Mes souvenirs (Reiset)/Tome I/06

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Plon-Nourrit (p. 140-164).

CHAPITRE VI

Radetzki reprend l’offensive. — Retraite de Charles-Albert. — Mon départ pour Milan. — Charles-Albert à la Porta Romana. — Ma démarche avec le consul général d’Angleterre au quartier général de Radetzki. — Charles-Albert au palais Greppi. — Capitulation de Milan. — L’armistice..


Ce même 22 juillet les Autrichiens reprenaient sur tous les points l’offensive. Profitant de ce que la ligne de l’Adige avait été dégarnie pour le blocus de Mantoue, ils attaquèrent la Corona avec des forces six fois supérieures et forcèrent les troupes piémontaises à se retirer sur Rivoli. Radetzki, sortant de Vérone, s’était emparé de Somma-Campagna malgré une vive résistance et avait séparé, avec vingt mille hommes, le corps du général de Sonnaz du quartier général du roi. Comprenant le danger de ce mouvement, Charles-Albert s’était transporté à Villafranca que les Autrichiens n’avaient pas occupé ; ils n’étaient pas encore à Valeggio, mais ils étaient à Custozza, à Somma-Campagna et dans la plupart des villages de la plaine.

Un vigoureux retour offensif fut fait le 24 juillet par la partie de l’armée piémontaise que le roi avait concentrée autour de lui à Villafranca. Une dernière fois, la bataille fut gagnée à Somma-Campagna et au val de Staffalo. L’artillerie fit des prodiges ; le jeune lieutenant Charles de Robilant, qui eut plusieurs chevaux tués sous lui, y reçut la médaille militaire de Savoie. Le duc de Gênes enleva d’assaut Somma-Campagna. Sur toute cette partie de la ligne, les Autrichiens étaient en retraite. Cette victoire si honorable pour les armes piémontaises avait été chèrement achetée et les deux armées avaient subi de grandes pertes. Une seule compagnie du 13e régiment, dans la division du duc de Gênes, perdit quatre-vingts hommes tués ou blessés. Ce succès ne modifia pas d’ailleurs les résultats des mouvements stratégiques de Radetzki. Les corps de l’armée piémontaise étaient bloqués et couraient le risque d’être séparés les uns des autres. La retraite commença. Elle n’était pas déterminée seulement par des considérations militaires, mais par les craintes du parti ultra-conservateur exprimées dans d’innombrables lettres écrites au quartier général du roi et au roi lui-même.

Le 26 juillet, Charles-Albert avait repassé le Mincio et se retrouvait à Goïto, forcé de reculer toujours avec la crainte d’être tourné, car de grands renforts avaient été réunis à Vérone, épuisée par ses derniers efforts, découragée par cette retraite, l’armée piémontaise était exténuée de chaleur, de fatigue, de privations. Elle avait devant elle des forces tellement supérieures que la résistance était impossible. La défectuosité des services administratifs risquait de transformer cette retraite en déroute. Les jeunes milices lombardes ne faisaient aucune résistance et fuyaient devant les Autrichiens. Les troupes modenaises passaient honteusement à l’ennemi. Le courage personnel de tous, à part celui de Charles-Albert, était fort abattu. Depuis la veille, les vivres n’arrivaient plus. L’entrepreneur avait disparu, ainsi que le représentant de la Consulta de Milan, Borromeo fils. Un conseil de guerre composé des princes, des généraux de division et de brigade et des aides de camp généraux du roi fut réuni. Tous déclarèrent que les troupes étaient exténuées par les combats, la fatigue continuelle de jour et de nuit aggravée par une chaleur excessive. La menace de la faim venant s’y joindre, il y avait lieu de craindre une déroute en cas d’attaque. Le ministre Desambrois assistait à ce conseil, impuissant à contredire l’avis des généraux. Dans une telle situation le conseil décida à l’unanimité qu’il fallait d’urgence demander un armistice. Le général Boss, le général Rossi et Alphonse de la Marmora furent envoyés au camp autrichien pendant que les Piémontais reprenaient leurs postes en face de l’ennemi. Le roi avait envoyé en avant ses équipages ; par un malentendu regrettable tout le service de sa maison partit, même sa propre voiture. On resta à la lettre vingt-quatre heures sans manger.

