Mes souvenirs (Stern)/Première partie/IV

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Daniel Stern ()
Calmann Lévy, éditeurs (Bibliothèque contemporaine) (p. 47-64).




IV


La famille Bethmann. — La vieille dame. — L’oncle. — Le Basler-hof et le Vogel Strauss. — L’Ariane. — Une présentation de madame de Staël. — Le tricot de ma grand’mère. — La tante Hollweg. — Un bas-relief de Thorwaldsen. — Suis-je catholique ? 



La famille maternelle, où nous recevions un accueil empressé, était nombreuse. Elle avait pour chef la veuve de mon aïeul Johann Philipp, Catherine Schaaf, citoyenne du canton de Bâle, vénérable octogénaire, dont la figure et l’aspect se gravèrent tout d’abord, pour ne plus s’en effacer, dans ma mémoire.

Grande, avec beaucoup d’embonpoint, droite et grave, tout son maintien avait un air de domination tranquille qui s’imposait. Une opération mal réussie de la cataracte l’avait frappée d’une cécité incurable, mais elle n’avait pas pris l’expression hésitante et comme demandant secours que j’ai vue à la plupart des aveugles, tout au contraire. Du fond de leurs ténèbres, ses yeux clos commandaient plus souverainement que s’ils eussent été ouverts. Son caractère entier, sa volonté inflexible se marquaient dans tous ses traits, avec la fixité sculpturale qu’a donnée au masque sans regard des dieux et des héros le ciseau antique.

Mon aïeule se vêtait majestueusement d’amples robes de velours en hiver, de tissus blancs en été ; ses beaux bras demi-nus ornés de perles fines ; à son cou, l’image de son mari dans un médaillon entouré de biillants énormes, dont les feux suppléaient en quelque sorte le rayon éteint dans ses orbites. Assise au haut bout de la table qu’elle présidait avec dignité, au salon, sur un fauteuil en manière de trône, elle recevait, comme lui étant dus, sans y paraître sensible, les respects de trois générations. Son fils Moritz avait seul le privilège d’éclairer d’un sourire l’impassible sévérité de son visage. Sans cacher sa prédilection, sans craindre d’inquiéter l’amour de ses filles, elle avait pour ce fils unique une vivacité d’accueil, une passion de curiosité, un accent de déférence qui contrastaient de la manière la plus frappante avec son égale froideur envers tous ses autres enfants. Elle semblait ne compter dans ses journées que les moments rares et courts que ce fils respectueux, mais distrait par les affaires, prenait, pour les lui donner, au train du monde. Elle connaissait le bruit imperceptible que faisait, en glissant sur l’épais tapis de Turquie, la porte du salon quand c’était lui qui l’ouvrait. Au plus vif de l’entretien, elle prévoyait l’instant où il allait prendre congé d’elle, et son front s’en attristait soudain. Enfin, depuis que son mari avait cessé de vivre, la vieille dame de Bethmann, die alte Frau von Bethmann, c’est ainsi qu’on l’appelait dans Francfort, rapportait à son fils tout son orgueil et ce culte de la maison, oublié de nos jours, que j’ai vu autour de moi religieusement obseivé, vivant encore dans le vieux sang de la noblesse française et dans le sang, noble à sa manière, de la vieille bourgeoisie germanique.

