de l’allocution de circonstance. On en peut lire le texte dans mes Dix ans d’Action française (207-216). J’y fais, cela va de soi, l’éloge personnel du sénateur, et j’ajoute :

Nous n’oublions pas, cependant, M. le sénateur, que votre principal honneur, l’un des plus hauts où l’on puisse prétendre, c’est d’être l’homme d’un droit, la personnification d’un petit peuple. C’est pourquoi notre hommage s’en va, par vous, à toute la minorité ontarienne…

En se battant pour eux, dirai-je encore, les Canadiens français de l’Ontario se sont battus pour nous, du Québec, et du même coup, ont « servi éminemment la patrie canadienne », puisque défendre leurs droits c’était défendre la paix, la justice « contre l’individualisme des États provinciaux et contre l’individualisme des majorités intolérantes ».

Nous sommes au soir de la fête de Dollard. Impossible de ne pas évoquer l’heureuse coïncidence :

Et voilà pourquoi aussi il nous est tout naturel d’évoquer ces choses, le soir d’un 24 mai, à quelques pas du monument Dollard. M. le sénateur, si l’âme des héros pouvait articuler leurs corps de bronze, le Dollard du parc La Fontaine vous enverrait, ce soir, à vous et à tous les vôtres, le salut de l’épée…

Lutte de civilisation que celle de 1660. Lutte de civilisation que celle de l’Ontario français. Ce qui me permettait cette conclusion :

Quand plus tard encore, cette civilisation de nouveau menacée, vous avez résolu de la défendre, dans l’âme de votre peuple comme dans la nôtre, croyez-le bien, c’était la même volonté qui s’affirmait. Le drapeau que vous tenez dans vos mains, si parfois il vous paraît lourd à porter, c’est qu’il a traversé cette lointaine et merveilleuse histoire et que ses plis en sont tout chargés. Et si la hampe a des frémissements qui vous émeuvent, n’en soyez pas trop étonné, c’est que vous l’avez ramassée quelque part vers le Long-Sault.

« Nos dix ans »

Le prestige de l’Action française, il nous sera donné de le constater de nouveau lors du dixième anniversaire de la revue. Inutile de relever ici toute la longue série des hommages adressés à l’œuvre par les principaux journaux et les principales revues du Canada français. Des échos en ont été recueillis aux pages 122-123, 188-189, 246-249 du XVe vol. ; 325, 333-367, 382-383 du XVIe vol. ; et 55-56 du XVIIe vol. Pour célébrer l’anniversaire, la Ligue n’a rien trouvé de mieux que l’organisation d’une journée d’étude. La journée, note un chroniqueur, prit « le caractère d’une véritable fête de famille, pleine de charme et de cordialité. Ce fut un grand réconfort pour nos amis et pour nous-mêmes. Tous nous ont laissé, avec leur bonsoir, ce vœu ardent : “Surtout, n’oubliez pas de recommencer l’année prochaine !” » J’ai déjà fait allusion plus haut à cette journée d’étude. Un rapport en a été publié au vol. XVI : 333-367 de L’Action française. Indéniablement une véritable amitié s’est nouée autour de notre œuvre, amitié fervente, souvent enthousiaste, qui fera dire à l’un de nos collaborateurs : « Il manquerait chez nous un rouage essentiel si L’Action française n’existait pas. » Le Canada français, sous la signature de « Laval », nous adresse ce compliment :

Tribune, c’est bien cela, qu’en réalité est une revue. C’est bien cela qu’a été, depuis sa fondation, la vaillante Action française de Montréal. Après dix ans, lorsqu’on remonte au jour où elle naquit en 1916, on ne peut s’empêcher d’admirer son œuvre d’assainissement, on ne peut s’empêcher de lui souhaiter longue, très longue vie (XV : 246).

Fra Domenico, dans La Revue dominicaine (mars 1926), loue L’Action française de s’être gardée de la formule de la chapelle close :

L’Action française, autant que le permet l’humaine faiblesse, voulut écarter cette méprise et se tenir sur les hauteurs que nous venons de signaler. Fidèle à ses amis, fidèle à ses doctrines, elle a soin de ventiler ses bureaux pour recevoir, d’où qu’ils viennent, l’air et la lumière. Pour ce haut esprit qu’elle manifeste depuis sa fondation, elle voit de plus en plus s’élargir son rayon d’influence et s’établir autour d’elle l’unanime respect (XV : 247).

Je n’ai nulle intention, ai-je dit, de délier la gerbe trop opulente des hommages dont on accable alors l’Action française. Glanons à la course quelques citations : « la revue bien portante » (Le Bien public) ; « l’amie éclairée et vigilante des groupes français de l’extérieur » (La Liberté de Winnipeg) ; la revue qui « s’est classée au premier rang des publications canadiennes » (Le Courrier de Saint-Hyacinthe) ; « œuvre où le souci du côté pratique et utile ne le cède qu’à la transcendance de la forme intellectuelle et littéraire » (L’Indépendant de Fall River, Mass.) ; œuvre qui « a contribué pour sa large part au développement chez nous du capital volonté » (Premier-Québec du Dr Jules Dorion, L’Action catholique, 2 fév. 1926). Je termine ces balancements d’encensoir par un simple rappel d’un article d’Henri d’Arles : « Examen de conscience » paru dans le XVIe vol. de la revue (280-291). Entre autres choses, au milieu de cet examen fort objectif, Henri d’Arles veut bien dire :

La nouvelle revue avait une physionomie absolument originale. Sa marque était d’avoir une doctrine.

Un banquet termine la journée du 12 décembre 1926. L’Action française de ce mois-là nous a conservé le texte de trois des discours alors prononcés. Le Père Papin Archambault rappelle, avec émotion, le souvenir des pionniers. Anatole Vanier tente une esquisse de « La doctrine de l’Action française ». René Chaloult parle au nom des jeunes et pour nous dire :

Comptez sur la jeunesse de Québec

 

Au nom de nos jeunes amis ici présents, au nom de ceux de la vieille capitale, dont la pensée est avec nous ce soir, permettez-moi de vous assurer de notre complet dévouement à la noble cause qui, depuis dix ans, bénéficie du meilleur de vos esprits et de vos cœurs.

En cette année 1926, l’Action française avait atteint, on l’aurait pu croire, son sommet. À mon sens, ce sommet, elle l’atteint plutôt l’année suivante. C’est en 1927, en effet, qu’elle mena de front une reprise et synthèse de sa doctrine et une méritoire et laborieuse enquête sur le soixantenaire de la Confédération canadienne : enquête qui constitue l’étude la plus approfondie de notre régime politique encore faite à l’époque.

Ma collaboration écrite

Jusqu’à la fin, je crois avoir fourni à la revue une active collaboration. La « Table des matières » de chaque volume en porte la preuve. Outre ma participation à chacune des grandes enquêtes, et outre « La vie de l’Action française » que signe Jacques Brassier, en presque chaque numéro, et sans compter un bon nombre des mots d’ordre, j’écris nombre d’articles de circonstance sur des sujets divers : « Notre hommage au Devoir » (à l’occasion de son dixième anniversaire), « Marguerite Bourgeoys », « François de Laval », « Louis-Joseph Papineau », « La Découverte du Mississipi », « Mgr Taché », « Les Vingt ans de l’ACJC », « Les Patriotes de ’37 et les châtiments de l’Église ». J’écris des relations de voyages : « Dans Kent et Essex », « Lettre du Manitoba », « Les Franco-Américains et nous » ; quelques articles de critique littéraire : « L’Obscure Souffrance de Laure Conan » ; des articles de demi-polémique : « L’Anglomanie scolaire : Nous faut-il plus d’anglais ? ». Et encore : « La haine de la terre », « L’école des héros », « Le Mexique ». Presque chaque année aussi je fournis ma part de collaboration à notre Almanach de la Langue française.

Mon attention, je le constate, s’éparpille un peu, se porte de bien des côtés. Déjà je suis un homme inquiet. La multiplicité et la gravité des problèmes qui se posent sur la route de notre petit peuple m’effraient. Je n’en veux pour preuve que cette finale de mon article sur « Les Vingt ans de l’ACJC » écrit en 1924 :

… Le temps n’est plus où la jeunesse pouvait se passer de grandes inquiétudes. L’effort de survivance que nous soutenons est effroyable de difficulté et d’audace. Tout indique que d’ici cinquante ans les grands événements se passeront en Amérique autant qu’en Europe. Placé entre la décomposition mexicaine et le chancelant État canadien, le colosse américain va réaliser son rêve d’hégémonie continentale ou succomber devant la menace grandissante du Pacifique. Le petit vaisseau de nos destinées devra traverser victorieux ces formidables remous. C’est donc l’heure, pour chaque âme, de se tendre jusqu’à sa plus grande puissance ; c’est l’heure d’accrocher nos vies aux rêves les plus féconds, aux formules d’action les plus sûres et les plus pleines. Où borner l’espoir d’une génération qui voudrait être de large vision intellectuelle et de volonté hardie, pour embrasser nos problèmes dans leur totalité et dans leurs dépendances, avec l’ambition de les résoudre pleinement ; qui voudrait compter avec le rôle des forces matérielles, en se souvenant pourtant des prérogatives d’une race latine et de toute race vraiment humaine ; qui, au-dessus de l’intelligence maîtresse de la terre et de l’argent, apercevrait l’esprit de Dieu, la loi de son Évangile et ne voudrait réaliser que dans cette lumière souveraine l’ordre et le progrès de la patrie ? (XI : 371-372).