Au bout de quelques heures, les officiers parlementaires revinrent avec une réponse adressée au général Bava. Les conditions de l’armistice étaient la restitution de Venise, des duchés et de Peschiera et la retraite de l’armée piémontaise sur l’Adda. Le roi monta à cheval, alla à Goïto, il réunit autour de lui les princes et les généraux et leur fit à haute voix lecture de la réponse autrichienne. Puis, avec beaucoup de calme et d’énergie, il ajouta : « Messieurs, maintenant je ne demande plus d’avis. Plutôt mourir que le déshonneur. Ces conditions sont inacceptables, humiliantes. Demain, à quatre heures du matin, j’enverrai un refus aux avant-postes et ce soir nous commencerons notre mouvement de retraite sur l’Oglio, où l’on peut se défendre. »

Charles-Albert mangea alors un peu d’omelette faite par la servante du curé, puis toutes les dispositions furent prises pour le départ. À 11 heures du soir, le roi suivant la division du duc de Gênes quitta les champs de Goïto, théâtre d’une de ses premières victoires et, à 8 heures du matin, il était à Bossolo, avec toute l’armée échelonnée sur l’Oglio. Radetzki l’apprit à son réveil. Charles-Albert comptait faire reposer ses troupes qui pourraient se battre encore et au besoin repasser le Pô !

Quels douloureux contrastes en quelques jours !

Le 23 juillet, la victoire de Staffalo, et le 24 avait commencé la marche rétrograde. L’émotion était extrême à Turin. Le 29 juillet la foule qui encombrait les tribunes se livra, avant la séance, aux désordres les plus tumultueux. On eut beaucoup de peine à faire évacuer la salle. Les portes furent fermées, les postes doublés et la place publique où les perturbateurs s’étaient transportés fut occupée par la garde nationale. Les députés Maffei, Cavour et Gioberti intervinrent, mais sans grand succès, pour calmer l’irritation populaire. La chambre conféra, jusqu’à la fin de la guerre, au gouvernement du roi tous les pouvoirs exécutifs et législatifs, sous la réserve de la responsabilité ministérielle.

De toutes parts les défections se produisaient. Les nouvelles levées lombardes, restées dans les dépôts, désertèrent ; seuls, les Lombards embrigadés sous le général Perrone restaient à leur poste. La retraite avait continué. Le 30 juillet, le roi arrivait à Crémone, ne cessant de s’exposer avec son sang-froid habituel et son mépris du danger. Un de ses généraux lui dit : « Et si l’on faisait Votre Majesté prisonnière ? — Eh bien ! j’abdiquerais, voilà tout, » répondit-il. Résolution qui bien certainement n’eût pas sauvé la situation. Le soir de ce jour qui était un dimanche, le roi alla à la cathédrale de Crémone au cri mille fois répété de : Viva Carlo Alberto, nostro Re ! Spectacle touchant qui n’empêchait pas que le lendemain il faudrait abandonner ces fidèles populations au vainqueur.

Le lundi, 31 juillet, Charles-Albert arriva à Codogna avec l’intention de s’y arrêter pour reposer les troupes. Borromeo et d’autres membres de la Consulta y vinrent de Milan pour supplier le roi d’y accepter un pouvoir dictatorial, lui offrant tout le concours de cette grande ville et le conjurant de la protéger avec son armée. Les Autrichiens inquiétaient peu la retraite, ils se bornaient à tirer quelques coups de canon. Cependant, ils avaient eu à Volta une sanglante affaire avec la brigade de Savoie.

Le 1er août, sir Ralph Abercromby, ministre d’Angleterre, arriva au quartier général. Le roi le reçut et, après un entretien d’une heure, le ministre se rendit au camp autrichien pour tâcher d’obtenir une suspension d’hostilités. Il revint le lendemain avec une réponse négative. — Radetzki marchait sur Milan. Les Autrichiens attaquèrent le pont de Lodi, défendu par l’artillerie sarde qui, après le passage de l’armée, le fit sauter.

