Mes souvenirs (Stern)/Deuxième partie/Avant-Propos

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Daniel Stern ()
Calmann Lévy, éditeurs (Bibliothèque contemporaine) (p. 251-254).




AVANT-PROPOS
(écrit en 1867.)
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Le monde où j’ai passé ma jeunesse ne ressemblait en rien à celui où nous vivons aujourd’hui. Trois révolutions : la royauté bourgeoise, la république et l’empire démocratique ont si bien effacé les dernières traces de cette société traditionnelle, qu’à cette heure, ceux qui ne l’ont pas connue ne sauraient véritablement s’en former aucune idée.

J’ai assisté à ces trois révolutions ; j’en ai senti les atteintes et j’en ai vu les effets. En 1830, l’ancienne noblesse de cour qui, depuis le retour des Bourbons, donnait le ton et décidait seule des bienséances, subit un premier échec politique qui diminue sensiblement l’importance de ses salons ; la haute bourgeoisie, arrivée au pouvoir, soit que le temps, soit que le goût lui manque, ne forme les siens qu’imparfaitement.

En 1848, vieille noblesse et haute bourgeoisie, surprises par la même tempête, en proie aux mêmes frayeurs, ne prennent plus plaisir à la vie élégante. L’égalité démocratique, proclamée et rétablie, déconcerte et discrédite l’esprit des salons. Quand viendra la troisième révolution, le coup d’État, on s’apercevra soudain que la société d’autrefois, « l’arbitre des élégances », n’existe plus, et que, ni dans les salons ni dans les châteaux, aucune puissance aristocratique n’est plus capable désormais d’arrêter le mouvement nouveau des mœurs.

Ma naissance et mon mariage, mes curiosités et le hasard des choses m’ont fait successivement traverser ou côtoyer ces trois mondes très-divers. J’ai été élevée, j’ai grandi dans le cercle le plus exclusif de la vieille noblesse. J’ai vu la cour de nos anciens rois ; j’ai été admise dans la familiarité de la Dauphine de France. Une des premières, en dépit des rancunes et des dédains qui voulaient encore, dans les commencements du règne de Louis-Philippe, maintenir l’esprit d’exclusion, j’ai ouvert aux idées et aux personnes nouvelles mon cercle, jusque-là strictement fermé.

Lorsque éclata la révolution de février, elle me trouva — je dirai ailleurs par quels brisements — en dehors de ce qu’on appelait encore le monde, éloignée d’une société dont les éléments, anciens et nouveaux, n’avaient jamais pu se fondre entièrement et dont la dispersion fut rapide. Des voyages, de longs séjours en Suisse, en Italie, en Allemagne, en Angleterre, en Hollande, etc., mes études, mes travaux, me mirent, à partir de l’année 1835, en relation avec les hommes de cœur et d’intelligence qui préparaient dans tous les pays, dans toutes les classes, l’avènement d’une société nouvelle. À mon retour, j’essayai de rendre l’hospitalité que j’avais reçue. J’accueillis en ma maison des étrangers, exilés ou voyageurs, qui venaient chercher en France le repos ou le travail. Du mélange de ces éléments cosmopolites il se forma à mon foyer, sous l’ascendant de l’esprit français, une intimité charmante et comme une petite république pleine de grâce et de douceur. Puis enfin, toutes choses changées encore dans nos rêves et dans nos mœurs politiques, après un nouveau dispersement, j’ai vu se reformer peu à peu autour de moi, des débris, des épaves de tous ces mondes divers, un noyau, ce serait trop dire, une sorte de nébulosité intellectuelle, mise en mouvement par une même attraction, retenue par un même désir : le désir de retrouver ensemble, s’il se peut, quelque chose des entretiens, des agréments, des intimités délicates de cette société polie dont la France donnait jadis à l’Europe le parfait modèle.

Les images et les réflexions qui naissent dans mon esprit au souvenir de tant de choses et de tant de gens , disparus pour la plupart, les comparaisons que j’en puis faire avec ce qui m’entoure, tout ce côté extérieur et comme accidentel de ma vie, je me propose de les rappeler ici brièvement et sans suivre un ordre régulier, avant que de reprendre le récit plus personnel de ma vie intime.