Homme inquiet, je me défends pourtant, je me suis toujours défendu du pessimisme absolu, destructeur, forme à peine voilée de défaitisme. Je crois malgré tout en l’avenir, aux puissances de résurrection latentes en l’âme de tout peuple catholique. J’y ai cru et j’y crois, non comme on l’a quelquefois pensé par tactique, par résolution de réconforter les autres à tout prix, malgré mon propre scepticisme. Je suis resté un optimiste, un espérant, parce que je crois d’abord en la Providence qui ne peut vouloir la mort des peuples catholiques, et parce que je crois aussi en la volonté des hommes et des groupements humains pour le redressement de leur destinée. C’est peut-être cette foi inébranlée qui m’a valu, en cette époque de l’Action française, tant d’amitiés émouvantes et d’abord la confiance de mes collègues de la direction.

On me le fait bien voir en 1928. Le 12 janvier de cette année-là, un dîner intime au Cercle universitaire de Montréal groupe un certain nombre d’amis et de collaborateurs. Et que veut-on célébrer ? Un événement aussi banal que mes cinquante ans. Ce même jour on me prodigue des titres qui m’ont toujours effrayé, entre autres celui de « guide et animateur de la jeunesse intellectuelle ». Et à ceux qui n’ont pu participer à la petite fête, on rappelle que « l’abbé Groulx a été ordonné prêtre le 28 juin 1903, et que nous sommes en 1928… » (XIX : 57-58).

C’est l’annonce de nouvelles fêtes. On ne les oublie point. Le 17 mai 1928, les mêmes amis et quelques autres fêtent mon vingt-cinquième anniversaire d’ordination sacerdotale. Cela débute par une grand-messe que je chante à l’église du Saint-Enfant-Jésus, assisté de deux de mes anciens élèves, les abbés Herménégilde Julien et Lionel Deguire. Le curé, M. l’abbé Perrier, s’est réservé le sermon. Il décrit ce qu’il appelle mon « apostolat intellectuel ». À la banquette, je subis l’averse amicale. Après des « agapes confraternelles », — expression de « Testis », qui fait rapport de la journée dans L’Action française (XIX : 314-321), — au presbytère de l’abbé Perrier, les invités se réunissent en une façon de séance d’étude au restaurant Kerhulu et Odiau pour y entendre une série de petites causeries. Hermas Bastien refait l’histoire de l’Action française que viennent commenter divers amis : les RR. PP. Rodrigue Villeneuve, Charlebois, Lévi Côté, o.m.i., l’abbé Alary, MM. Magnan, Dorion et Chaloult et moi-même. Le soir, la journée se termine par un banquet de 125 convives au Cercle universitaire. Allocutions d’Antonio Perrault, d’Anatole Vanier et d’Olivar Asselin, toutes plus aimables l’une que l’autre pour le jubilaire. Il me revient naturellement de conclure. Je rends hommage à mon cher curé, celui qui a rendu possible ma petite carrière d’historien et de directeur de L’Action française. J’ai à mes côtés mon ancien condisciple, Son Excellence Mgr Alfred Langlois, devenu évêque de Valleyfield. J’en prends occasion pour rappeler quelques souvenirs de ma vie de collégien, évoquer le condisciple qui a donné « des ailes à mes rêves ». Je termine par quelques conseils à la jeunesse, à tous ces jeunes amis que je tiens responsables de l’organisation de ces fêtes. En ce bout de mon discours, une chose me frappe aujourd’hui, et c’est l’inquiétude que m’apporte, dès ce temps-là, la pénétration chez nous, de « quelques-unes des plus mauvaises formes de la pensée américaine ». Par exemple, ce court extrait :

Ce n’est pas tant la virulence affolante de l’invasion qui nous doit effrayer, que, devant elle, notre absence de personnalité qui nous laisse sans l’instinct même de la défense. Quel grave avertissement pour nos lettrés, pour les représentants de la culture, chez nous, pour tous ceux qui ont le devoir de nous faire une personnalité intellectuelle ! Ne nous le cachons point. Un peuple ne subit de façon aussi anormale la pensée de l’étranger que lorsque sa propre vie intellectuelle est déficitaire. Et le meilleur moyen de défense contre la pensée de l’étranger, c’est encore la richesse et la vigueur de la pensée et de la personnalité nationales.

Mais un autre primat intellectuel me paraissait s’imposer. Une société humaine, une race, un peuple, rappelai-je, ne sont ce qu’ils doivent être, n’atteignent leur condition normale, leur vraie grandeur, leur vraie beauté, que constitués selon le plan de Dieu, dans un ordre temporel organisé en fonction de l’ordre suprême. Et de là, cette finale qui, après trente ans, me redonne bien une petite émotion :

Car s’il y a quelque chose que les années ont fortifié en moi, c’est ma foi en l’Église et en son rôle social. L’étude de la doctrine et de l’histoire m’ont appris entre autres choses que, pour les peuples, il ne saurait exister de solide et durable équilibre en dehors des lois d’une politique chrétienne, ni de plus haute forme de civilisation que le catholicisme. Et si je me persuade que, pour un prêtre qui vieillit, il n’existe qu’un seul chagrin vraiment inconsolable, celui de n’avoir pas fait tout son devoir de prêtre, de ne s’être pas consumé, pour Dieu et son Église, jusqu’au dernier spasme, comme les flammes des sanctuaires, de même faut-il croire qu’il ne peut exister pour l’homme public et pour l’apôtre laïc, qu’une erreur, une seule erreur irréparable, celle de n’avoir pas accordé son action aux règles de sa foi, d’avoir écarté de son labeur et de son chemin, la collaboration de cette suprême ouvrière du salut national qu’est l’Église de Jésus-Christ (XIX : 294-299).

Lézardes dans le mur

Après dix ans d’existence, L’Action française, ai-je dit et redit, vient d’atteindre son sommet. Tous les sommets sont mélancoliques, parce que ni les hommes, ni les œuvres ne s’y peuvent longtemps maintenir. Au terme de sa dixième année, du reste, l’œuvre, si l’on en prend une vue rétrospective, n’a pas connu que des triomphes. Elle a eu sa part d’épreuves. Le grand nombre, l’immense majorité de ses fidèles abonnés, ne lui font pas oublier les abonnés retardataires : ceux qui se laissent traîner un an, deux ans, puis avertis, pressés d’avoir à payer, se désabonnent avec l’amertume d’une dignité froissée. L’Action française disparue, nous calculerons que les retardataires lui ont fait perdre environ $20,000, somme assez considérable pour une œuvre d’ouvriers désintéressés dont la plupart, et parmi les plus actifs, n’ont jamais retiré un sou. Il y a aussi les désabonnés par mécontentement : autre travers de nos chers compatriotes. Jacques Brassier ne peut s’empêcher d’administrer quelques coups de triques à cette catégorie de grognons si gratuits. Il écrit, en 1924 (XII : 382) :

On connaît en effet la réjouissante « mentalité » de l’abonné de revue ou de journal catholiques. Il souffrira que son journal politique lui entasse tous les jours des niaiseries grosses comme l’Himalaya, que le journal jaune lui jette à la figure quotidiennement sa pelletée de boue et de sang. Mais si la revue ou le journal catholique ont le malheur, un jour ou l’autre, d’exprimer une idée qui ne va pas à cet abonné si endurant pour autre chose, c’est fini : votre revue, votre journal est déclaré foncièrement, essentiellement détestable, mauvais. Et la porte ! la porte ! C’est tout ce qu’il faut à ce mécréant.

Pour abattre les enthousiasmes les plus fervents, est-il rien toutefois de plus efficace que l’inertie de l’opinion, la résistance sourde, tenace d’un peuple à son propre réveil ? L’apathie, misère plus difficile à supporter que l’hostilité ouverte, hargneuse. L’hostilité vous avertit à tout le moins, que vous avez touché, secoué, et peut-être trop durement. L’apathie vous signifie que vous avez parlé en l’air, frappé dans l’eau. Au cours de sa vie, L’Action française confesse, de temps à autre, son désenchantement. Hélas, si la petite revue avait survécu, qu’y lirions-nous aujourd’hui, après tant de combats livrés par elle et qui sont encore à reprendre ? En 1922 Jacques Brassier déplore l’incohérence, l’imprécision de la conscience nationale. Et c’est à propos de la Saint-Jean-Baptiste de cette année-là. La fête, observe-t-il, a manqué « d’un élément de vie. Aucun insigne, aucun emblème ne s’affichait aux revers des habits. Trop de drapeaux et trop divers flottaient ce jour-là dans la brise » (VIII : 55). Ces signes extérieurs se sont peut-être améliorés. Mais, en l’an 1955, qu’y a-t-il de changé au fond des âmes ? La conscience nationale a-t-elle forme si vivante ?