La guerre se rapprochait ainsi de Turin. Charles-Albert était arrivé le 3 août à Milan après une marche de nuit : il avait promis de défendre cette grande ville qui avait chassé quelques mois auparavant les Autrichiens et qui se voyait menacée d’une prise de vive force avec son cortège de représailles et d’excès commis à la suite d’un combat. Il y avait là des intérêts français en péril ; je quittai Turin et je vins m’établir au consulat général de France à Milan en l’absence du baron Denois, subitement appelé à Paris par le gouvernement.

La vue de mon uniforme fit naître, paraît-il, des espérances irréalisables, telles que l’entrée de l’armée des Alpes en Piémont. Je n’avais rien de semblable à annoncer à Charles-Albert, qui, apprenant ma présence à Milan, me fit demander. Il me rappela qu’il avait reçu dans notre armée les épaulettes de grenadier et qu’il avait appris à connaître le courage des soldats français : « Je suis à la veille d’un grand combat, me dit-il ; vous y assisterez peut-être demain. J’espère que Dieu protégera nos armes. »

Le but de mon voyage était de protéger plus efficacement mes compatriotes et de donner à une noble infortune un témoignage de respectueuse déférence. C’est tout ce que je pus exprimer au roi de Sardaigne, lorsque je fus introduit près de lui dans la soirée du 3 août. Je lui conseillai néanmoins d’entrer dans la ville et de faire un appel énergique au peuple milanais qui commençait à s’enfuir de toutes parts. Il me reçut dans une petite chambre de l’auberge San Giorgio, en dehors de la Porta Romana où il s’était établi pour être plus près des avant-postes. Rien n’était préparé pour la défense de la ville. Les officiers d’artillerie et du génie se multiplièrent pour suppléer à ce qui manquait. Les Milanais élevèrent quelques barricades, mais il était trop tard.

Le 4, à 8 heures du matin, le combat s’engagea aux avant-postes piémontais. Le roi fut comme toujours le premier au feu, bravant le danger avec un calme imperturbable. Malgré la résistance des brigades d’Acqui et de Casale et des gardes de Savoie, les Autrichiens gagnaient du terrain, et les troupes piémontaises, décimées par l’artillerie, risquaient d’être acculées aux murs de Milan.

La bataille était d’heure en heure plus acharnée et se rapprochait de la ville. Charles-Albert revint devant la Porta Romana, suivi de son état-major, faisant face à l’ennemi. Un capitaine d’artillerie, Avogadro, eut la tête emportée par un boulet, Gazzelli des gardes fut tué sur place. Le roi cherchait visiblement la mort. Un violent orage éclatait sur Milan. Le tonnerre et les éclairs, s’unissant au bruit du canon, ajoutaient à l’horreur du spectacle.

C’est alors que le duc de Dino, avec lequel j’étais lié, qui servait comme volontaire dans l’armée sarde, s’approcha de Charles-Albert et lui dit que j’avais manifesté l’intention de me rendre au camp autrichien dans le cas où les progrès de l’ennemi pourraient faire craindre un bombardement, afin d’obtenir du maréchal Radetzki une suspension d’armes de quelques heures pour faire sortir de la ville mes compatriotes. Le roi me fit appeler. Je m’approchai de lui, le chapeau à la main, et je lui exprimai le désir d’aller au camp autrichien. Charles-Albert me fit l’accueil le plus gracieux, et quelques boulets ayant sifflé en cet instant au-dessus de nous, il me dit avec affabilité en me tendant la main[1] : « J’aime à voir les Français au feu ; ils y font toujours bonne figure. »

Il me fit remarquer que les Autrichiens tiraient trop haut. Cependant au même instant un boulet atteignit à côté de nous le cheval du colonel Brianski, dont le sang m’éclaboussa. J’étais à pied à côté du cheval de Charles-Albert. Dans le premier moment, on me crut blessé, mais je dis de suite au roi qu’il n’en était rien. Étant myope, j’avais alors l’habitude de porter un lorgnon ; pendant toute cette bagarre, je le gardai continuellement dans mon œil et il s’y trouva si incrusté qu’il n’en tomba pas un instant, occupé que j’étais au spectacle d’un combat terrible pendant lequel j’entendais le sifflement des balles et le bruit des coups de canon tout autour de moi, musique infernale à laquelle je n’étais pas habitué.

