Mes souvenirs (Stern)/Première partie/VII

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Daniel Stern ()
Calmann Lévy, éditeurs (Bibliothèque contemporaine) (p. 89-98).




VII


La première communion. — Mon aïeule paternelle. — Un pastel de Latour. — Moron m’ennuie. — Doutes sur la validité de mon baptême. — L’abbé Rougeot. 



Mais tout va se compliquer ; j’ai onze ans. On s’accorde à dire autour de moi que le moment est venu de me préparer à faire ma première communion. Ma mère étant protestante, ma grand’mère se charge de ce soin. Elle m’emmène chez elle, à Paris, et me confie à la direction de son confesseur, l’abbé Rougeot.

Jusque-là, mes idées ou plutôt mes sentiments religieux n’avaient été ni suscités ni guidés. Le milieu où je vivais n’était point dévot. Mon père et ma grand’mère paternelle avaient les habitudes d’esprit d’une société où l’on ne traitait jamais de matières religieuses. Ma mère ne pratiquait pas le culte luthérien, qu’elle devait plus tard abjurer. Mon frère, au lycée, n’entendait guère parler des choses de Dieu et ne m’en parlait guère ; depuis un an ou deux seulement, on me conduisait pendant l’été à la messe du village, où l’on allait par pure bienséance, en se plaignant très-haut de sa longueur. Je ne comprenais pas trop ce qui s’y passait, mais pourtant je ne m’y ennuyais pas. La multiplicité des cérémonies, en face de notre banc un antique vitrail dont les saints personnages, vêtus de pourpre, d’azur et d’or, semblaient se mouvoir selon les jeux de l’ombre et de la lumière, occupaient mes yeux. Les enfants de chœur, qui me regardaient beaucoup et à qui je donnais des distractions, tout comme à mon page, l’encens, le pain bénit, etc., me dédommageaient des longueurs du prône. L’arrivée et le départ de la douairière de Lonlay, dans son vieux carrosse à trois chevaux, avec son grand bonnet de dentelles à papillons, sa vaste robe à ramages largement étalée sur son ventre d’hydropique, suivie de son laquais en livrée, qui portait derrière elle le coussin de son prie-dieu et son missel à charnières, n’étaient pas non plus sans intérêt. Je me sentais catholique d’ailleurs, catholique de cœur et d’honneur, depuis le jour où la vieille dame de Bethmann avait dit : Je hais les catholiques.

À dater de ce moment, être catholique, pour moi, ce fut être ce qu’était mon père et ce que n’était pas ma grand’mère.

Ma profession de foi, si on me l’avait demandée, eût été contenue tout entière dans ces deux articles. — Mon aïeule paternelle s’en fût contentée ; et ce qu’y ajouta l’abbé Rougeot n’était pas pour éclairer beaucoup, ni pour pénétrer mon âme, comme on va le voir.

Mais, avant d’en venir à ma première communion, il faut que je dise en peu de mots ce qu’était cette grand’mère, sous l’œil de laquelle j’allais approcher de Dieu.

Sophie Élisabeth Huguenin, fille de François Huguenin, bourgeois de Neuchâtel, et d’Élisabeth Guldimann, bourgeoise de Soleure, avait épousé mon grand-père, le vicomte Gratien de Flavigny, vers l’année 1768. C’était un mariage d’inclination, où de côté ni d’autre la fortune n’avait eu grande part.

Sophie Huguenin avait dû plaire beaucoup dans sa jeunesse. On a d’elle des portraits qui lui donnent tous les caractères de la beauté noble : un front haut, de grands yeux, un nez droit, des sourcils bien dessinés, avec cet air d’enjouement et de grâce aisée qui semble particulier aux femmes de son temps. Cette grâce et cette beauté étaient un don maternel. Un pastel de Latour que je possède, et qui représente ma bisaïeule en habits de fête, me jette un charme toutes les fois que je lève vers lui les yeux. Figurez-vous une tête petite, bien plantée sur un cou modelé comme dans l’ivoire, un ovale arrondi, des joues pleines et délicates, un front harmonieux où s’ondule une chevelure d’un brun clair, crépelée et bouclée, qui retombe en longs repentirs sur le plus beau sein du monde. Figurez-vous un petit nez très-bien fait, des narines riantes, des lèvres roses, entr’ouvertes, où flotte le sourire, de grands yeux veloutés, un regard d’une expression indéfinissable : regard de sirène, moins la perfidie ; regard de Psyché, moins la candeur. Placez, en guise d’étoile, une fleur au-dessus du front ; faites courir un cordon de perles fines autour du corsage ; jetez-y, sans nous en ôter la vue, une ample draperie bleuâtre qui achève la suavité de l’ensemble, et vous aurez, éclose sous le pinceau de Latour, l’image d’une des plus ravissantes femmes du siècle passé.