Qu’y a-t-il de changé également dans la situation économique des Canadiens français, dans la domination du capital étranger, cette forme de colonialisme et de capitulation, qui a renouvelé la catastrophe de 1760 ? Dans l’enquête de 1926 : « La défense et la conservation de notre capital humain », je vois que le Père Alexandre Dugré presse nos hommes d’affaires, nos politiques, de prendre enfin la direction de notre vie économique :

Si au lieu de capitaux ennemis, nous canalisions toutes les épargnes de notre race en vue de conquérir pour nous ; si au lieu de confier nos capitaux aux étrangers ou à l’étranger, nous les faisions fructifier ici pour les grossir à même nos richesses du sous-sol et du sur-sol… si au lieu de toujours négocier avec les Américains nous invitions nos financiers à travailler ensemble, à se faire les grands argentiers de notre conquête victorieuse… nous donnerions enfin à notre race une chance d’arriver à l’âge adulte, de marcher sans béquilles… (XVI : 272).

J’ouvre L’Action française quelques pages plus haut. Et à propos de la même enquête de 1926, je lis cette conclusion alarmée d’Antonio Perrault :

À la minute où j’écris cette page, entre un ami dont le dévouement à la cause française ne s’est jamais ralenti. Aux premiers mots échangés, perce la tristesse que lui causent le zèle, que d’après lui, dépensent présentement quelques-uns de nos guides pour affaiblir davantage les Canadiens français au point de vue économique, l’insouciance qu’ils manifestent à sauvegarder l’avenir de notre race, leur indifférence totale en face de ses destinées. « J’en suis profondément peiné, dit-il. Il faudrait montrer au peuple tous ces événements d’ordre industriel que l’on cache, mais qui vont mettre les Canadiens français en servage sous la domination de l’argent américain. Qui profite d’une telle politique ? » (XVI : 208).

Sur cet autre point et après trente ans, quelle révolution si profonde pourrait-on discerner dans les aspirations de nos politiques et dans les comportements de nos hommes d’affaires ? Pour les hommes de pensée et d’action qui croient bouleverser le monde, quel beau sujet de méditation sur l’humilité !

L’Action française et les politiciens

L’Action française, et pour cause, n’a jamais conquis la faveur des politiciens. Trop de ses thèses atteignaient en plein front ces falots personnages, politiciens affairistes, à demi émasculés de sentiment national. La presse dite nationaliste s’affirme d’ailleurs à l’époque trop vigoureuse, trop puissante pour que les hommes du pouvoir n’y aient point l’œil constamment ouvert. L’Action française aura l’occasion de s’en apercevoir. Nous étions en juin ou juillet 1924. Parti en vacances à Saint-Donat de Montcalm, j’ai apporté avec moi les épreuves de notre numéro de juillet de la revue. Je les renvoie corrigées à notre secrétaire général, Anatole Vanier, le priant de vouloir bien boucher quelques « trous », s’il s’en trouve, à savoir, quelques blocs-notes. M. Vanier y va de deux pages qu’il intitule : « Le Mouvement des idées ». L’un de ses blocs : « Le Québec et la France » se lit comme suit :

M. Taschereau vient de reprocher à M. Herriot son intention de rompre avec le Vatican. Très bien ! Et le juge Gervais aurait dit, sans doute : voilà un premier ministre qui ne se conduit pas en conseiller municipal ! Mais il faudrait aussi que notre législature ne s’inspirât pas aux sources de M. Herriot ! La loi de l’assistance publique, qui demeure, malgré le désir de nos évêques, et la loi de l’adoption, qui permet à un jeune homme d’adopter une femme mariée, par un jugement sans appel, supposent une inspiration apparentée à l’esprit de M. Herriot.

M. Vanier a dûment signé ces deux pages de ses initiales : A.V. L’entrefilet Taschereau-Herriot n’échappe pas à l’œil vigilant des cerbères du gouvernement québecois. Le 9 septembre 1924, je reçois de Mgr Georges Gauthier, administrateur apostolique de l’archidiocèse de Montréal, ce court billet :

Mon cher ami,

Auriez-vous la bonté de me dire si, conformément au Canon 1386, vous avez eu de votre ordinaire l’autorisation d’être directeur de L’Action française.

Bien vôtre en N.S.

Intrigué, je me rends au cabinet de travail de l’abbé Perrier, dont j’habite alors le presbytère :

— Qu’y a-t-il là-dessous ? demandé-je au Curé.

Après avoir lu, M. Perrier me dit :

— Mais vous savez que l’Archevêque est parti ce matin pour Rome ???

Et tous deux de nous replonger dans une autre énigme. L’Archevêque m’a donc écrit ce mot à un moment où il n’en pouvait espérer une réponse avant son départ ?

— Passez-moi votre billet, me dit l’abbé Perrier. Et je vais aller voir Deschamps.

Deschamps, c’était Monseigneur l’auxiliaire, vieil ami et vieux compagnon du Curé. À son retour, M. Perrier me rapporte la relation suivante : Mgr Deschamps, entre bien des détours, bien des paroles elliptiques, finit par raconter que Mgr Gauthier, en instances auprès du gouvernement de Québec pour l’obtention de quelque faveur, s’est vu mettre sous les yeux, dûment crayonnée, la note signée A.V. : « Le Québec et la France ». M. Athanase David — c’est le personnage politique désigné par Mgr Deschamps — aurait alors demandé à l’Administrateur apostolique si l’on prétendait monter à Montréal la récente affaire de Québec [je ne sais quelle affaire] contre le gouvernement ou si, alors que les évêques avaient choisi de se taire, ils laisseraient insulter le gouvernement dans une revue dirigée par un prêtre. « Mgr Gauthier, répète plusieurs fois l’Auxiliaire, a été ennuyé, excessivement ennuyé par cette affaire. » Puis, sur la question de l’abbé Perrier :

— Que faut-il faire ?

L’Auxiliaire répond :

— Que M. Groulx veuille donc supprimer son nom sur la couverture de L’Action française. Et continuez comme par le passé. Mais si ces Messieurs du gouvernement nous reprochent de n’avoir rien fait, nous leur montrerons la couverture de votre revue.

Où l’on voit que les ligoteurs de la liberté de s’exprimer ne datent pas de Duplessis. Au temps des Taschereau et des Athanase David, Duplessis avait des prédécesseurs aussi intransigeants que lui-même.

C’est ainsi qu’à partir de septembre 1924 le nom du directeur disparut de la page frontispice de L’Action française. Suppression qui ne me coûta guère, mon nom n’ayant été mis là que sur les instances de mes collègues de la direction. Quelques-uns, dans le public, prirent assez mal la chose. On me crut mis en congé par les directeurs de la Ligue. Dans un article reproduit par Le Matin (29 nov. 1924), Le Progrès du Golfe se plaignit amèrement :

Y a-t-il bisbille parmi les membres de la « Ligue » ? se demandait le journal de Rimouski. M. l’abbé Groulx ne ferait-il plus l’affaire de ses collègues ?… La disparition de l’abbé Groulx est d’autant plus surprenante qu’elle a eu lieu sans un mot d’explication de la part de L’Action française.

Ai-je besoin de le dire ? Cet article ne reçut nulle réponse ni n’en pouvait recevoir. À L’Action française, soucieux de ne pas embarrasser l’autorité ecclésiastique, nous avions les lèvres scellées. Et voilà ce que peut être, en démocratie, la liberté de la presse ! Et voilà aussi jusqu’où se peuvent porter les sollicitudes d’hommes politiques qui ont pourtant quelque chose d’autre à faire.

Épreuves intérieures

L’Action française subissait des épreuves plus sensibles et plus dangereuses. Épreuves intérieures. Un débat latent et persévérant s’y était amorcé entre les directeurs, depuis les années 1921-1922, années de mon premier séjour en France et en Angleterre. Débat entre idéalistes et pragmatistes, dirais-je, divergences de vues sur la structure même de l’œuvre. Les uns, les idéalistes, — ou pour parler plus exactement, Antonio Perrault[NdÉ 5], car il est à peu près le seul de son sentiment, — ne veulent que d’une action strictement intellectuelle : publication de la revue, propagande par la conférence, par les pèlerinages historiques, par les tracts, etc. Mais ils s’opposent au développement économique ou commercial de l’œuvre, et ce, par crainte que les affaires, prenant trop d’ampleur, n’étouffent l’esprit. L’autre groupe, sans prétendre négliger l’aspect ni le rôle intellectuel de l’Action française, voudrait asseoir l’œuvre sur de solides assises financières, lui trouver des moyens de vivre. Le Dr Gauvreau, porte-parole ou chef de ce groupe, opine donc pour un épaulement financier de l’Action française, par le développement d’une librairie, d’un lancement d’éditions et autres entreprises de propagande rémunératrices. Le péril de la controverse s’affirme et se grossit par l’affrontement des deux coryphées : deux personnalités tranchées, deux caractères entiers, peu propres aux accommodements. De Paris où je me trouve, je puis assister à la naissance du conflit. Le 18 janvier 1922, l’ami Perrault m’écrit :

La question argent nous presse. Le Père Archambault a dû vous en écrire. Il faudra éviter l’écueil où les plans de certains directeurs nous pourraient jeter. À votre retour, il faudra peser ces choses et arrêter définitivement nos moyens d’action.