Mon entretien avec le roi près de la Porta Romana dura environ une heure. Il fut convenu que je m’unirais au consul général d’Angleterre, M.  Campbell, pour la démarche à laquelle avait consenti Charles-Albert.

La situation était en effet totalement désespérée. Milan manquait de vivres et de munitions, et l’armée piémontaise se trouvait séparée de son grand parc d’artillerie qui avait dû se replier sur Plaisance.

Lorsque je revins à la Porta Romana avec M.  Campbell, accompagné du duc de Dino, le roi était rentré dans Milan au palais Greppi où était établi son quartier général. Nous dûmes attendre la décision d’un conseil de guerre qu’il y avait réuni. Le salut de la ville et de l’armée imposait une capitulation.

À cette nouvelle, la foule accourut au palais Greppi ; les rues furent barricadées, toutes les issues du palais furent occupées et une députation fut introduite auprès du roi. Elle le supplia de défendre la ville, l’assurant que tous les habitants allaient se lever en armes pour combattre. Charles-Albert déchira alors le projet de capitulation et promit de s’ensevelir sous les murs de la ville avec son armée. Il parut au balcon pour répéter en présence du peuple son imprudente promesse.

Cependant les nouvelles qu’il recevait de l’armée ne tardèrent pas à lui démontrer de nouveau que la résistance était impossible.

À dix heures du soir, je fus appelé près de Charles-Albert, à qui j’exprimai tout mon regret de le voir renoncer à la défense de Milan. « Croyez, me répondit-il, qu’il m’est douloureusement pénible d’en venir à une telle extrémité, mais il m’est impossible de résister plus longtemps. Mes troupes sont découragées ; elles manquent de vivres. J’ai fait tout ce que j’ai pu ; maintenant la fortune m’abandonne ; je suis obligé de capituler devant la nombreuse armée de l’Autriche, mais l’avenir sera à nous ! »

Les généraux Lazzari et Rossi furent chargés de se rendre auprès du maréchal Radetzki. Le roi fit mettre des chevaux à ma disposition ; je les accompagnai, ainsi que M.  Campbell, pour convenir, en cas d’échec de la négociation militaire, d’un armistice de quelques heures qui assurât la libre sortie des étrangers et par conséquent de mes compatriotes avant un assaut.

Le duc de Dino marchait en avant tenant à la pointe de son sabre un mouchoir blanc qu’éclairait une torche tenue par un artilleur et ayant à sa droite un trompette qui sonnait en parlementaire. Nous fûmes reçus par la fusillade nourrie d’un détachement croate. M.  Campbell, consul d’Angleterre, fut seul atteint à côté de moi d’une balle morte. Les Croates s’excusèrent en disant qu’ils n’avaient pas reconnu la sonnerie de notre trompette et les officiers piémontais, ayant les yeux bandés, furent conduits au quartier général du maréchal Radetzki, situé dans la vieille abbaye de San Donato.

La discussion dura jusqu’à quatre heures du matin. Je dus m’abstenir, ainsi que M.  Campbell, d’y prendre part, n’ayant à intervenir qu’au cas où la capitulation n’aurait pas abouti.

Nous attendîmes avec le général Hess et avec les officiers d’ordonnance dans une vaste salle, ancien réfectoire de l’abbaye. Il s’y trouvait encore un petit drapeau italien, en soie, avec la croix de Savoie dont toutes les maisons de Lombardie étaient pavoisées depuis le commencement de la guerre. Je le pris pendant que j’étais seul dans cette chambre en l’enlevant de sa hampe et je l’ai conservé au Breuil en souvenir de notre expédition.

Au point du jour le maréchal nous fit entrer près de lui et nous annonça que la capitulation de la ville de Milan venait d’être signée. Il nous offrit de nous la faire connaître, ce que nous refusâmes, notre devoir étant de rester étrangers à cet acte. Il exprima le regret de ne pouvoir accorder un armistice de quarante-huit heures comme je le lui demandais ; il eût été trop favorable aux Piémontais vaincus.