D’après la comparaison des portraits, Sophie Huguenin ne devait pas avoir été beaucoup moins jolie que sa mère ; certainement elle la surpassait en esprit. — Je ne crois pas qu’il soit facile d’en avoir plus, ni d’une qualité meilleure. Très-âgée déjà, mon aïeule gardait encore le don de repartie. Elle lançait le trait rapide. Avec tous, elle prenait ses franchises où bon lui semblait, mais sans offenser personne, ayant le tact exquis du grand monde. Elle ne haïssait pas le mot cru. le plaçait vivement et bien. Jamais avec elle la conversation ne s’alourdissait ni ne s’empêtrait aux banalités. Ce n’est pas qu’elle fût instruite, loin de là. Elle savait fort peu de choses[1], n’avait aucun souci ni de la nature ni des arts, mais elle avait sur la vie des ouvertures naturelles avec des manières de voir tout à fait spontanées et originales. Peu tendre, il est vrai, point du tout dévote, mais toujours bonne, indulgente et avenante ; gouailleuse, jamais caustique ; fine, mais sans malignité, enjouée, alors même qu’elle fut aux prises avec les infirmités et la mort, ma grand’mère Sophie était la plus aimable femme qui se puisse concevoir. Pas le moindre atome romanesque dans toute sa personne.

Par deux fois, à de longs intervalles, elle fut aimée par deux hommes très-distingués qui l’épousèrent. Aussi gardait-elle du mariage le plus excellent souvenir. Son second mari fut monsieur Lenoir, conseiller d’État, lieutenant général de la police du royaume, caractère élevé, désintéressé, généreux, qui laissa de lui, dans des temps et dans des fonctions difficiles, une mémoire grandement honorée[2]. Ce n’était pas sans quelque scrupule que mon aïeule avait formé cette seconde union : scrupule de mère, à l’endroit d’un fils unique, dont elle craignait d’inquiéter, non les intérêts, car il n’avait rien à attendre après elle, mais l’amitié filiale ; scrupule de veuve aussi, de dame noble qui pensait déchoir. Mais l’attachement profond qu’elle avait inspiré triompha de tout. Cet attachement fut partagé.

Il survécut en elle à celui qui en était le très-digne objet. J’en ai vu encore un témoignage vivant et touchant. M. Lenoir laissait un parent proche, de qui je ne sais rien, si ce n’est qu’il s’appelait Moron et qu’il me paraissait bien drôle avec sa petite queue poudrée. Je le trouvais désagréable aussi quand il me câlinait de sa main sèche et ridée : fastidieux quand il coûtait de longues histoires, les plus insipides du monde. Ma grand’mère, qu’il n’amusait guère plus que moi, le laissait venir néanmoins très-régulièrement deux fois le jour. Deux fois le jour, il lui baisait la main, en lui disant invariablement, selon qu’il était matin ou soir : « Avez-vous bien dormi cette nuit ? » ou « je vous souhaite de bien dormir cette nuit, ma chère amie. »

Quoique vive et prompte à l’ennui, mon aïeule souffrait les assiduités du cousin Moron avec une grâce parfaite, et cela, j’en suis convaincue, par égard pour sa parenté avec M. Lenoir. Il lui échappait bien, par ci par là, quand Moron s’appesantissait trop dans ses récits, d’agiter son éventail d’une façon sèche en faisant une moue indescriptible ; mais, Moron ne voyant rien, elle avait le temps de se remettre, de songer à son mari, de ramener la patience à sa main et à sa lèvre.

Je devinais plutôt que je n’observais toutes ces choses, avec mon précoce instinct de femme, quand un jour, n’y pouvant plus tenir, emportée par son naturel qu’exaspérait la contrainte, mon aïeule laissa échapper son secret. Elle en était venue, je ne sais trop comment, car elle n’avait pas la manie moderne de s’analyser sans fin et de se plaindre du sort, elle s’était oubliée à me dire les contrariétés, les disgrâces de sa vie. Elle les comptait ; elle les rangeait dans leur ordre d’importance ; elle observait une sorte de crescendo, allant du moindre au pire. Enfin, au suraigu d’un accent inimitable et d’un geste tragi-comique, elle s’écria, en laissant retomber sur ses genoux son immense éventail, découragée : « Et puis… Moron m’ennuie ! »