Par bonheur, l’enfant des prédilections de mon aïeule n’abusa jamais, ce qui lui eût été facile, de son ascendant. Mon oncle Moritz était une nature généreuse, un caractère ouvert et joyeux, qui voulait par tout le contentement. Incapable de nuire, empressé à servir, en bon, en véritable aîné qu’il était, les intérêts de ses frères et de ses neveux, il s’employait incessamment à pallier les torts, à prévenir les froissements, à conseiller l’indulgence. Possédant à la fois le génie des affaires et les dons les plus brillants de l’homme du monde, l’oncle, on ne le nommait pas autrement dans la famille, ajoutait au pouvoir des richesses qui s’accroissaient chaque jour entre ses mains la séduction d’un esprit charmant, d’une fine galanterie, d’une libéralité et d’une belle humeur qui lui valaient ensemble la faveur des salons et les sympathies populaires. Les circonstances aussi le servaient. Pendant les guerres de l’Empire, les souverains de l’Allemagne avaient eu recours à son crédit ; il leur avait fait des avances considérables. Au congrès de Vienne, l’empereur d’Autriche lui avait donné rang dans sa noblesse ; l’empereur Alexandre, qui avait voulu être parrain d’un de ses fils, avait nommé Moritz von Bethmann son conseiller d’État et son consul général dans la ville de Francfort. Le train de maioon de mon oncle n’était pas d’un particulier, mais d’un prince, sans faste néanmoins, sans ostentation, magnifique avec simplicité. Bien qu’il habitât, par esprit de tradition, dans une des plus vieilles rues de la ville, la Buchgasse, la vieille maison en bois appelée le Baslerhof[1], maison de triste apparence et de distributions surannées, mon oncle y recevait avec grandeur la plus grande compagnie européenne[2].