« Vos compatriotes, ajouta le maréchal autrichien, n’ont rien à craindre. Mes troupes les protégeraient au besoin contre toute insulte. J’aurai le plus grand soin de la sûreté de la chancellerie du consulat français. »

Il me remit tous les laissez-passer dont je pouvais avoir besoin pour faire sortir de Milan les sujets Français qui se seraient compromis dans l’insurrection contre l’Autriche en Italie.

Le vieux maréchal nous reconduisit jusqu’à nos chevaux. Nous rencontrâmes un capitaine d’artillerie piémontais fait prisonnier dans le combat de la veille. Il avait les yeux pleins de larmes. Le maréchal lui dit en italien :

« Pourquoi pleurez-vous, mon ami ? Nous avons fait notre devoir en nous emparant de vous et vous avez fait hier le vôtre en vous battant comme un lion. Prenez courage, ajouta-t-il en le frappant doucement sur l’épaule ; vous retournerez bientôt dans votre famille, et, en attendant, vous n’aurez qu’à vous louer de mes officiers qui savent apprécier le courage malheureux. »

Le général Hess m’avait appris que le jeune de Boyl, fils de la marquise de Boyl, dame du palais de la reine de Sardaigne, qui passait pour mort, avait été fait prisonnier et avait été dirigé sur Vienne. Je m’empressai d’annoncer au palais Greppi cette bonne nouvelle au marquis d’Aglie, beau-frère de ce jeune officier qui est devenu plus tard un des meilleurs généraux de l’armée italienne. Rentré à Milan, le 5 août à 6 heures du matin, j’envoyai à Turin à la marquise de Boyl une dépêche télégraphique, ainsi conçue :

« Heureuse mère, votre fils est vivant. Il est prisonnier à Vienne. Je suis aussi le plus heureux de vos amis en vous annonçant cette bonne nouvelle. »

Le maréchal s’était engagé à épargner la ville, à la traiter favorablement, accordant douze heures de répit à ceux qui voudraient s’expatrier.

L’armée sarde devait remettre à 8 heures du matin la Porta Romana aux Autrichiens et se retirer sur le Tessin ; il était convenu que l’entrée des Autrichiens à Milan n’aurait pas lieu avant midi. Ces conditions étaient douloureuses, mais imposées par une impérieuse nécessité.

Pendant ce temps, des événements graves s’accomplissaient dans Milan. La ville était dans une extrême agitation. L’individu qui avait donné la première nouvelle de la capitulation avait été massacré par le peuple qui l’avait regardé comme un émissaire de l’Autriche. À quelques pas de moi, un homme désigné par la foule comme espion, sans aucune information, fut percé de coups de couteau et mis à mort. Comme j’étais en uniforme, je fus pris pour un officier piémontais et je fus entouré d’exaltés qui voulaient me faire un mauvais parti. Je les arrêtai, en leur disant : « Prenez-y garde ; je suis le chargé d’affaires de France. Voulez-vous avoir la guerre avec mon pays ? Je me rends au palais Greppi auprès du Roi. » Ils se calmèrent et me livrèrent passage.

Charles-Albert était bloqué au palais Greppi par une foule hostile. Toutes les autorités de la ville s’étaient enfuies et la garde nationale avait été dissoute par son propre commandant. Les voitures du roi furent renversées ; la caisse, ses bagages et ses dépêches furent pillés. Le duc de Gênes quitta les remparts pour rejoindre son père prisonnier au palais Greppi. Il traversa les rues, les places encombrées de la plus vile populace qui criait impudemment : À la trahison ! Il réussit cependant avec une peine infinie à fendre la foule et à arriver au palais Greppi où il parut au balcon. Il harangua le peuple, s’offrant en otage pour son père. Il y eut d’abord des applaudissements, puis les vociférations recommencèrent et le prince dut se retirer. Plusieurs généraux essayèrent également de parler ; le roi parut lui-même trois fois au balcon, mais sans succès. Le général comte de Robilant, aide du camp du roi, voyant des fusils braqués sur lui, s’avança en disant : « Eh bien ! tirez, si vous l’osez, sur ceux qui se battent pour vous depuis trois mois. »

