Mes souvenirs (Stern)/Première partie/VIII

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Daniel Stern ()
Calmann Lévy, éditeurs (Bibliothèque contemporaine) (p. 99-115).




VIII


Éducation allemande et française. — Le maître à danser, M. Abraham. — La maîtresse d’armes, Mademoiselle Donnadieu. — Le cours de l’abbé Gaultier ; Fanny Sébastiani, Henriette Mendelssohn. — Mort de la duchesse de Praslin. — Le professeur Vogel. — La musique allemande. 



L’instruction religieuse, ou prétendue telle, qui m’était donnée pour me préparer à la première communion, n’avait pas interrompu l’instruction profane. Outre mon éducation germanique, qui se continuait par la musique et par l’enseignement assez étendu d’un professeur allemand, je recevais l’éducation toute française du maître à danser — autrefois « maître de grâces », — de la maîtresse d’armes, et je suivais les cours de l’abbé Gaultier, fort à la mode alors dans le faubourg Saint-Germain.

Le maître à danser, M. Abraham, apportait dans son professorat une gravité extrême. Pénétré de l’importance de son art et des augustes souvenirs de la cour de France avant la Révolution, fier d’avoir enseigné les grâces françaises à cette belle Marie-Antoinette, dont il citait complaisamment quelques gaucheries autrichiennes en ses premières leçons ; plus fier encore de conserver, seul en France, à l’heure présente, la grande tradition nationale du menuet, avec l’interprétation vraie et les flexions graduées de la révérence, M. Abraham se rendait à lui-même de profonds respects. Il n’arrivait chez ses nobles élèves qu’en voiture et en habit de gala. Il entrait et sortait, s’asseyait et se levait, parlait, grondait, toussait et se mouchait, toujours en cérémonie. Les doigts qu’il posait sur l’archet de son petit violon de poche étaient couverts de brillants énormes, dont chacun lui venait, à son dire, d’une reine ou d’une princesse royale. Depuis sa perruque à frimas, jusqu’à la boucle dorée de ses escarpins, depuis son jabot en fine dentelle jusqu’à ses bas de soie noirs strictement tirés sur ses faux mollets, tout en lui se tendait vers la majesté. M. Abraham portait le poids des ans d’un pied léger, d’un jarret souple, qui s’enlevait et retombait en cadence. Ses pas, lorsqu’il les exécutait devant les parents — jamais pour l’élève seule il ne prenait cette peine — étaient d’une précision achevée et d’une aisance juvénile. Sa respiration même n’avait point d’âge et semblait obéir, comme tout le reste de sa personne, à la suprême bienséance dont il s’était constitué le représentant. Quand M. Abraham ressentait la moindre fatigue et craignait de laisser voir en lui la condition mortelle, il se faisait suppléer par une nièce, madame Coindet, tout imprégnée, elle aussi, d’une solennité risible et qui m’inspirait, quand elle tirait avec lenteur, de dessous sa robe, son affreux petit crin-crin de poche, une irrésistible tentation de moquerie. La leçon de danse en elle-même, d’ailleurs, m’était insupportable. Mon naturel se révoltait contre ces grâces apprises, et le premier mensonge dont je dois m’accuser, — je feignis de m’être foulé le pied — me fut suggéré par le désir d’échapper aux démonstrations de beau maintien et de belles manières que me faisaient, pochette en main, le majestueux Abraham ou sa majestueuse nièce.

Quant à la leçon d’armes, que l’on peut s’étonner de rencontrer dans l’éducation d’une jeune demoiselle, c’était une autre préparation à ce bon maintien dont la noblesse de cour se préoccupait encore, à cette époque, au-dessus de tout. C’était un supplément à la leçon de danse, qui se donnait, dans les éducations très-soignées, aux jeunes filles délicates de corps dont on voulait développer la force physique. Une femme, mademoiselle Donnadieu, la nièce, du moins elle le disait, du fameux général de ce nom si cher aux ultras, enseignait cet art viril ; de petits fleurets très-légers en proportionnaient l’exercice au sexe et à l’âge. Je n’y avais pas la répugnance que m’inspira de prime-abord le maître à danser[1]. Il y avait là comme un simulacre de combat, je ne sais quel air martial qui ne me déplaisait point. Je ne crois pas que l’usage de la leçon d’armes se soit maintenu. Je serais tentée de le regretter. Bien que l’art de l’escrime n’ait point d’application pratique dans la vie d’une femme, telle que nous la comprenons, l’exercice en est particulièrement favorable au développement de la vigueur et de l’élasticité musculaires, beaucoup trop négligées dans nos éducations féminines, où le système nerveux, seul exercé, prend une prépondérance exclusive, aussi nuisible à la santé du corps qu’à la paix de l’âme.