Il avait exigé de sa mère qu’elle eût une véritable suite : dames de compagnie[3], demoiselles de service, lecteur, médecin et chapelain, rien n’y manquait, avec une voiture toujours attelée dans la cour, en cas qu’elle voulût inopinément sortir ou faire ramener chez lui quelqu’un de ses hôtes. On donnait au Baslerhof de grands repas, dîners, goûters, soupers sans fin. Les vins du Rhin, les faisans de la Bohème, où ma grand’-mère possédait des domaines seigneuriaux, les primeurs de ses serres, les mets exquis apprêtés par des cuisiniers français de premier talent, y flattaient le goût raffiné des vieux diplomates du Bundestag. À tout cet éclat d’opulence, la jeune femme de mon oncle, la Hollandaise Louise Boode, qu’il avait épousée par amour, un peu contre le gré de ma grand’mère, était venue ajouter l’éclat naturel d’une merveilleuse beauté. Les lettres, les arts, les sciences étaient conviés aussi à rehausser les splendeurs de la maison. L’oncle apportait dans son négoce les façons d’un Médicis. Dans les jardins anglais, plantés par la ville sur les anciens glacis des fortifications abattues, il avait fait construire, en l’honneur de l’Ariane, sculptée pour lui par Dannecker[4], un petit temple ou musée où il avait réuni, pour l’enseignement des jeunes artistes, une collection de moulages d’après l’antique[5]. On faisait chez lui des lectures d’ouvrages nouveaux qui méritaient l’attention. On donnait des concerts, où la reine du chant, Catalani, se plaisait à lutter, de son gosier d’oiseau, avec les archets les plus fameux, dans les variations de Rode. On représentait des tableaux où la beauté de ma tante défiait le génie des maîtres anciens. Jamais artiste ou écrivain, allemand ou étranger, jamais talent, quel qu’il fût, ne traversait Francfort sans recevoir au Baslerhof une large hospitalité. Madame d’Arnim raconte dans ses Lettres d’un enfant une lecture de Delphine, dans les salons de Moritz, à laquelle elle assiste en enfant gâté qu’elle est, faisant avec son mouchoir de poche des marionnettes qui distraient le grave auditoire ; attendu, écrit-elle à Goethe, que le fameux roman de la Staël est la chose la plus absurde qu’elle ait jamais ouïe. Du même ton et d’une pointe de jalousie, l’Enfant raconte ailleurs l’entrevue, au Baslerhof, de Frau Rath, la mère de Goethe, avec l’illustre fille de Necker. Bettina appelle ironiquement cette rencontre une grande catastrophe. S’adressant à l’auteur de Faust, elle lui décrit, d’un crayon espiègle, l’abordage des deux puissances féminines. Je ne résiste pas au désir de reproduire ici ce passage de la Correspondance avec Goethe, tant je le trouve caractéristique, tant il fait bien voir le milieu, le cercle, la maison où, sept années après, j’étais, moi aussi, transportée par une grande, par une véritable catastrophe. La lettre de Bettina est datée du 7 août 1808. « Ta mère, écrit-elle à Goethe, s’était parée à miracle. Elle portait sur l’édifice de sa coiffure trois plumes d’autruche, une bleue, une rouge, une blanche, les trois couleurs nationales du peuple français, qui se