Une seconde lettre d’Antonio Perrault, celle-ci datée du 9 février 1922, pose nettement l’objet de la controverse :

Grande discussion aux récentes réunions de la Ligue. Le Dr Gauvreau, Hurtubise et Lafortune veulent augmenter librairie, avoir comptoir, vitrines, etc. Je crois que c’est une erreur. De ce train, la Ligue d’Action française finira par être ce monsieur qui a pris de l’embonpoint : on ne voit plus que le ventre ; la tête ne compte pas. On fera commerce de livres ; action morale et intellectuelle par revue et conférences passera inaperçue. La direction spirituelle de notre œuvre n’est pas suffisamment assise pour que nous puissions nous permettre d’avoir de grandes entreprises commerciales d’à côté. L’initiative peut être permise à des institutions de France (Revue des Jeunes, Institut d’action française) ; nous n’en sommes pas encore là. Finalement, je me suis battu pour ajourner projet à votre arrivée, promettant que si en votre qualité de directeur vous preniez la responsabilité de ce développement, je me rendrais à votre décision.

Les lettres du Dr Gauvreau sont d’un ton encore plus tranché et surtout plus pittoresque. Le docteur s’est trouvé aux tout premiers débuts de l’Action française. Personne, plus que lui, n’a pris l’œuvre à cœur. Caractère bouillant, il ne goûte guère contradictions et obstacles quand il voit son enfant en péril. Voici quelques extraits d’une première lettre qui est du 16 décembre 1921 :

Notre situation financière est pitoyable. Plus je m’en rends compte plus j’ai peur d’avoir peur… les affaires sont tombées dans le marasme depuis votre départ… Ce que Hurtubise et moi proposons n’est pas tout à fait du goût des autres, mais nous espérons un ralliement unanime pour le printemps prochain.

Service de librairie agrandi
Atelier de reliure
Imprimerie à nous

Ces têtes de chapitres, ne sont pas pour vous surprendre. Ils sont à l’ordre du jour depuis longtemps. Nos éditions et la librairie seules, jusqu’ici, nous ont amené de l’eau au moulin, mais encore avec combien de grumes dans le courant !

Ce qu’il y en a de collées de nos publications, c’est effrayant ! Il m’a fallu en faire l’inventaire pour m’en rendre compte.

Le bon docteur me faisait de là l’apologie de ses futurs projets, me confiait les espérances qu’il y fondait, réfutait les objections des dissidents, et il enchaînait :

Quand au premier étage existera le salon de l’Action française, le bureau du directeur permanent et de ses secrétaires tout dévoués aux œuvres, quelle objection y a-t-il à ce qu’au rez-de-chaussée l’on édite, l’on imprime, l’on relie et l’on vende toutes les bonnes productions du verbe français, y compris le livre pieux, les almanachs, les cartes postales, et de crainte de vous scandaliser, je n’ajoute pas les bibelots, et la camelote de bon aloi… Je veux le nerf de la guerre pour vous permettre à vous et à tous les vaillants soldats du verbe et de la plume de batailler à l’aise, sans souci des nécessités du lendemain. Je ne suis plus bon qu’à penser au pain. À défaut de Mécène, il en faut de ces êtres pratiques pour combler les trouées au trésor des œuvres. Laissez-moi quelque temps encore à ce rôle qui m’honore infiniment parce qu’il me tient au contact de ceux que j’estime les meilleurs amis de la race, de la religion et de la patrie. Ah ! Ma vieille éloquence de husting !

À l’appui de sa thèse, le docteur invoquait l’exemple des grandes communautés religieuses : Clercs de Saint-Viateur, Frères des Écoles chrétiennes, Franciscains, Jésuites, Sœurs Grises, qui tous et toutes s’étaient donné des œuvres d’imprimerie et autres pour étayer leurs entreprises spirituelles. Suivaient ces quelques observations :

Je ne suis pas prêt à me faire brasseur, ni traversier, ni express Baillargeon, ni même cocher de place pour soutenir la Ligue, mais il faut que la Ligue entreprenne quelque chose de payant… ou qu’elle meure ! Je retranche ces mots [mots aussi biffés dans la lettre] qui rappellent trop ceux de Perrault ! De même que vous avez senti le besoin de définir une fois pour toutes notre doctrine et de l’encadrer dans des formules lapidaires qui résisteront à l’épreuve du temps, de même il me paraît opportun de déterminer dans quelles voies s’exercera notre activité pratique pour que vivent la Ligue et ses œuvres.

À Paris je lisais et relisais ces lettres, fort embarrassé, cherchant quel parti prendre. Je sentais notre œuvre à la veille d’un conflit peut-être irrémédiable. Je tenais à ces deux hommes qui s’affrontaient. Je pouvais difficilement laisser partir Antonio Perrault, homme de pensée qui m’apportait un appui intellectuel indispensable. Je ne pouvais me passer du Dr Gauvreau, homme d’action, si nécessaire à une entreprise encore chancelante, et qui mettait, en son dévouement, un allant, une fougue quasi chevaleresque. Tous deux faisaient la paire. Ils eussent dû s’entendre. Dans le Comité de direction, je ne voyais personne qui pût les suppléer. Sur le fond des choses, il me semblait que la raison fût du côté du Dr Gauvreau. Mais l’un et l’autre ne se faisaient-ils pas grandement illusion sur mon rôle possible à l’Action française ? J’avais promis de donner à l’œuvre dix ans de ma vie. Au souvenir de cette petite querelle, je ne puis m’empêcher de songer combien mes deux amis se méprenaient sur les exigences de mon enseignement à l’Université. Ni l’un ni l’autre ne se rendaient compte du caractère accaparant, débordant, du métier d’historien. Ils croyaient, et ils n’étaient pas les seuls, que je pouvais mener de front ma fonction de professeur et d’écrivain d’histoire, et la direction d’une œuvre comme celle de l’Action française. Ils connaissaient mal l’Histoire, amante jalouse, dame intraitable, incapable de souffrir qu’on s’occupe de quelque autre qu’elle-même. Au fond, qu’attendaient de moi mes deux amis ? Que je prisse sous ma responsabilité la direction intellectuelle de l’œuvre, surtout de la revue, et en même temps, la direction au moins morale des entreprises commerciales.

Qu’ai-je répondu à Perrault et au Dr Gauvreau ? Je n’ai pas mes lettres. J’inclinais, sans doute, vers la conciliation ou vers un compromis. Je savais, par expérience, que les œuvres peuvent vivre un temps, du seul dévouement, mais qu’elles n’en peuvent vivre tout le temps. Ai-je proposé un partage, une division plutôt tranchée entre l’esprit et le corps de l’Action française, chaque partie ayant son administration distincte ? Une lettre de M. Perrault du 22 mars 1922 le donnerait à penser :

Votre lettre du 12 février m’a fort intéressé. Notre œuvre vous tient au cœur ; j’en suis heureux pour elle, en particulier, et pour notre race, en général. Sur son organisation, sur les moyens de la maintenir, de lui conserver son esprit avec un maximum d’efficacité, je crois que nos vues diffèrent quelque peu.

Je voudrais une direction unique pour toute notre œuvre (Ligue d’Action française et Action française). Je voudrais qu’un directeur, aidé de quelques hommes, contrôlât et la Revue et nos diverses entreprises, conférences, pèlerinages, bibliothèque, service de librairie, etc. C’est une œuvre que nous voulons faire ; un esprit nous anime et nous pousse vers un but. Il faut qu’il y ait harmonie dans les efforts tout le long de nos travaux ; il ne faut pas que l’action française que nous accomplirons par la propagande du livre vienne amoindrir, sinon contrecarrer, l’action française poursuivie au moyen des articles publiés dans notre Revue. En donnant, ainsi que vous me l’écrivez, à cette dernière, « une administration absolument distincte » de nos autres entreprises, je craindrais erreurs et ennuis à ce sujet. Cela étant posé, je crois avec vous que la première initiative à développer est celle de la Revue.

Perrault opinait donc pour un directeur unique de toute l’œuvre. Et il concluait :

Ce directeur, je compte que ce sera vous-même. Vous avez là une très belle tâche à remplir. Votre cours à la Faculté des lettres, votre direction à l’Action française vous permettront d’exercer sur notre public une action profonde et durable.