Mais je reviens à ma première communion et aux circonstances dans lesquelles elle se préparait. J’ai dit que ma grand’mère avait gardé l’esprit du xviiie siècle. Ce n’était pas toutefois sans quelques légères altérations. Les temps avaient changé, et, avec eux, le maintien des gens comme il faut. La Restauration, les princes, la duchesse d’Angoulême surtout, imposaient à la noblesse un langage beaucoup moins libre que celui que se permettaient ses ancêtres. On allait à la messe le dimanche ; — à la messe basse, à Paris, où l’on était moins en vue ; à la grand’messe, pendant la saison d’été, pour donner, disait-on, le bon exemple au village, et pour faire plaisir au curé ; — à confesse une fois l’an, selon le commandement de l’Église, pour les Pâques ; rien de plus, rien de moins. À ce propos, j’entendis un jour ma grand’mère demander à mon frère — c’était aux environs de la semaine sainte — s’il n’irait pas aire une visite au bon Dieu. Ce mot rend exactement l’idée de politesse que l’on attachait alors au culte. À son lit de mort, ma grand’mère ne voyait pas les choses d’un autre œil. Impatientée des lenteurs du prêtre qui lui administrait l’extrême onction : « Je ne savais pas que ce fût si long, » lui dit-elle sans aucune émotion, et comme si elle eût été à sa toilette. — On conçoit que, sous ses auspices, la préparation à la première communion fut quelque chose comme les apprêts d’une présentation à la cour, une bienséance des gens comme il faut. La preuve c’est que ma grand’ mère entra en colère lorsque, à l’archevêché, on éleva des doutes sur la validité de mon baptême protestant, et que cette bonne catholique aima mieux risquer de perdre mon âme que de me laisser rebaptiser, comme on l’en pressait. « On nous prendrait pour des Juifs, » répétait-elle invariablement à l’abbé Rougeot ou aux vicaires qui venaient, envoyés par Monseigneur. Elle s’y opiniâtra si bien qu’il fallut céder, et que, dans l’incertitude où je serai toujours, de l’intention[3] du pasteur luthérien à qui je dois le baptême, je ne saurais avoir non plus nulle assurance en mon droit au salut, selon l’orthodoxie catholique.

L’abbé Rougeot était un bon vieux prêtre, modeste, tranquille, indulgent, peu lettré, peu théologien, point du tout casuiste. Il me fît consciencieusement apprendre par cœur mon catéchisme, sans provoquer de ma part une réflexion, sans m’inciter à penser quoi que ce fût à propos des dogmes ou de la doctrine. Tout ce que je puis me rappeler de son enseignement, c’est qu’un jour, prétendant apparemment me faire comprendre ce que c’était que la pudeur : « La pudeur, ma chère enfant, me dit-il en baissant la voix, c’est un miroir que le moindre souffle ternit. » Tout le reste était de cette force. Il n’y a pas lieu, d’après cela, de s’étonner si la première communion n’avança guère ma vie spirituelle. Elle me trouva et me laissa dans la plus entière ignorance des choses de Dieu. Je n’appris à connaître, dans cette prétendue instruction religieuse qui m’était donnée, ni les rapports de la foi avec la raison, ni ceux de la loi avec la conscience, ni le juste discernement du devoir et du droit dans les relations humaines. À mon intelligence avide de connaître, à mon cœur avide d’aimer, on donna pour tout aliment quelques sèches formules et les plus pitoyables banalités. Cette union intime, réelle et parfaite, cette union de la chair et du sang avec l’Homme-Dieu, cette Eucharistie que l’Église catholique appelle si justement son dogme générateur, bien que j’y aie porté ma robe d’innocence et toute la candeur de mes pensées, tient à peine une place dans mon souvenir ; et si je me la rappelle ici, c’est comme un acte purement extérieur, et le plus insignifiant de toute ma vie morale.

  1. Dans ce peu, l’orthographe n’était pas comprise. Ma grand’mère écrivait cond’huile, par exemple ; ce qui me causait, à moi, élève distinguée des cours de l’abbé Gaultier, un étonnement extrême.
  2. M. Lenoir, né à Paris en 1732, mort en 1807. « Le plus grand ami de l’humanité », écrivait Brissot, le girondin. Il fonda le Mont de Piété, améliora sensiblement le régime des hôpitaux et des prisons, et fit abolir la torture. Ayant donné sa démission en 1790, il se retira en Suisse, puis à Vienne, et ne rentra en France qu’en 1802.
  3. On sait que, pour admettre la validité du baptême protestant, le clergé catholique suppose que l’intention du pasteur a été de rester uni à la foi de la grande Église universelle.