balançaient dans trois directions diverses. Elle était fardée avec art ; ses grands yeux noirs tiraient le canon ; à son cou, s’enroulait la fameuse chaîne d’or, présent de la reine de Prusse ; des dentelles antiques et magnifiques, un vrai trésor de famille, couvraient sa poitrine. De l’une de ses mains, gantée de blanc, elle tenait un éventail considérable avec lequel elle mett’ait l’air en mouvement ; de son autre main, de ses doigts où brillaient des anneaux de pierreries, elle prenait de temps en temps ? a prise dans une tabatière d’or enrichie d’une miniature où tu figures, les cheveux pendants, bouclés et poudrés, la tête pensive, appuyée sur ta main. Dans la chambre à coucher de Moritz von Bethmann, sur le tapis de pourpre où se dessine, dans un médaillon blanc, un léopard, la compagnie des dames âgées et titrées, formait, en grand gala, un demi-cercle imposant. De belles plantes de l’Inde, aux tiges élancées, montaient le long des panneaux vers le plafond. La chambre était éclairée par la lumière mate de lampes aux globes dépolis. Faisant face au demi-cercle, se dressait sur son estrade, entre deux hauts candélabres, le lit aux rideaux de pourpre. Je dis à ta mère : « Madame de Staël va croire qu’elle comparaît devant la cour d’amour, car ce lit semble véritablement le trône de Vénus. » Enfin, tout au bout d’une suite de salons illuminés, apparut à nos yeux la longuement attendue, die Langerwartete ! Elle était accompagnée de Benjamin Constant, ajustée en Corinne : sur sa tête, le turban de soie aurore ou orangé, la tunique de même couleur ; la ceinture nouée très-haut et de telle façon que son cœur devait être fort mal à l’aise ; ses yeux et ses cils noirs brillaient, ses lèvres aussi, d’un rouge mystique ; son gant, descendu jusqu’au poignet, ne couvrait que la main, qui tenait, comme d’habitude, la fameuse branche de laurier. Comme la chambre où on l’attendait est plus basse que les salons, il lui fallut descendre quatre marches. Malheureusement, au lieu de rassembler par derrière les plis de sa jupe, elle les retroussa par devant, ce qui fut un terrible accroc dans la solennité de la réception. Rien de plus comique, en effet, que le moment où l’immense personne, accoutrée à l’orientale, fondit tout à coup sur la vertueuse et roide assemblée des dames francfortoises. Ta mère me jeta un regard plein de vaillance, dans l’instant qu’on les présentait l’une à l’autre. Je me tenais à l’écart pour bien observer la scène. Je remarquai l’étonnement de la Staël à la vue du costume bizarre et du maintien de ta mère, dont l’orgueil s’enflait à vue d’œil.

« De sa main gauche elle étalait les plis de sa robe ; avec la droite elle saluait de l’éventail et s’inclinait à plusieurs reprises d’un air de condescendance. Elle dit bien haut, en français, de manière à être entendue de tout le cercle : Je suis la mère de Goethe. — « Ah ! je suis charmée… dit la femme de lettres », et tout retomba dans un silence solennel. Puis vint la présentation de la suite des gens d’esprit, curieuse, elle aussi, de connaître la mère de Goethe. »