On m’avait promis d’attendre mon retour pour prendre décision. Je n’avais eu que trop raison d’appréhender l’irréconciliable. Une lettre de Perrault (22 février 1922) contient cette petite phrase alarmante : « Le Dr Gauvreau n’assiste plus à nos réunions. Vanier le remplace au Comité d’administration. »

Une lettre du Dr Gauvreau, de quelques jours antérieure à celle-ci, était venue justifier toutes mes craintes. Je me trouvais en face d’une brisure, d’un nouveau départ :

J’ai tenté l’impossible pour obtenir la réalisation de vos désirs d’abord, et les miens ensuite. Ce fut peine perdue. J’étais disposé à abandonner le projet de vitrines pourvu que l’on nous donnât le rez-de-chaussée pour l’administration, le premier étage pour la rédaction et que l’on ne répudiât pas le catalogue de la librairie de l’Action française.

Je n’ai rien pu obtenir que l’acceptation des charges fixes au montant fabuleux de $8,000. et le statu quo, en attendant votre retour…

Je regrette d’être dans l’impossibilité de prendre la direction d’une telle administration… Pour une troisième et dernière fois, je me retire, même au risque de laisser s’accentuer la légende que je ne sais pas collaborer à des plans qui ne sont pas les miens.

Sous la forme d’une sorte de credo, le docteur reprenait sa conception de l’œuvre en une douzaine d’articles, credo d’un homme qui se sent toutefois absolument las de la lutte et qui le dit non sans accent pathétique :

Certes, comme vous je considère le problème de la Revue comme le vrai problème, et c’est précisément pour trouver la solution de ce problème principal que je bataille avec tant de ténacité et si peu de succès…

J’ai cru et je crois que pour faire vivre une revue comme la nôtre il faut que gravitent autour une multitude d’œuvres secondaires mais payantes.

J’ai cru et je crois que la création d’une maison de la bonne presse est le plus honorable moyen d’apporter à la Revue sa subsistance propre et celle de ses œuvres.

J’ai cru et je crois que c’est une utopie de songer à atteindre 10,000 abonnés à la Revue, sans créer d’abord pour les autres œuvres de la Ligue une large clientèle à laquelle on puisse offrir avec nos publications, nos livres et la Revue…

J’ai cru et je crois le temps venu de transformer notre immeuble en salle de rédaction et de réception, et d’y installer la librairie du chic à Montréal, la librairie des grands ouvrages d’idée et de haute culture.

J’ai cru et je crois que pour s’adonner à la fabrication des cartes postales d’action française, des calendriers et des blocs pour enfants, il faut avoir pour loger la marchandise et recevoir les clients d’autres milieux que des caves de presbytère ou des chambres à coucher d’un immeuble quelconque.

J’ai cru et je crois que l’on a emprunté de l’argent pour acheter un immeuble de $17,500. pour loger d’autres personnes qu’un tailleur et des vieilles chipies…

J’ai cru et je crois enfin que l’on paye un administrateur $3,600. par année pour faire autres choses que de collecter des abonnements, vendre un almanach, faire imprimer quelques livres, rechercher des commandes et des abonnés.

 

Quant à ce qui me concerne, je résume d’un mot toute ma pensée. Je suis comme la Colette Baudoche de Barrès. J’ai la volonté de ne pas subir, la volonté de n’accepter que ce qui s’accorde avec mon sentiment intérieur. Vous trouverez dans cette volonté la raison de toutes mes meilleures actions depuis trente ans. Je me suis souvent repenti de n’avoir pas accepté ce sentiment. Je n’ai jamais regretté de l’avoir suivi.

Mais pour tout dire, il y a plus aujourd’hui.

Je suis rendu à bout. J’ai eu tort de céder à vos instances. J’aurais dû m’en tenir à mes témoignages de dévouement éventuels sans entrer dans la fournaise de la direction. Je n’ai plus de ressort, et la lutte m’abat, jusqu’à quel point vous ne sauriez le croire !…

Ces citations sont peut-être un peu longues. Elles font connaître, mieux que tout portrait ou toute description, les hommes avec qui j’ai travaillé. Cette controverse nous met au surplus au cœur du drame où l’Action française, comme nous allons voir, va trouver sa fin. Tout est parti de ces divergences.

Je reviens au pays au début de mai 1922. Napoléon Lafortune reste au service de l’Action française encore deux ans. À mon retour j’ai assumé la direction de la revue et la direction morale de tout le reste. Deux fois par semaine, je reprends le chemin du bureau de l’Action française, y recevoir clients et amis. Je m’accorde assez bien avec Lafortune, l’homme à la tête en fermentation perpétuelle, accouchant de vingt projets ou plans par jour, dont un ou deux acceptables. Le gérant accepte, sans trop récriminer, que je promène mes ciseaux à travers la trop large étoffe de ses rêves. Il ne s’accorde pas aussi bien avec Perrault qui, aux réunions du Comité de direction, goûte peu la morgue de Lafortune, resté passablement gavroche. Le pire est que le gérant se permet de traiter nos clients avec la même désinvolture. L’homme n’en reste pas moins précieux. Pendant ces deux années qui suivent mon retour d’Europe, l’œuvre prend son plus remarquable essor. Un jour vient, hélas, où la mesure comble, Perrault exige — c’est en mai ou juin 1924 — le congédiement de Lafortune qui retourne au Devoir. Péniblement nous lui trouvons un successeur. Un jeune diplômé de l’École des Hautes Études commerciales se noie proprement dans l’œuvre qui a pris trop d’ampleur pour un gérant sans expérience. Enfin, après d’autres insuccès, nous finissons par nous rabattre, vers la mi-janvier de 1925, sur un commis de l’une des grandes librairies de Montréal. Je ne nommerai pas ici ce Monsieur et pour cause. Hélas, ironie des choses ! Cette dernière nomination à la gérance de l’Action française nous attire dans le temps les plus chaudes félicitations de la clientèle ecclésiastique de la grande librairie d’où il nous est venu et qu’apparemment il servait bien. L’Action française n’aura pas à se congratuler aussi chaudement.

Trahison au-dedans

Ledit Monsieur n’est à notre service que depuis une quinzaine de mois qu’un jour, en mars 1926, je reçois la visite d’un jeune employé de l’Action française, à notre emploi, depuis le temps de Lafortune. Il entre chez moi en grand secret, se disant obligé à sa démarche par devoir de conscience. « J’ai de bonnes raisons de croire, me dit-il, que vous vous faites voler à l’Action française par le gérant et un comparse à lui. Tous deux, à ce que je puis voir, ont institué, au sein de votre œuvre, une compagnie concurrente qui absorbe une partie au moins de vos affaires et de vos profits. » Je fais une tête ! Tout un drame policier s’amorce. Le jeune homme m’a demandé secret absolu sur sa démarche. Je lui pose pourtant cette question :

— Me permettez-vous, avec garantie de secret absolu et sans mêler votre nom à l’affaire, de mettre au courant M. Anatole Vanier ?

Sur acquiescement, j’appelle tout de suite au téléphone M. Vanier qui, lui non plus, n’en croit pas ses oreilles.

— Donnez-moi une petite demi-heure, me répond-il. Je cours au greffe de la Cour supérieure. Si telle compagnie existe, elle a dû s’y inscrire.

Une demi-heure plus tard, M. Vanier me rappelle pour me dire :

— La Compagnie existe sous le nom de X… et Cie.

Que faire ? Il eût fallu une réunion immédiate des directeurs de la Ligue d’Action française, procéder sans retard. Par malheur plusieurs de nos directeurs sont absents de Montréal, en particulier Antonio Perrault, retenu à Saint-Jérôme par une plaidoirie qui ne prendra fin qu’au bout de la semaine. Enfin, le samedi soir, une réunion d’urgence des directeurs a lieu au presbytère du Saint-Enfant-Jésus. On prend une première décision : trois de nos jeunes amis, Yves Tessier-Lavigne, Hermas Bastien, Albert Lévesque, se rendront au siège de l’Action française, de bonne heure le lendemain, dimanche, pour y changer toutes les serrures. Le lendemain matin, un appel téléphonique m’arrive d’Hermas Bastien :

— Impossible d’opérer ; les deux personnages sont dans la maison. Des instructions nouvelles, s’il vous plaît, ou envoyez-nous M. Perrault.

Je téléphone à Perrault. Il assiste à la messe à l’église du Saint-Enfant-Jésus. Je lui fais parvenir un billet. Quelques minutes plus tard, Perrault est à la rue Saint-Denis. D’un mot et d’un geste que l’on devine, il met à la porte les deux comparses. Et, sur une timide protestation de leur part, il leur réplique :

— Quittez la place ! Si vous n’êtes pas contents, il y a les tribunaux ; mais si vous y allez, vous nous trouverez !