Les cours de l’abbé Gaultier, que je suivis régulièrement pendant plusieurs hivers, formaient la partie la plus animée et la plus attrayante de mon éducation. Ce riant petit abbé, longtemps émigré en Angleterre, en avait rapporté la méthode de Lancaster, qu’il avait accommodée à sa façon, pour l’appliquer dans son pays à la jeunesse noble des deux sexes. Un plein succès couronnait ses efforts, et les cours de l’abbé Gaultier étaient fréquentés par les enfants des premières familles du faubourg Saint-Germain[2]. Parmi les innovations dont une longue expérience lui avait montré l’avantage, je me rappelle l’institution des jeunes professeurs, dont la vivacité et l’enjouement donnaient à l’enseignement un entrain que rien ne saurait suppléer dans l’éducation de l’enfance. Ces très-jeunes gens — quelques-uns n’avaient guère plus de quinze ans — formés à la douce image du bon abbé, et dont plusieurs sont encore aujourd’hui en très-bonne renommée pédagogique[3], nous plaisaient et nous animaient au travail. Par des considérations tirées également de l’expérience, et avec un succès non moindre, l’abbé Gaultier ne séparait pas, dans ses classes, les jeunes filles des jeunes garçons. Il pensait apparemment — ce que l’on pense à peu près partout, hormis en France, — que l’attrait qu’exercent l’un sur l’autre les enfants des deux sexes, loin d’introduire le désordre, favorise la politesse, le désir de se distinguer, « le vouloir et le parfaire, » aurait-on dit jadis dans notre vieille et bonne langue française ; qu’il tempère heureusement les qualités extrêmes et fait naître une émulation bienveillante qui s’obtient moins aisément dans les relations plus rudes des garçons entre eux, ou dans les rivalités plus malicieuses des jeunes filles entre elles[4]. Assurément, rien n’était plus aimable que nos douces rivalités scolaires de la rue de Grenelle.

Pour ma part, j’attendais le samedi — c’était le jour où l’on s’y rassemblait — avec impatience. Lorsque j’apercevais les statues de la fontaine monumentale vis-à-vis laquelle logeait le bon abbé, quand je montais le roide escalier qui conduisait à ses nids-à-rats, dont le bois de sapin et la serge verte faisaient tout l’ameublement et toute la tenture, mon cœur battait, la rougeur me montait aux joues, avec l’ardeur du bien-dire et l’espoir du triomphe. Ce triomphe, que j’obtenais presque toujours, ou que je partageais avec un jeune garçon de même âge que moi, blond et pâle, modeste et réservé comme je l’étais moi-même, Charles de Croix, n’était ni éclatant ni retentissant. Il consistait en une petite carte imprimée sur laquelle on lisait ces mots : Présidence, Vice-Présidence, que notre cher abbé tirait d’un portefeuille en satin vert brodé de roses, et qu’il nous remettait de sa main, à la fin des classes, en présence des parents, avec quelques paroles flatteuses. Au bout du mois, l’élève le mieux pourvu de ces cartes voyait son nom inscrit sur un tableau d’honneur fort enjolivé d’arabesques ; au bout de l’année scolaire, on recevait quelques volumes cartonnés des Œuvres complètes de l’abbé Gaultier : c’était là tout. Ce tout n’était rien en réalité. Mais il s’attachait à ce rien une telle signification morale, nous souhaitions si ardemment le contentement du bon abbé, la préférence de nos jeunes maîtres, la considération des parents et notre mutuelle estime, que je ne saurais me rappeler dans toute ma vie ni distinctions ni honneurs qui m’aient jamais causé une impression comparable à la vue de ce portefeuille en satin vert, quand il s’ouvrait pour moi et que, de sa voix chevrotante, le vieil abbé appelait Marie de Flavigny avec Charles de Croix à la récompense partagée de leur assiduité au travail.