Le goût qu’avait mon oncle pour les arts était partagé par sa sœur aînée, Suzanne Élisabeth, veuve de Jean-Jacques Hollweg qui avait été longtemps associé de la maison Bethmann et qui laissait une fortune considérable. Ma tante Hollweg, die Hollwegin, comme l’appelait sa mère, avait longtemps demeuré en Italie. Elle avait fréquenté à Rome l’atelier de Thorwaldsen, qui fit pour elle des bustes et des bas-reliefs[6]. Elle possédait quelques tableaux, et son jugement en matière d’art faisait autorité dans la famille. Plus riche et plus constamment présente, restée plus parfaitement francfortoise et bourgeoise que ses autres sœurs, dont la plus jeune avait, comme ma mère, épousé un gentilhomme, le baron de Mettingh, avec lequel elle habitait Munich et fréquentait la cour, ma tante Hollweg était, après l’oncle, le personnage important du cercle de famille. On y voyait, autour d’elle, ses deux filles, mesdames Grunelius et de Saint-George, avec leurs enfants, et, de loin en loin, son fils, Auguste Hollweg, jurisconsulte distingué, élève de Savigny, qui, plus tard, devint possesseur du beau château de Rheineck sur les bords du Rhin, curateur de l’université de Bonn, député aux premiers États-Généraux de Prusse, conseiller d’État et ministre des cultes sous le règne du roi Guillaume IV[7].

Mais je reviens à mes premiers étonnements, au Baslerhof. Tout y était vraiment magnifique, et bien fait pour éblouir les yeux d’un enfant accoutumé aux simplicités de la vieille noblesse française et aux mœurs campagnardes d’un gentilhomme chasseur ; mais je n’étais pas d’un tempérament facile à éblouir, et dès lors, tout enfant que j’étais, il me paraissait déjà très-simple, et comme indifférent d’habiter un palais ou une mansarde, d’être nourrie d’ortolans ou de pain bis, n’y regardant que la compagnie et le contentement du cœur. Plus tard, même après expérience faite des divers états de la fortune, la vie opulente ayant été pour moi toujours la vie ennuyée, j’ai eu beaucoup de peine à ne pas confondre ces deux notions : tristesse et richesse ; d’où il est résulté chez moi un détachement des biens extérieurs, assez rare, je crois, toujours, mais à peu près introuvable chez les personnes de mon temps et de mon sexe.

Je sentais aussi confusément dans les réunions de famille du Baslerhof, et jusque dans les caresses qu’on nous y faisait, à ma mère, à mon frère et à moi, je ne sais quoi d’indéfinissable, qui nous laissait étrangers. Ma grand’mère n’avait pas encore pardonné, après vingt ans, la hardiesse de sa fille à lui désobéir pour épouser mon père. Son orgueil bourgeois s’irriritait à la pensée des fiertés aristocratiques qu’elle nous supposait à tous trois. Ce titre de comtesse donné à sa fille, en sa présence, l’offusquait ; et lorsque ses gens, parlant de moi, me désignaient, selon l’usage allemand, sous le nom de petite comtesse, kleine Gräfin, elle souriait d’un sourire sarcastique qui me déplaisait fort et que je ne m’expliquais pas du tout[8].

Mon oncle Bethmann était, pour ses sœurs et pour leurs enfants, toujours aimable, et je lui entendais dire, à l’occasion, sur mon joli visage, des choses qui ne me déplaisaient pas ; mais sa vivacité extrême effarouchait ma timidité, et d’ailleurs il ne faisait que des apparitions dans le cercle de famille. Quant à ma tante Hollweg, qui ne m’adressait jamais la parole, quant à mes cousins et cousines, que je distinguais à peine les uns des autres, tant la discipline de la maison les faisait pareils dans le silence, j’éprouvais à leur égard plus d’éloignement que d’attrait. Comme aussi je parlais l’allemand des livres, avec un petit accent parisien dont se gaussaient ces jeunes Francfortois, comme je n’avais pas appris l’art du tricot et que je restais les mains vides, désœuvrée et décontenancée, dans le cercle tricotant de mes cousines, la station obligée, après les repas, dans le salon de ma grand’mère, devint pour moi une véritable disgrâce. Une mésaventure qui m’y arriva acheva de me faire prendre en grippe ce salon solennel. Un jour, au sortir de table, comme on venait de manger un excellent lièvre rôti dont on parlait encore, la vieille dame de Bethmann, ma mère ne se trouvant pas là, se tourna vers moi brusquement, pour savoir combien, à Paris, on aurait payé un tel lièvre. Qui fut en peine ? ce fut moi. Je savais comment on chassait les lièvres, j’ignorais absolument combien on les payait. Je balbutiai ; la vieille dame insista ; je dis jin chiffre en l’air, le cercle de mes cousines éclata de rire. Ma grand’mère fronça le sourcil. Par bonheur, on apportait le café à la crème, qui mit fin à la conversation et à mon ennui.