Honteux, ces forcenés se calmèrent momentanément, mais ils ne tardèrent pas à recommencer leurs imprécations et leurs coups de fusil. Résigné à son sort, Charles-Albert attendait avec calme la fin de cette révolte. Son entourage cherchait une issue pour aller chercher des troupes. Malheureusement, le palais Greppi n’avait qu’une seule porte : le jardin était entouré de trois côtés par des maisons et du quatrième côté par un mur très élevé. Le marquis Scati surprit la garde populaire, chargée de veiller sur le royal prisonnier, qui plaçait une échelle contre la fenêtre du roi. Il la fit enlever et Alphonse de la Marmora s’en servit pour escalader le mur du jardin. Il courut vers les remparts et en ramena une compagnie de bersagliers et une compagnie de gardes. Quand les émeutiers les virent accourir au pas de course, ils s’enfuirent ! Il était temps : un baril de poudre venait d’être roulé devant la porte pour la faire sauter ; trois autres barils avaient été placés dans les caves. Le roi aurait péri enseveli sous les ruines du palais Greppi avec tout son entourage.

Charles-Albert, délivré, quitta à pied le palais Greppi. Escorté par ses troupes, il traversa la ville pour se rendre aux remparts où il donna ses instructions au général Bava. Puis, il la traversa de nouveau à pied et monta à cheval pour rentrer dans ses États, suivi d’une émigration effrayante ; je vis tout cela les larmes aux yeux. Le 6 août au matin, le roi était à Magenta. À la même heure, la capitulation s’exécutait et la Porta Romana était remise aux Autrichiens.

Je restai jusqu’au 7 août à Milan pour assurer la protection des Français qui n’avaient pas quitté la ville et dont la vie pouvait courir des dangers, j’assistai à l’entrée des Autrichiens. Partout l’abattement et la consternation étaient peints sur les visages. Il y eut quelques applaudissements ; il était facile de reconnaître que ceux qui criaient : Vivat ! étaient payés par l’Autriche. Je n’aurais pas cru que l’armée autrichienne fût si belle et si forte ; elle était infiniment supérieure à celle de Charles-Albert. Une trentaine de mille hommes entrèrent dans la ville, ils occupèrent les palais des seigneurs lombards qui avaient pris part à la révolution de Milan ; ils y commirent des excès, notamment dans les palais Litta, Borromeo et Belgiojoso. Le peuple milanais semblait terrifié. Il reportait toute sa haine sur Charles-Albert qu’il accablait de sarcasmes ; il lui prodiguait les épithètes les plus odieuses, l’appelant traître à la cause de l’Italie, infâme, indigne de régner. Il est hors de doute que, s’il était tombé la nuit précédente entre les mains des Lombards, il aurait été massacré. Cependant le défilé des Autrichiens avait pu convaincre les Milanais que toute résistance était inutile : elle n’eût abouti qu’à la destruction complète de la ville.

Le 5 août, la capitulation avait été placardée sur les murs de Milan. Une proclamation annonçait que la ville serait épargnée et que le maréchal Radetzki accordait à tous ceux qui voulaient quitter la ville la sortie libre par la route de Magenta jusqu’au lendemain 6 août à 8 heures du soir. C’est alors que se produisit le plus douloureux exode. De la porte Vercelline à Trécate, sur une route de vingt-cinq milles, une multitude de tout âge, de tout sexe et de toutes conditions fuyait à la suite de l’armée sarde sous un soleil ardent. Presque tous étaient à pied. Ils préféraient au joug autrichien l’exil et toutes ses douleurs.