Les deux escrocs, tête basse, s’esquivent. Et jamais plus ne les revit-on. Ils nous laissent pourtant consternés. Ils ont vidé la caisse et aussi — ont-ils eu le soupçon d’avoir été découverts ? — les tiroirs. Toute la correspondance, toutes les pièces de la comptabilité, les livres ont été subtilisés. Un recours judiciaire contre les malandrins devient difficile, sinon impossible. Par surcroît de malheur, l’un de nos directeurs, avocat, ancien diplômé de l’École des Hautes Études commerciales, chargé de surveiller l’administration et payé à cet effet, n’a rien vu. On lui a tout passé au nez. On l’a joué supérieurement. Notre caisse vide signifie un vol d’au moins une quinzaine de mille piastres. Qu’allons-nous faire ? Pour rien au monde, M. l’abbé Perrier ne veut d’une déclaration de faillite qui éclabousserait les membres ecclésiastiques de la Ligue. Perrault ne veut pas d’un procès qui nous exposerait à la risée du public. Sur ce, Albert Lévesque, épaulé par son beau-père, M. J.-O. Labrecque, marchand de charbon, s’offre à tout acheter. Une promesse de vente lui est même consentie. Mais pendant que l’affaire est pendante, voici que, tout à coup, le Dr Gauvreau et Louis Hurtubise, qui nous ont quittés depuis quelque temps, rentrent en scène. Resté profondément attaché à l’œuvre, le Dr Gauvreau n’entend, pour rien au monde, qu’on la laisse mourir, ni qu’on passe tout, actif et passif, à Albert Lévesque. Contre la décision des directeurs, il proteste auprès de l’abbé Perrier, notre président :

À tous points de vue, je regrette ce qui arrive. La situation financière de la Ligue n’est pas aussi désespérée que l’ensemble des directeurs le croient. Avec un actif de $40,000. et un passif de $25,000. ou même de $30,000. un homme d’affaires quelconque ne songerait pas à tout sacrifier pour un plat de lentilles, surtout lorsque le goodwill, comme celui de la Ligue, est inappréciable à prix d’argent. Mais enfin, les récriminations ne serviraient à rien ; et le plus tôt l’oubli sera fait sur cette entreprise malheureuse, le mieux ce sera pour tous ceux qui, de près ou de loin, s’y sont généreusement intéressés. Je ne vous cache pas ma peine. J’aurais tant voulu faire de la Ligue d’Action française la Grande Dame de mes rêves de… Chevalier !

Y avait-il possibilité de repêcher l’œuvre, de la sortir de l’impasse ? M. Perrier ne goûte guère notre rôle ou notre présence d’ecclésiastiques — le sien, le mien et celui du Père Papin Archambault — dans une entreprise d’action intellectuelle devenue aussi une grande affaire commerciale. La récente aventure paraît l’ennuyer extrêmement. Il a hâte, semble-t-il, d’en avoir les mains blanches, à quelque prix que ce soit. Anatole Vanier pense à peu près comme le Curé. La solution Lévesque lui plaît parce qu’elle nous débarrasse « des responsabilités matérielles très lourdes qui pesaient sur notre bureau de direction ». Il se dit prêt à continuer son dévouement à l’Action française « dans le domaine strictement intellectuel et moral ». Mais, nous écrit-il, à l’abbé Perrier et à moi, quant aux responsabilités matérielles, « je ne les assumerai pas de nouveau pour ma part, en cherchant à mener à bonne fin une autre solution, venant de qui que ce soit » (lettre du 26 mars 1926). Quant à moi, j’aurai à le dire plus loin, d’assez graves changements se préparent dans ma vie qui ne me laisseront pas autant de loisirs. J’en suis à souhaiter une solution où je me sentirais un peu dégagé. Le plus dégoûté de nous est l’ami Perrault. La mésaventure l’a troublé, écœuré. À son dégoût se mêle-t-il quelque lassitude, quelque secrète envie de rentrer sous sa tente ? Ne garderait-il qu’une confiance morose dans les œuvres qui ne vivent que de dévouement ? Cela aussi peut-être, je le dirai plus loin. En tout cas Perrault se refuse à une réorganisation de l’Action française où le Dr Gauvreau et Louis Hurtubise assumeraient la tâche du renflouage. Une lettre du 26 mars 1926 à l’abbé Perrier, lettre très sèche, de ton absolu, va nous le dire :

Nous avions réussi à sortir cette œuvre de l’impasse où elle se trouvait. L’intervention récente du Docteur Gauvreau et de M. Hurtubise apporte un nouvel obstacle. Pourquoi reviennent-ils ? Est-ce par intérêt ? Sont-ils poussés par le souci d’embêter les autres ?… Depuis plus de deux ans, ils se désintéressaient de notre Ligue…

Quoi qu’il en soit de leurs sentiments, les directeurs actuels de la Ligue d’Action française ont le devoir de hâter la solution. Me permettez-vous de vous faire une suggestion en votre qualité de président de la Ligue d’Action française ?

Vous devriez demander au Dr Gauvreau de vous dire franchement s’il a l’intention de s’intéresser de nouveau à notre œuvre et de travailler à une réorganisation ? Au reçu d’une réponse affirmative de sa part, je vous offre ma démission comme directeur et membre de la Ligue d’Action française. De cette façon le docteur Gauvreau et ses amis auront le champ libre…

Vente de L’Action française à Albert Lévesque

C’était catégorique. Le ton d’un ultimatum qui, sous la plume de Perrault, n’est pas menace en l’air. Mis au courant, le Dr Gauvreau se désiste. Albert Lévesque peut tout acheter, à la seule condition d’assumer le passif. Il assumera également les frais de la revue. Il est convenu qu’elle continuera de paraître, en toute liberté de pensée, comme sous l’ancien régime. J’en reste le directeur, assisté du même Comité de direction. Pendant toutes ces tractations, le public ne soupçonne rien de notre petite révolution intérieure. Je l’ai même dit plus haut : l’année 1927 compte, dans l’histoire de la revue, pour l’une des plus actives et des plus fécondes.

Rien d’insolite, non plus, en 1928. Toutefois, la Ligue, la revue et la librairie modifient leur nom. L’Action française sera désormais l’Action canadienne-française. Le mot d’ordre de janvier 1928 donne la raison de cette modification :

On sait les malheureux événements qui ont rendu suspect, par tout le monde catholique, le nom d’Action française. Nous n’avions rien de commun avec l’œuvre royaliste de Paris. Nous lui avions emprunté un nom, comme, chez nous, beaucoup d’organes de presse qui adoptèrent un nom déjà usité en Europe. Il suffit que ce nom sonne mal aujourd’hui à des oreilles catholiques pour que nous en changions.

Quelques amis nous blâment de ce qu’ils appellent de la pusillanimité. Un incident que me raconte dans le temps Mgr Joseph Charbonneau, alors grand vicaire à l’archevêché d’Ottawa, nous confirme dans l’opportunité de notre décision. Un jour, me dit le grand vicaire, que je passe à la délégation apostolique, je trouve le délégué, Mgr Cassulo, tout en pleurs devant le journal Le Droit d’Ottawa, ouvert sur sa table.

— Voyez, gémit-il, Le Droit qui se dit journal catholique et qui cite à la page longue un article de L’Action française que le Saint-Père vient de condamner.

Je me penche sur le journal, raconte toujours Mgr Charbonneau, et je constate, en effet, qu’il y a là une large citation de L’Action française.

— Mais, fais-je observer à Son Excellence, il ne s’agit pas de L’Action française de Paris, mais de L’Action française de Montréal !!

Le délégué essuie ses pleurs.

Dans ce même mot d’ordre, la revue avait pris la peine d’ajouter :

Pour le reste rien ne sera changé ni à l’esprit ni à la direction de la Revue, non plus qu’aux multiples services de notre œuvre…

J’abandonne la direction

Rien, en effet, ne paraissait changé pour le moment. En février, en mai, en juillet 1928, je collabore encore à la revue. En janvier et en février, Jacques Brassier rédige toujours « La vie de l’Action canadienne-française ». Mais à partir de cette date, la chronique mensuelle passe à un autre et sous un titre nouveau : « L’Âme des livres ». Je viens d’abandonner la direction de L’Action canadienne-française. On a quelque peu épilogué sur ce petit événement. D’aucuns ont cru y deviner une intervention de l’autorité épiscopale. En séjour, à l’été de 1928, à l’évêché de Saint-Boniface où je suis allé me documenter sur la question des écoles du Manitoba, l’archevêque, Mgr Arthur Béliveau, me prend un jour à part pour me dire :

— Vous allez me raconter votre départ de « L’Action française ». Vous avez cédé à une injonction de Mgr Gauthier, n’est-ce pas ?

— Mais point du tout, répondis-je à l’archevêque, qui m’assure tenir son renseignement d’un personnage ecclésiastique du Québec.