Une autre fois la chose fut de plus grande conséquence. Je ne sais trop comment, me trouvant seule au salon avec ma grand’mère, elle laissa tomber une maille du bas qu’elle tricotait ; et, comme elle avait coutume de le faire avec sa dame de compagnie, elle me mit dans la main son tricot et ses aiguilles. Lui dire que je ne savais pas relever une maille et lui offrir d’appeler sa femme de chambre, c’était la seule chose à faire ; mais cette chose si simple ne me vint pas à l’esprit, tant je l’avais troublé. Je tins le bas longtemps, le tournant dans mes doigts que glaçait la peur ; un mouvement involontaire fit dégringoler maille sur maille. La vieille dame, me trouvant lente à l’ouvrage, s’impatientait. Cette fois, ce fut l’entrée de madame l’Échevine qui me sauva. Voyant le cas, elle fit diligence, dissimula, et répara ma bêtise ; mais je me sentais humiliée profondément, et ma répugnance pour le redoutable salon de la redoutable grand’mère fut portée au comble.

À quelque temps de là, il s’y passa encore une scène consternante, et qui faillit devenir tragique. Mais avant de la raconter, il faut que j’en explique l’occasion et que je revienne en arrière.

À l’époque où ma mère, née dans la confession d’Augsbourg, épousa mon père né catholique, ni l’un ni l’autre ne songèrent, amoureux qu’ils étaient, à cette différence de cultes. Mon père, élevé par sa mère selon les habitudes d’esprit du xviiie siècle, ma mère qui ne se préoccupait guère de dogmes, laissèrent, en se mariant, jux usages à régler quelle serait la religion des enfants à naître. Cela allait alors de soi : dans toutes les unions mixtes, les garçons suivaient le culte du père, les filles celui de la mère. Mes parents ne trouvaient là rien à reprendre ; je fus baptisée à Francfort, selon le rite protestant : j’eus pour marraine la vieille dame, pour parrains mes deux oncles maternels : Moritz von Bethmann et Bethmann-Hollweg. Aussi longtemps que nous demeurâmes en Allemagne, il n’y eut pas lieu à délibérer sur la chose entendue. Mais lorsqu’on fut rentré en France, ma grand’mère paternelle, soucieuse des avantages de la famille, fit observer à son fils qu’il ne serait pas utile pour moi d’être instruite selon Luther dans un pays où tout le monde l’était selon Bossuet, et que d’aller au prêche quand nos princes allaient à la messe n’était pas chose bien avisée. Le fond même de la question, la vérité des dogmes, l’avancement de ma vie spirituelle, le salut de mon âme, la touchaient en ceci médiocrement, mais seulement les bienséances. Ma grand-mère était, comme on l’est généralement en France, très-conformiste. Faire comme tout le monde, c’était à ses yeux, bien faire ; être comme tout le monde, c’était être sage et respectable. J’étais appelée à vivre et à m’établirdans une société catholique, disait-elle : pourquoi m’y ranger à l’avance dans l’exception, et dans l’exception défavorable ? Combien le choix de mes parents, quand il faudrait me donner un mari, n’en serait-il pas restreint ! À quels embarras on s’exposerait en me laissant protestante ! L’argument parut sans réplique à mon père ; ma mère s’y rendit ; dans un de ses voyages à Paris, l’oncle dit : « Qu’à cela ne tienne ! » À la distance où l’on était de la vieille dame de Bethmann, on se croyait à l’abri de ses colères, ou plutôt on n’y pensa pas. Tout alla donc ainsi sans conteste ; la première communion où la chose devait se déclarer étant encore lointaine, on n’en parla plus ; et, quand je vins à Francfort, je ne me savais pas plus catholique ou protestante que je ne me sentais Allemande ou Française. Mais la bombe éclata, comme on va le voir. Mon aïeule, je crois l’avoir dit, était une huguenote d’ancienne roche, à cheval sur les saintes écritures et les confessions de foi. Soupçonnant, peut-être, la défection de sa fille, et craignant de sa part quelque feinte, elle dissimula de son côté jusqu’au jour où, seule avec moi et sa dame de compagnie, n’y pouvant plus tenir, elle s’attaqua vivement à ma candeur, et me fit à brûle-pourpoint cette interrogation inattendue : « Du bist doch nicht Katholisch ? tu n’es pas catholique, j’espère ?… » Je ne sais ce que je murmurai entre mes lèvres. « Ich versteh dich nicht, je ne te comprends pas, » reprit ma grand’mère, d’un ton impérieux. « Die Katholiken hass ich, je hais les catholiques, » ajouta-t-elle avec un accent foudroyant, et de l’air dont elle m’aurait donné sa malédiction. La dame de compagnie épouvantée se hâta, à tout hasard, d’affirmer que je n’étais pas catholique. Quant à moi, sans comprendre comment et pourquoi on devait haïr les catholiques, je sentis d’instinct qu’en ce moment la vieille dame s’attaquait à mon père, et je la pris décidément en aversion.

Cette scène, rapportée à ma mère, la jeta en grand effroi. Elle ne se sentait pas le courage de confesser la vérité. Il fallut que l’oncle intervînt. Ce qui fut dit entre lui et mon aïeule, je ne l’ai jamais su. Je n’entendis plus parler de rien. On ne me conduisit ni au prêche ni à la messe ; et, à quelques jours de là, j’ignore si ce fut par suite de cet incident, on me mit dans un pensionnat de petites demoiselles.