Le colonel Casati, envoyé par le roi à Radetzki, rapporta une seconde suspension d’armes de trois jours, à la condition de l’échange immédiat et en masse de tous les prisonniers. Il restait à arrêter les détails d’exécution de l’armistice. Le général Salasco, le général Rossi et le colonel Casati furent envoyés dans ce but à Milan. Le roi, établi à Vigevano, restait calme, mais son visage portait l’empreinte de ses souffrances. Il était à bout de forces physiquement et moralement : il passait son temps étendu sur son lit. Un des partisans de la guerre à outrance, le député démocrate Brofferio, arriva à Vigevano pour avoir un entretien avec lui. Les officiers, apprenant cette démarche, allèrent à son hôtel ; ils lui firent une scène si terrible, ils lui adressèrent des reproches si sanglants pour lui et son parti que le malheureux député s’enfuit sans voir le roi.

Le 10 août, les envoyés de Charles-Albert revinrent de Milan à Vigevano avec les conditions de l’armistice. Peschiera étant encore en la possession des Piémontais, ils devaient l’évacuer, les troupes emportant le parc de siège et tout ce qui leur appartenait. Venise devait être également évacuée et l’escadre qui bloquait Trieste devait se retirer. Les Piémontais conservaient le territoire de Plaisance, moins la ville, et la frontière sarde devait être scrupuleusement respectée.

À Turin, l’ordre avait été troublé par plusieurs émeutes qui motivèrent des mesures dictatoriales et la restriction de la liberté de la presse. On ne pouvait plus vendre de journaux dans les rues ; l’affichage des placards politiques était prohibé. L’édit défendait aussi tout rassemblement sur la voie publique et frappait de peines sévères les délinquants. Le calme était rétabli dans la rue, mais l’agitation des esprits était très grande. La garde nationale exprimait son mécontentement de ne pas recevoir d’instruction militaire et de ne pas être employée à des exercices à feu.

Charles-Albert alla établir, le 12 août, son quartier général à Alexandrie. Le duc de Savoie était à Casal et le duc de Gênes à la campagne du comte Tornielli, près de Novare. Du moins à Alexandrie, comme dans tout le Piémont, le roi fut reçu avec de grandes démonstrations d’affection et de respect, les populations se pressant sur son passage, des gardes d’honneur se formant à la hâte pour l’escorter. À Alexandrie, le soir de son arrivée, la foule ne se décidait pas à une heure très avancée à quitter la place et à cesser de l’acclamer par des vivats. Les officiers de sa suite vinrent dire que le roi était souffrant et avait dû se coucher. Le silence se fit comme par enchantement.

Pendant toute la première partie de la guerre, tant que Charles-Albert fut victorieux, le gouvernement sarde et l’armée piémontaise s’étaient montrés fort opposés à une intervention de la France. Le 24 mai 1848, à un moment où la Lombardie tout entière était au pouvoir des Piémontais, M. de Humelauer, ministre d’Autriche à Londres, avait rédigé un mémorandum résumant les concessions que son gouvernement était alors prêt à faire pour terminer la guerre. Ces concessions étaient considérables puisqu’elles comprenaient l’abandon de la Lombardie par l’Autriche. Elles furent rejetées à Milan.

Lorsque la retraite de Charles-Albert fit prévoir un désastre, MM. Ricci et Guerrieri furent envoyés en France pour sonder les intentions du gouvernement. Mais en même temps des démarches étaient faites auprès du gouvernement anglais pour lui demander son secours, afin d’éviter que celui de la France devint nécessaire. N’ayant pu obtenir de Londres une réponse satisfaisante, le gouvernement sarde se décida à faire à la France une demande d’intervention plus formelle et plus directe. C’est alors que je reçus de M.  Bastide, ministre des Affaires étrangères, une dépêche officielle, inspirée des sentiments les plus généreux, mais rédigée peut-être en termes imprudents. Il en a été beaucoup abusé depuis.

« Le gouvernement de la République, disait cette dépêche datée du 4 août 1848, accordera l’intervention lorsqu’elle lui sera demandée : il l’accordera loyalement, avec désintéressement, sans aucune vue d’ambition ni de conquête. »

Le 8 août, une nouvelle dépêche donnait à l’intervention promise le caractère d’une médiation offerte par la France, d’accord avec l’Angleterre. Elle avait pour base le mémorandum de M.  de Humelauer et elle demandait après les défaites du Piémont le maintien des conditions offertes lors de ses victoires.

