Mes souvenirs (Stern)/Première partie/V

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Daniel Stern ()
Calmann Lévy, éditeurs (Bibliothèque contemporaine) (p. 65-71).




V


La pension Engelmann. — Ma cousine Cathau. — Les galants. — La simarre cramoisie. — La bénédiction de Goethe. 



Cet exil de la maison maternelle eût été pour moi, en France, dans mon existence joyeuse et libre auprès de mon père, une désolation. Ainsi, ce fut comme une délivrance. Je n’entrais pas seule d’ailleurs en pension. Une jeune sœur de ma tante Bethmann, Catherine ou Cathau Boode, y entrait avec moi.

Elle était plus âgée que moi de quatre années, très-rieuse, très-enfant encore au moral, mais très-précoce dans ses grâces physiques, très-remarquée déjà des jeunes gens, jolie et coquette à merveille.

C’était pour moi une compagne avenante, mais non, peut-être, telle que l’eût voulue une prudence entière Quand nous venions ensemble, le dimanche, à la maison de campagne de ma grand’mère ; quand notre maître de pension, M. Engelmann, faisait faire à ses élèves la promenade du tour des remparts, dans les bosquets fleuris ; quand on nous conduisait au petit temple grec de l’Ariane ; quand ma tante nous menait en calèche découverte à Rodelheim, à Bockenheim, au Sandhof, dans tous les riants alentours, les grands yeux noirs de ma cousine Cathau attiraient autour d’elle tout un essaim de galants. Ce qu’on lui disait, ce qu’elle répondait, je ne l’entendais qu’à moitié, et je ne le comprenais guère ; mais je sentais vaguement qu’il y avait entre les personnes jeunes des deux sexes quelque chose de très-aimable et d’un peu secret qu’il m’eût été doux de connaître. Je surprenais des sourires, des regards qui ne me concernaient pas, mais qui me faisaient rougir. Les bouquets qu’apportaient à mon heureuse cousine de beaux cavaliers me semblaient bien plus gracieux et de plus délicieuse odeur que les fleurs coupées pour moi, de la main du jardinier, dans les plates-bandes de la vieille dame.

Un événement singulier qui se passa dans nos classes contribua à me troubler davantage. Quelques élèves qui touchaient à leur quinzième année se préparaient à la communion luthérienne. Un jeune professeur en théologie venait régulièrement leur donner l’instruction religieuse. Tout à coup, nous apprîmes qu’il était chassé de la maison. Nous vîmes ses élèves consternées. L’une d’entre elles, la plus jolie, pleurait ; on murmurait qu’elle aussi, elle allait être renvoyée chez ses parents. M. Engelmann, très-sombre, lui lançait des regards farouches. Que s’était-il passé ? Quelques-unes de nos compagnes en paraissaient instruites, mais elles se cachaient des autres pour en parler. Ma cousine Cathau, d’un air secret, me disait : « C’est un roman. » — Mais qu’était-ce qu’un roman ?…

Bien qu’excitée à la vanité par tout ce que j’entendais dire à mes compagnes au sujet de ma noblesse et de l’opulence de mes parents, par mes succès aussi dans la classe, par les riches présents, fort au-dessus de mon fige, que me faisaient mon oncle et mon aïeule, je demeurai à la pension Engelmann ce que j’étais chez nous : modeste, et plus embarrassée que flattée de tout ce qui semblait faire de moi un objet d’envie. Je me souviens, par exemple, du vif déplaisir que me causa un présent magnifique de la vieille dame, à l’occasion des fêtes de Noël. C’était, je la vois encore, une pelisse ou simarre en velours cramoisi, bordée de fourrure. Rien de plus éclatant, rien de plus théâtral. Le Pelz rouge, à glands d’or, que portait la mère de Goethe, qu’elle admirait, flottant au vent sur l’épaule de son fils dans les évolutions du patinage, et dont un célèbre artiste de nos jours a voulu perpétuer le souvenir , devait ressembler beaucoup à ma simarre. Je me figure que ce goût des riches manteaux pouvait bien être à Francfort un souvenir du manteau impérial et de ceux que portaient les hauts dignitaires pendant les cérémonies du couronnement : souvenir d’enfance pour la plupart, qui, au dire de Goethe[1], considéraient cette époque du couronnement, quand ils y avaient participé ou seulement assisté, comme le point culminant de leur existence ; souvenir ineffaçable qui se ravivait, de génération en génération, à chaque couronnement. Quoi qu’il en soit, ce vêtement à grand effet, qui attirait sur moi tous les yeux, loin de me rendre glorieuse, me fut un supplice moral cent fois plus difficile à supporter que la gêne matérielle de ma Minerve, et la première demande que j’adressai à ma mère, lorsque nous eûmes quitté Francfort, ce fut de me promettre que l’on ne me ferait plus jamais porter ma simarre.