Et je lui raconte ce qui s’est passé. J’avais promis à l’Action française de lui donner dix ans de ma vie. J’avais acquitté ma promesse, puisque, depuis 1918, j’étais officieusement et à toutes fins pratiques, directeur de la revue. Mes dix ans écoulés, j’étais revenu tout bonnement à mes travaux et à mon enseignement d’histoire, fort négligé en ces dix dernières années : enseignement qui, après tout, restait mon premier devoir d’état. J’avais donc prié mes collègues de la Ligue de me relever de mes fonctions : ce à quoi ils avaient fini par acquiescer. Je venais, du reste, de conclure de nouveaux arrangements d’honoraires avec l’Université ; je m’engageais à lui donner tout mon temps. Pouvais-je décemment demeurer directeur d’une revue ? Je retournais à l’Histoire que peut-être je n’aurais jamais dû négliger. Mgr Gauthier, ajoutai-je à Mgr Béliveau, ne fut pour rien en l’affaire. Bien mieux. Lorsque j’abandonnai la direction de la revue, mes collègues de la Ligue me prièrent avec instance de faire partie du Comité de direction. Mes récents engagements envers l’Université m’en laissaient-ils le droit ? J’allai voir Mgr Gauthier ; je lui exposai le cas. L’administrateur apostolique me répondit, sans broncher, avec sa rondeur habituelle :

— Mais oui, mais oui, mon cher fils, et continuez de donner à vos collègues une direction énergique !

Réponse textuelle. J’en garantis le mot à mot. Je dois, du reste, cet hommage à mes supérieurs ecclésiastiques : il se peut, il est même plus que probable qu’ils n’aient pas toujours goûté ni mes articles, ni mes discours, ni mes gestes. Certes, ne m’ont-ils jamais beaucoup prodigué félicitations ou approbations. Ils ne m’ont jamais grondé ni inquiété. J’ai pu agir en toute liberté. Et j’écris ceci à l’usage des jeunes catholiques volontiers anticléricaux qui se plaignent fréquemment des ingérences ecclésiastiques.

On aurait également tort d’imputer à cette démission dont je viens de parler, la disparition de l’Action canadienne-française. Cette disparition, quoi que l’on ait dit, tient à une tout autre cause. D’abord, il me faut bien constater qu’après mon départ, à la suite de ma démission à la direction de la revue, mes collègues paraissent par trop désemparés. Ils commettent en outre la faute de ne me point donner de successeur. L’Action canadienne-française n’est plus qu’une revue rédigée en collaboration : ce qui est bien la formule la plus funeste pour un périodique. Puis, Albert Lévesque, pressé, trop pressé, sans doute, de résorber le passif que l’achat de l’œuvre l’a contraint d’assumer, s’est mis à pousser le plus qu’il peut « les affaires ». On s’en rendra compte, rien qu’à parcourir les derniers volumes de la revue, par la place toujours de plus en plus large qu’y prend « l’Âme des livres », c’est-à-dire la publicité de la Librairie. Pendant les premiers mois, le nouveau propriétaire respecte scrupuleusement la liberté de la revue. Un jour toutefois le Père Papin Archambault apporte un article qui, au jugement d’Albert Lévesque, peut déplaire à l’un de ses clients ou de ses annonceurs, je ne sais plus. Lévesque, esprit absolu, anguleux, cassant, oppose son veto à la publication dudit article. Aussitôt grand émoi parmi les directeurs de la Ligue. L’indépendance de la revue est en jeu. L’ami Perrault n’est pas le moins indigné. Réunion d’urgence où l’on décide une démission générale. Ceci se passe en octobre 1928. On trouvera l’essentiel de ces faits dans le XXe volume de la revue (398-401). La Ligue d’Action canadienne-française subsiste. Elle déclare ne plus continuer la publication de la revue ni de l’almanach. Le motif de cette décision, invoqué par Anatole Vanier, ce serait mon départ de la direction de L’Action canadienne-française. Inutile de le dire, là n’est pas le motif véritable. Il s’agit de ménager Albert Lévesque et d’étouffer l’incident, le plus élégamment possible. Dans une mise au point d’environ deux pages, intitulée : « Vers l’avenir », Lévesque rappelle la récente décision de la Ligue, rend hommage à ses directeurs, se rend hommage à soi-même pour ses trois ans d’effort, puis se pose ces quelques questions sur l’avenir de la revue et de toute l’œuvre :

Cette œuvre transcendante trouvera-t-elle aujourd’hui la génération de militants préparée et décidée à la prolonger ? Ou bien est-elle destinée à disparaître à l’heure même où les intérêts supérieurs de notre peuple en réclament les services urgents ?

Lévesque prie qu’on réfléchisse.

Fin de la revue

L’Action française ne reparut plus. Pour n’avoir pas mis devant le public les motifs véritables de notre décision, motifs qui nous avaient pourtant semblé impérieux, certains de nos amis jugèrent sévèrement les démissionnaires. Harry Bernard, comme tant d’autres, peu ou mal renseigné et d’un seul côté, m’écrivait le 3 janvier 1929 :

J’ai appris avec un immense regret, je vous l’avoue, la décision que viennent de prendre les directeurs de l’Action canadienne-française. L’une des conséquences logiques de cet acte, comme vous n’en doutez pas, c’est la disparition, à échéance plus ou moins brève, de la revue L’Action canadienne-française. Car le problème d’administrer une œuvre de ce genre, si ardu soit-il, est peu de chose comparativement à celui de la diriger et rédiger, alors que tous les chefs se retirent sous leur tente, et que leur attitude paralyse nécessairement les collaborateurs de l’extérieur.

Je comprends qu’il peut y avoir à certain moment, chez les chefs d’un mouvement d’action difficile, désintéressé, un peu de lassitude ou de fatigue. Mais est-ce là suffisant pour tuer, du jour au lendemain, une œuvre unique par l’ampleur de ses vues et la haute action qu’elle ne cessait, depuis sa fondation, d’exercer dans tous les milieux, et particulièrement sur la jeunesse.

Pour ma part, je vous avoue que je tombe de haut. Vous savez que je n’ai pas, par tempérament, l’enthousiasme très facile, et que je n’ai pas non plus l’habitude de me payer de mots. Mais j’ai été élevé et formé, comme tous ceux de ma génération, avec, devant les yeux, cette espèce d’idéal canadien-français vers lequel semblait tendre l’ensemble des doctrines professées par l’A.C.-F. Idéal est peut-être un grand mot pour ce siècle et cette terre d’Amérique, mais il exprime ici ma pensée. Je sens bien, si la revue et son enseignement nous sont enlevés, que nous allons être bientôt, les hommes de ma formation, un peu comme des êtres sans direction, un peu comme des corps sans tête.

Je ne veux pas prendre les choses au tragique, croyez-moi, mais je ne puis accepter passivement, sans protester, ni sans déplorer le fait, que l’élite canadienne-française se prive volontairement d’un organisme élevé, de qui l’on attendait sans cesse des directives, non seulement dans le sens de la politique vraie, des œuvres sociales canadiennes, mais aussi bien dans l’économique, les lettres, les arts. Tout le monde peut bien se laver les mains de l’affaire, comme Pilate, mais je veux que vous sachiez que je n’en suis point.

Si tous nos hommes de premier plan se mettent à lâcher ; si toutes nos œuvres tombent les unes après les autres, pour des considérations d’ordre particulier, ou sur pression des puissances, puissances d’argent ou puissances politiques, — qu’allons-nous devenir ? N’entrevoyez-vous pas le jour où nous serons revenus au pire avachissement national que l’on déplorait il y a quarante ans ?

J’espère, cher M. Groulx, que vous voudrez bien ne point prendre en mauvaise part la présente lettre. Mais je tenais à vous dire mon sentiment sur les développements que vous savez, ajoutant que ma manière de voir, si je ne m’abuse, est bien celle de toute la jeunesse sérieuse d’aujourd’hui. On nous aura fait un mal incalculable, et j’estime que nous avons bien le droit de dire nos regrets et aussi notre peine.

Lettre sévère, mais qui dit peut-être le rôle tenu par l’Action française.

De Californie où il se trouvait en séjour de repos, Henri d’Arles m’écrivait (30 déc. 1928) sur un autre ton :

Si je me réjouis de vous savoir en bonne santé, je ne puis que déplorer une telle fin pour L’Action française qui méritait mieux. Avant de savoir quoi que ce soit à son sujet, d’après la lecture des derniers numéros, j’avais écrit à M. Perrier : « J’ai l’impression que l’A.F. s’en va à la débandade. » Quelques jours plus tard, je recevais une lettre de ce dernier, me donnant la clef de la situation, et la vôtre confirme son pronostic par des informations plus complètes qui ne laissent guère place à l’espérance.

M. Lévesque n’est pas une tête à assumer la direction d’une pareille entreprise… c’est un jeune guerrier, un patron de boutique, envahisseur et encombrant. Depuis quelques mois déjà, je m’apercevais d’innovations qui n’avaient rien d’heureux, et il était facile de constater que la Revue devenait le véhicule de la librairie, le catalogue intéressé des éditions passées ou futures publiées par Lévesque. Elle avait tous les caractères commerciaux d’une agence d’affaires. Et que sa rédaction était piteuse ! Pour ne citer que quelques exemples, je ne crois pas avoir jamais rien lu de plus faible que l’hommage à Mgr Lamarche, ni de plus insipide que le portrait du Père Villeneuve, paru dans le numéro de novembre. C’est au-dessous de tout. Cette Revue ne vivra pas, croyez-moi, et peut-être que toutes les œuvres greffées dessus s’écrouleront pareillement. J’eusse aimé mieux la voir mourir subitement que traîner une existence déchue. Pour ma part, et si peu que vaille ma prose, je la respecte encore assez pour ne la pas donner plus longtemps à une œuvre qui a perdu son cachet de noblesse désintéressée et sa haute tenue intellectuelle.