Ce qu’on nous enseignait rue de Grenelle était une très-bonne préparation aux études futures. Filles et garçons apprenaient le latin, mais par la méthode animée de l’abbé Gaultier, comme une langue vivante. Nous apprenions aussi, cela va de soi, la grammaire française, l’histoire sacrée et l’histoire profane, la géographie, les premiers éléments de la mathématique ; tout cela par demandes et réponses, vives, claires, précises, sans la moindre introduction du doute, comme on peut croire, et, pour l’histoire sacrée, avec une adjonction de rimes qui avaient pour but, je suppose, d’en rehausser l’enseignement, tout en le gravant mieux dans la mémoire.

Le premier homme Adam, du paradis exclus ;
Puis Caïn tue Abel, dont Seth eut les vertus.

On voit que la méthode était bonne, puisque je me rappelle encore aujourd’hui ces vers, dont la beauté assurément n’a rien de remarquable. Il y a là fort à réfléchir sur la puissance de la rime, et de quoi infatuer messieurs les versificateurs, déjà trop enclins au dédain de la prose, comme chacun sait.

Je ne négligerai pas, en quittant les cours de l’abbé Gaultier, de rappeler le souvenir d’une charmante compagne que j’y avais, et dont le nom est devenu, à trente ans de là, tragiquement célèbre.

Fanny Sébastiani, fille du général de ce nom, plus tard duchesse de Praslin, suivait comme moi, et dans la même classe, l’enseignement de la rue de Grenelle. Elle y venait avec sa gouvernante, Henriette Mendelssohn, la nièce du philosophe. Celle-ci, dans sa petite taille contrefaite, avec ses yeux étincelants, m’inspirait à la fois beaucoup de curiosité et beaucoup de respect. C’était, je l’ai appris plus tard, une de ces femmes de forte race juive et de grande culture allemande, d’esprit hardiment rationaliste et d’âme chaleureuse, dont Rachel Levin — celle qui fut plus tard madame de Varnhagen, — était vers cette époque le type brillant[5].

L’élève de mademoiselle Mendelssohn était extrêmement belle. Encouragée par sa gouvernante, à qui plaisaient sans doute mon air germanique et la facilité avec laquelle je parlais l’allemand, Fanny s’asseyait toujours auprès de moi et semblait, bien qu’elle fût mon aînée, rechercher mon amitié comme une protection. Moi, j’étais attirée par la douceur de ses grands yeux noirs, par ses manières craintives et caressantes, par ce je ne sais quoi de fatal, peut-être, qui déjà reposait sur son front et qui agissait sur mon imagination mystérieusement[6].

Outre sa timidité qui paraissait la faire beaucoup souffrir, Fanny Sébastiani avait une certaine lenteur d’intelligence dont s’impatientait fort la vive Mendelssohn, et qui lui rendait difficile de suivre dans les classes la parole rapide de nos jeunes maîtres. — Comme, tout au contraire, je la saisissais au vol, et que je finissais de prendre mes notes quand à peine ma pauvre voisine commençait d’écrire les siennes, il arriva le plus simplement du monde que je fis double besogne, employant volontiers à son profit le temps qui me restait disponible. Était-ce de ma part un bon office désintéressé ? Je voudrais le croire, mais une circonstance me revient qui ne me permet guère l’illusion. Comme on passait l’après-midi du samedi tout entière dans les classes de la rue de Grenelle, chaque élève y apportait son goûter : du pain, le plus souvent, une flûte de gruau, une brioche tout au plus ; les habitudes du faubourg Saint-Germain étaient à cette époque extrêmement modestes. Seule ou presque seule, la fille du général Sébastiani arrivait amplement pourvue d’un assortiment de pâtisseries qui, je dois l’avouer, excitaient au plus haut point ma convoitise. Dès l’enfance, et pendant tout le cours de mes années, j’ai été, tour à tour ou tout à la fois, singulièrement frugale et singulièrement friande, d’un appétit très-vif, mais très-vite rassasié, ne se laissant jamais emporter au delà du vrai besoin ; s’accommodant, selon l’occasion, de la plus rustique pitance, ou prenant son plaisir aux raffinements des tables diplomatiques. Les nougats et les babas de la fille du général, les libéralités qu’elle m’en faisait eurent donc, j’ai tout lieu de le craindre, leur part, leur grande part dans ma générosité intellectuelle. Quoi qu’il en soit, le plus agréable commerce s’établit ainsi entre nous. Les notes de plus en plus étendues que je prenais pour Fanny me valaient des gâteaux de plus en plus savoureux. La gouvernante fermait les yeux, ou souriait à ce libre échange, et tout allait à souhait. Par malheur ce ne fut que pour une saison. L’an suivant, Fanny ne reparut plus dans la rue de Grenelle. Je ne la rencontrai plus ; je n’entendis plus prononcer son nom, et je l’avais oublié lorsque trente ans plus tard, en 1847, il retentit soudain à mon oreille avec un éclat sinistre. On se rappelle l’émotion publique causée par la mort tragique de la duchesse de Praslin. Elle me causa à moi-même une impression très-forte et qui raviva tous mes souvenirs.