On le voit, ce premier séjour en Allemagne ne marque dans ma mémoire que par des impressions vagues de refoulement et d’une sorte d’isolement mélancolique au milieu des bruits d’un pensionnat ou d’un cercle de parenté nombreux. Une seule chose me reste distincte : un souvenir auquel, toute ma vie, s’est attachée pour moi une sorte de superstition.

On en rira, je suppose ; mais n’importe. Je ne rougirai pas d’une superstition à laquelle je dois, peut-être, ce qu’il y a eu de meilleur et de plus haut dans ma vie morale.

J’ai parlé de la maison de campagne de ma grand’mère. Cette maison, qu’habite aujourd’hui mon cousin Moritz von Bethmann, est située, hors des anciens remparts, en vue de la porte de Friedberg et du monument érigé par le roi de Prusse, Frédéric Guillaume II, à la mémoire des soldats hessois qui furent tués, le 2 décembre 1792, à l’assaut des murs de la ville, occupée alors par Custine. Spacieuse, avec un très-grand jardin, cette belle demeure était historiquement consacrée par le séjour qu’y fit l’empereur Napoléon, lors de la retraite de Leipzig. À l’issue du combat de Hanau, l’empereur et son état-major passèrent sous le toit de mon aïeule la nuit du 31 octobre 1813. Mon oncle Bethmann et le sénateur Guiolett, maire de la ville (le même dont il est question dans les lettres de Goethe, comme étant le créateur des jardins, Anlagen, plantés sur les glacis), allèrent à la rencontre de Napoléon, à la tête d’un détachement de cavalerie de la milice, contenant ainsi, de leur présence, les dispositions hostiles de la foule très-excitée contre les Français vaincus[2].

C’est dans cette même maison que, trente-cinq ans plus tard, le 18 septembre 1848, fut apporté, expirant, le prince Félix Lichnowsky, massacré, avec le comte d’Auerswald, par une bande de paysans, dans un tumulte révolutionnaire[3].

Mais je ne savais rien alors, je ne pouvais rien prévoir de ces illustrations historiques de la maison maternelle. Je jouais sous les ombrages du jardin, je m’émerveillais à la vue de ses plantes tropicales et de ses jets d’eau ; ce n’était pas toutefois sans soupirer en songeant combien étaient loin, et combien seraient pour moi plus charmants nos jardins du Mortier dont je n’osais parler à personne : mon allée souterraine, ma volière, nos basses-cours, nos vergers, et jusqu’au chenil de mon père.

Un dimanche du mois de septembre, comme je m’amusais au jardin avec de petites compagnes, nous vîmes venir vers nous, par une longue allée droite, un vieillard auquel toute la famille faisait cortége, et à qui l’on paraissait rendre de grands honneurs. Nous regardions de tous nos yeux : « C’est monsieur de Goethe, Es ist der herr von Goethe, » s’écria ma cousine Cathau ; presque au même moment, je m’entendais appeler. J’aurais voulu m’enfuir, mais il n’y avait plus moyen : on était déjà trop près de nous. Il faillit m’avancer vers ce cortège imposant. Comme j’approchais : « C’est ma petite nièce Flavigny, » dit l’oncle Bethmann à monsieur de Goethe. — Le vieillard me sourit ; il me prit par la main, me dit, tout en marchant, quelques mots que je n’entendis pas, et, s’étant assis sur un hanc, il me retint à ses côtés, interdite. Peu à peu, pendant qu’il s’entretenait avec mes parents, je m’enhardis jusqu’à lever sur lui les yeux. Tout aussitôt, comme s’il l’avait senti, il me regarda. Ses deux prunelles énormes qui flamboyaient, son beau front ouvert et comme lumineux, me donnèrent une sorte d’éblouissement. Lorsqu’il put congé de mes parents, Goethe mit sa main sur ma tête et l’y laissa, caressant mes cheveux blonds : je n’osais pas respirer. Peu s’en fallut que je ne me misse à genoux. Sentais-je donc qu’il y avait pour moi, dans cette main magnétique, une bénédiction, une promesse tutélaire ? Je ne sais. Tout ce que je puis dire, c’est que plus d’une fois, dans ma longue existence, je me suis inclinée en esprit sous cette main bénissante, et qu’en me relevant je me suis toujours sentie plus forte et meilleure.

  1. Kaulbach, dans sa jolie composition : Goethe à Francfort.
  2. Goethe : Kunstschätze am Rheim, Main und Neckar 1814-1815.
  3. Le 27 juillet 1863, j’allai voir, au bras d’un étranger, dans cette maison où je suis devenue une étrangère, le masque du prince Lichnowsky, moulé après sa mort. Je l’avais connu plein de vie, au plus éclatant de ses aventures galantes et guerrières. Mon cœur se serra en songeant à la fin que prennent si vite les ambition», les présomptions, les erreurs et les retentissements île la plus brillante jeunesse.