Henri d’Arles se montrait malheureusement bon prophète. Lévesque connut quelques heures de succès. Sa librairie, ses éditions fonctionnèrent quelque temps. Il imprima encore quelques-uns de mes livres, notamment L’Enseignement français au Canada. Puis, il perdit peu à peu sa clientèle. Les vieux amis firent le vide autour de lui. Il finit dans une faillite. En retour d’une modeste royauté, j’avais abandonné à l’Action française presque tous mes livres. L’heure venue de la reddition des comptes, la firme Lévesque me devait $1,200. Je dus composer pour $700.

Jugement sur l’œuvre

L’Action française avait vécu. Que resterait-il de cette action souvent fébrile, épuisante ? Avais-je perdu dix ans de ma vie ? Celui qui accepte pour les siens un poste de guet, d’éveilleur ou d’éclaireur, si modeste ce poste soit-il, accepte volontairement un poste d’isolé et d’incompris. On lui dira bien parfois qu’il fait œuvre utile, même nécessaire. On lui chantera qu’il a vu juste, frappé au bon endroit, qu’il a semé en bonne terre. Qu’en est-il et qu’en sait-il véritablement ? Penché sur sa tâche, absorbé par elle, il jette ses idées, ses appels, ses cris parfois, dans l’espace et dans le vent. Saura-t-il jamais où sa voix a porté, combien d’esprits le sien aura pu atteindre, secouer, redresser, en combien il aura allumé la flamme de l’action ?

Poste de guetteur, poste de gardien de phare. Enfant, le soir de pêche sur les rives du lac des Deux-Montagnes, que de fois, en mon petit pays, mes yeux se sont rivés sur l’un de ces feux, phare isolé de l’Île-Cadieux, dressé sur une pointe avancée de l’île, en plein centre du lac. Feu mystérieux qui me tirait à lui, éveillait en moi mes premiers songes. Depuis, j’ai rêvé souvent au destin de ces porteurs de lumière, phares perchés sur leur promontoire, à la crête d’un roc, au milieu d’un fleuve ou en pleine mer. Que savent-ils des naufrages dont ils ont préservé les hommes, des navires dont ils ont rectifié la route ? Que savent-ils même des songeries des poètes et des rêveurs qui, autour de leur œil lumineux, perdu dans les vents et les brumes, s’en sont venues voltiger, certains soirs, comme autant de somptueux papillons de nuit ?

Qu’est-il resté de l’Action française ? Quand j’essaie de définir l’originalité de ce mouvement, il me semble que ce fut de ramasser en synthèse, une synthèse plus précise, étoffée, les idées éparses jetées dans l’esprit de la foule par Bourassa, Le Devoir, toute l’École nationaliste. Ce fut encore de mettre au service de ces idées, pour obtenir qu’elles marchent, qu’elles vivent, qu’elles se réalisent dans les faits, à peu près tous les moyens de propagande. Mouvement qui m’a passionné à certaines heures, malgré les déboires, les déceptions que j’y ai essuyés. Qu’il est dur, difficile de tirer de sa léthargie un petit peuple désaxé par une conquête, empoisonné par les siens, surtout par ses politiciens, courtisans du conquérant : traîtres, peut-être inconscients, mais troupeau de faméliques toujours prêts à tout sacrifier pour la gloriole d’un homme ou pour la mangeoire d’un parti !

Cependant je ne me séparai point sans chagrin de cette œuvre d’Action française. Je ne la vis point mourir sans beaucoup de peine. Par quoi serait-elle remplacée ? Impossible pour moi d’oublier ces dix ans où un groupe d’hommes avaient librement, gratuitement donné le meilleur d’eux-mêmes. Pouvais-je oublier, entre bien d’autres souvenirs, ces soirs où, après nos réunions et nos discussions parfois vives à l’immeuble de la rue Saint-Denis, je remontais à pied, vers le presbytère du Mile End, seul avec Antonio Perrault ? Perrault était celui-là du groupe avec qui, sur tous nos problèmes, je me sentais le plus parfaitement d’accord. Il se faisait tard ; sur la rue presque solitaire, nous pouvions échanger, dans la grande intimité, idées et sentiments. Que nous l’aimions notre petit pays ! Que nous étions loin du scepticisme, du mépris hautain des jeunes générations d’aujourd’hui si affreusement déboussolées ! Notre petit pays français et catholique, c’était, pour nous, une réalité riche, l’espoir vivant, possible en tout cas, d’une noble culture et à la grande échelle. Et notre petit peuple existait ; il existait malgré ses misères, puisqu’en son propre pays, les fils du conquérant le trouvaient si gênant, si embarrassant ; puisque l’ogre de l’assimilation, partout où il l’apercevait, même à l’état de poignée, ne cherchait qu’à l’étouffer et à le dévorer. Oui, nous croyions en l’avenir d’un Canada français. Et, dans ces longues marches du soir, je me souviens combien les moindres de nos victoires nous apportaient de réconfort et de joie. Et je me souviens aussi jusqu’à quel point, une reculade, une perte de terrain, un geste, un écrit malencontreux, une lâcheté de nos politiciens nous révoltaient et nous faisaient mal au cœur ! Ah ! ces confidences, presque dans la solitude et presque dans la nuit, au milieu d’une grande ville qui s’amuse ou qui dort, combien aujourd’hui, quand j’y songe, elles auraient pu nous souffler le doute sur notre action, sur notre œuvre ! Avions-nous perdu notre temps, couru la chimère ? Mais non, — était-ce encore une autre chimère ? — le plus souvent, rentrés chez nous, ou au moment de nous séparer, Perrault et moi, nous nous sentions possédés d’espoirs plus virils, de convictions plus fermes.

En dépit de tout, ma génération en fut une, je crois pouvoir le dire, de réaction énergique, de refus obstiné à la résignation. Un jour de juin 1927, lors d’un pèlerinage historique aux bords du Saint-Maurice, j’entrepris de décrire cette attitude réactionnaire des hommes de mon temps. Je transcris cette page extraite du XVIIIe volume de L’Action française (110-112). Elle mettra fin à ce chapitre d’histoire.

Quand vers 1900 notre génération entra dans la vie, tout de suite elle se posa en réaction contre la génération précédente, la génération des politiciens négatifs par qui toute la vie de la nation ne savait plus que tourner autour des stériles bavardages de tribune. Cette réaction fut peut-être excessive, animée d’un mépris trop sommaire pour les hommes et l’époque qu’elle abominait. Elle n’en portait pas moins en elle-même ce correctif, qu’au mépris de ce passé et des hommes qu’elle en tenait responsables, elle joignait la volonté d’organiser l’avenir et dès lors se proposait de le faire au nom d’une doctrine positive. Si elle se livre à la critique des idées qui ont produit la déviation de notre destin, ce n’est pas seulement par stérile récrimination ; c’est pour mieux connaître les principes dont l’on s’est détourné. Que l’on fasse la synthèse des doctrines où les divers groupes et écoles de ce temps-là vont animer leur action, et partout l’on verra quelque chose de net et de décisif. Dans l’ordre religieux et moral, c’est une intelligence plus claire du rôle de l’Église, du caractère social de sa doctrine, des finalités suprêmes qu’elle impose à la vie des peuples ; c’est un sentiment plus net, un orgueil plus conscient de la vocation surnaturelle de notre race et des devoirs qui en découlent. Dans l’ordre politique, c’est la condition du pays dans l’empire que l’on soustrait au nuageux laisser-faire des politiciens, pour la fixer sous la froide lumière des principes et de l’intérêt national ; c’est la condition même des provinces, du Québec en particulier, qu’au nom de la pensée de 1867, l’on arrache à un fédéralisme envahisseur. Dans l’ordre national, c’est le glissement arrêté vers l’abdication de la race ; c’est le refoulement des molles doctrines de prudence et de tolérance qui ne servent qu’à masquer nos défaites, et c’est la recherche et l’emploi de tous les moyens qui vont tonifier l’âme nationale, lui redonner le sens de son histoire, lui révéler le prix de ses hérédités et de ses droits.

Voilà ce que pensa et entreprit de faire, il y a vingt-cinq ans, une génération de jeunes hommes.


Notes de l’éditeur
  1. Conférence publiée en partie dans L’Action française (XIX : 81-96), publiée intégralement en brochure et reproduite dans mon volume Orientations, 11-55.
  2. Texte écrit en 1955.
  3. Nous avons hésité à publier cette lettre de M. le sénateur Belcourt parce que très élogieuse pour le destinataire. D’autre part le témoignage que M. le sénateur veut bien rendre à quelques idées que nous défendons ici nous est précieux. Peut-être avons-nous été justifiables de faire taire nos scrupules. (N.D.L.R.)
  4. Voir p. 177 de ce tome.
  5. Antonio Perrault, voir pages 30-35 de ce tome.