J’étais rentré à Turin où je reçus l’ordre de me rendre avec sir Ralph Abercromby, ministre d’Angleterre à Alexandrie où se trouvait alors Charles-Albert. Je m’y rendis le 14 août, et le 15, à deux heures, je fus reçu par le roi que je n’avais pas revu depuis les émouvants incidents de Milan. Charles-Albert, après m’avoir exprimé toute la reconnaissance qu’il éprouvait pour la France, me dit : « Je suis persuadé que votre grande nation n’acceptera pour moi la paix qu’à des conditions honorables. Je me fie entièrement à elle comme à une amie loyale et désintéressée. Ce n’est pas dans un but d’agrandissement ni d’amour-propre personnel que j’ai pris l’épée ; ma seule pensée sur le champ de bataille a été de donner à l’Italie la liberté et l’indépendance. Je ne puis consentir qu’à une paix honorable ; si elle n’est pas profitable à la péninsule, je préfère reprendre les armes et combattre jusqu’à la mort. »

Il fit quelques objections au sujet des conditions financières du mémorandum de M.  de Humelauer qu’il trouvait exorbitantes.

M.  de Revel, ministre des finances de service auprès du roi, confirma par une lettre du même jour l’acceptation du roi, en exprimant au nom du gouvernement la plus sincère gratitude pour l’intervention des deux puissances.

Les sentiments que m’exprima Charles-Albert sont bien ceux que l’on retrouve dans sa correspondance la plus intime. Il écrivait d’Alexandrie, le 21 août, à une personne qui avait toute sa confiance :

« Nous remontons l’armée avec la plus grande activité possible ; et si à la fin de l’armistice nous ne pouvons pas obtenir une paix honorable et qui puisse être avantageuse à l’indépendance italienne, nous tenterons de nouveau le sort des combats.

« Lorsqu’une paix avantageuse nous sera accordée, je prouverai alors que ce ne fut point par ambition personnelle que je fis cette guerre. Je croirai avoir assez fait pour notre patrie et que l’histoire me rendra une justice que l’on trouve difficilement de son vivant. Je renoncerai alors à la couronne. »

Les conditions prises pour bases de la médiation et empruntées au mémorandum de M.  de Humelauer étaient très favorables pour le Piémont, l’Autriche victorieuse devant renoncer à la possession de la Lombardie, y compris l’importante place de Mantoue devant laquelle avaient échoué tous les efforts de Charles-Albert, en laissant à la charge du Piémont une part proportionnelle de la dette de l’empire autrichien, et devant également s’engager à donner à la Vénétie, avec une amnistie, des institutions et une administration nationales.

Il n’y était pas question des duchés de Parme et de Modène en termes explicites ; il y était dit qu’ils feraient l’objet d’une convention particulière, mais le mémorandum Humelauer en impliquait l’abandon. Ce fut le dernier acte de mon émouvant intérim. M.  Sain de Bois-le-Comte venait d’être nommé ministre de France à Turin.

Le 25 août, le ministre des affaires étrangères « m’exprima toute la satisfaction du gouvernement de la République pour la manière, disait-il, à la fois intelligente et courageuse dont je m’étais acquitté de la mission qui m’était confiée dans des circonstances graves et délicates », et le 14 octobre je reçus la croix de la Légion d’honneur que j’eus la joie d’envoyer à ma mère tout émue de la gravité des événements auxquels j’avais pris part. M.  Bastide, alors ministre des affaires étrangères, avait chargé M.  de Bois-le-Comte de me transmettre ses honorables félicitations. « Je l’ai fait, répondit M.  de Bois-le-Comte, avec d’autant plus de plaisir que j’avais moi-même apprécié la conduite de M.  de Reiset de la même manière que vous et que je le lui avais témoigné à mon arrivée ici en prenant la direction des affaires. L’estime dont M.  de Reiset jouit ici, les relations excellentes qu’il s’est faites me seront d’un grand secours dans ma mission. »

Je reçus du gouvernement sarde la croix de commandeur des Saints Maurice et Lazare.

  1. Ce qu’il ne faisait pas souvent, et ce qui était chez lui une marque de distinction et de réelle sympathie.