  1. Un usage du moyen âge allemand donnait un nom, un emblème, une légende aux maisons que l’on bâtissait. La maison du Baslerhof (cour de Bâle), doit avoir pris son nom du berceau de mon aïeule. Attenant au Baslerhof et en faisant partie, était la petite maison surnommée le Vogelstrauss (l’autruche), que j’ai habitée avec ma mère, et où je voyais encore l’an passé (1865), non sans émotion, sur la façade extérieure, la vieille image peinte, fort injuriée du temps, mais entière néanmoins, grave et pensive, de l’oiseau du désert.
  2. Cette compagnie se composait alors des souverains de passage à Francfort, de leurs représentants à la Diète, de princes médiatisés et non médiatisés, de maréchaux illustres par le gain ou la perte de batailles épiques. On y voyait le prince Primat, le duc de Dalberg, le prince de Metternich, le prince de Hardenberg, le prince Worontzow, le comte de Tettenborn, les Humboldt, Frédéric Schlegel, la vieille comtesse de Stolberg, mère de la princesse d’Albany, la princesse de Vaudémont, la comtesse de Custine, la comtesse de Pappenheim, et les plus riches familles francfortoises : les Brentano, les Guaita, les Schlosser, les Metzler, les Gontard, les Jassoy, etc.
  3. La première dame de compagnie de ma grand’mère n’était rien de moins que la veuve d’un éclievin de Francfort. La bonne dame, économe et prévoyante, profitait, au dessert, de la cécité de ma grand’mère pour fourrer dans ses larges poches toute une provision de biscuits, de macarons, de pains d’épices, etc. Nous autres enfants, nous nous divertissions fort à la prendre en flagrant délit et à la déconcerter par nos rires, dans ses entreprises.
  4. Dans l’année 1809. J. H. Dannecker, né en Wurtemberg le 15 octobre 1758, élève de Pajou et de Canova, professeur à la Karls-Académie, mort en 1814, après avoir exécuté un grand nombre de statues et de bustes qui lui valurent en son temps une célébrité presque égale à celle de Thorwaldsen. Il avait été l’ami de Schiller, de Herder, de Goethe. Dans une lettre à Meyer, 1797, l’auteur de Faust lui rend ce témoignage : « Professor Dannecker ist als Künstler und Mensch eine herrliche Natur und würde, in einem reichern Kunstelement, noch mehr leisten als hier (Stuttgart) wo er viel aus sich selbst nehmen muss. » (Lettre à Meyer, 1797.)
  5. Goethe, à qui rien n’échappait de ce qui pouvait servir les arts et honorer ses concitoyens, parle ainsi de l’activité bienfaisante et éclairée de Moritz von Bethmann : « So steht scion jetzt eine Sammlung von Gypsabgüssen antiker Statuen in dem Garten des herrn von Bethmann. Und was lässt sich nicht von einem Manne erwarten dessen Neigung und Thätigkeit durch ein so grosses Vermögen in lebhafter Bewegung erhalten ist. »

    Aus einer Reise am Rhein, Main und Neckar, in den Jahren 1814-1815.

  6. Plusieurs de ces bas-reliefs se voient dans le caveau funéraire de la famille Bethmann au cimetière nouveau de Francfort. L’un d’eux représente les derniers moments du jeune Philippe Hollweg, mort victime de son humanité. S’étant jeté dans les eaux de l’Arno par un très-grand froid pour sauver un enfant qui se noyait, Philippe Hollweg en sortit saisi d’un frisson mortel ; la fièvre ne le quitta plus ; les poumons se prirent ; il expira à la fleur de l’âge, inconnu encore de tous, et pleuré seulement de sa mère. Mais l’amour maternel et le génie de l’art ont conjuré l’oubli sur sa tombe. Le nom de l’adolescent généreux et le noble élan de son cœur sont perpétués à jamais dans le marbre impérissable. Le bas-relief de Thorwaldsen, bien qu’il ne représente qu’une scène de famille, ne manque pas de grandeur. On y voit la mère de Pbilippe, au moment où elle vient d’apprendre la fatale nouvelle, affaissée, éplorée, soutenue par ses deux filles. Le fleuve Arno, personnifié dans le bas-relief, à la manière de la Renaissance, sous les traits d’un vieillard à la longue barbe, appuyé sur sa rame, et couronné de roseaux, est une des œuvres les plus fines du ciseau de Thorwaldsen.
  7. On a de lui des ouvrages estimés, entre autres : Gerichts-verfassung und Process des sinkenden römischen Reichs. 1834. Ursprung der lombardischen Stœdtefreiheit. 1846.
  8. J’ai compris plus tard ce sourire de ma grand’mère en retrouvant dans la bourgeoisie française exactement les mêmes préventions, avec cette malehumeur envieuse qui lui fait attacher aux titres de noblesse une importance que ces titres n’ont jamais eue aux yeux des gentilshommes. En France, autrefois, on ne considérait comme titrés que les ducs, et cela parce qu’ils avaient, à la cour, des préséances. Jamais, avant certaines fréquentations et certains incidents que je raconterai plus loin, parce qu’ils m’ont paru du meilleur comique, je n’aurais imaginé que, dans notre pays d’égalité, sous notre niveau démocratique, ce ne fût pas à tous les yeux chose indifférente d’être ou de n’être pas comte, vicomte, marquis, comtesse ou baronne.