Qui m’eût dit, en 1817, dans cette enfantine relation de la rue de Grenelle, où nous mettions en commun des gâteaux, des devoirs de géographie, etc., qu’un jour viendrait où une autre relation, celle-là historique et grave, s’établirait entre nous à travers la tombe ! Qui m’eût présagé, à moi la jeune fille royaliste, destinée à la vie du monde et de la cour, que j’écrirais l’histoire d’une révolution populaire, et que, en en retraçant les causes prochaines, il m’arriverait de raconter en ces termes la mort de ma douce et belle compagne !

« Une femme encore belle et de mœurs irréprochables, fille d’un maréchal de France, fut assassinée avec une atrocité sans exemple par son mari, le duc de Praslin, qui n’échappa que par le suicide à la juridiction de la cour des pairs. Cet événement mystérieux, longtemps inexpliqué, ce drame sanglant passionna le pays. Le nom de l’infortunée duchesse de Praslin courait de bouche en bouche et pénétrait jusque dans les campagnes les plus reculées. On s’abordait sans se connaître, sur les routes et sur les places publiques, pour se demander des éclaircissements et pour se communiquer une indignation qui ne se pouvait contenir. Le peuple, toujours si aisément ému par l’image d’une femme que sa faiblesse livre sans défense à la haine, se prit à maudire tout haut une société où se commettaient de tels forfaits. Il multiplia, il généralisa dans ses soupçons ce crime individuel. Cette tragédie domestique prit les proportions d’une calamité nationale. Elle suscita des pensées sinistres dans tous les cœurs[7]. »

À côté du cours de l’abbé Gaultier, où j’apprenais, à la française, la création du monde et ses quatre parties — on ne nous parlait pas encore de la cinquième, adoptée plus tard, — la suite des rois de Rome et des rois de France, l’authentique Romulus, Pharamond, Clovis, etc., mon professeur allemand, il se nommait Vogel — oiseau — m’enseignait d’une manière toute différente les divers états du globe, la naissance et les progrès de la civilisation, les races, les migrations, les établissements des peuples ; il n’avait garde d’oublier les antiques forêts de la Germanie ; il me parlait du Nibelungen Lied ; il le comparait à l’Iliade. Par sa méthode un peu vague, mais bien plus vivante que l’exposition artificielle des méthodes françaises, le professeur Vogel accoutumait mon esprit à considérer les choses dans un ensemble que rien, dans nos disciplines universitaires, ne fait pressentir à l’enfance.

Je dois beaucoup à la méthode germanique du professeur Vogel. Elle avait ses inconvénients ; où n’y en a-t-il pas ? elle aurait pu me jeter, comme beaucoup d’esprits allemands, dans la nébulosité des espaces, et me faire perdre pied dans l’infini ; mais contrôlée, ramenée incessamment, comme elle le fut toujours, par l’enseignement français, à l’ordre et à la clarté[8], mon intelligence, il faut bien qu’il me soit permis de le dire, y acquit une étendue et des facultés synthétiques assez rares chez les esprits exclusivement dressés à la française.

Ce bon professeur Vogel, de qui je me souviens à cette heure avec gratitude et respect, me paraissait alors fort ennuyeux et passablement grotesque. Il s’habillait encore à l’ancienne mode : petite perruque poudrée, à queue ; culottes courtes, par toutes les saisons, de nankin en été, de serge en hiver ; bas chinés, souliers à boucles. Il s’en allait ainsi trottinant par la boue des rues, son Homère ou son Virgile sous le bras, récitant à haute voix la leçon qu’il préparait pour le lendemain ; se garant fort mal des éclaboussures, et ne prenant nul souci du rire des passants. Il n’était pas enjoué comme l’abbé Gaultier. Auprès des cours riants de la rue de Grenelle, ma leçon solitaire était bien morne. Cependant j’apprenais volontiers, sans peine, et j’en étais venue à parler, à écrire, à penser, ou plutôt à imaginer en allemand, tout aussi bien qu’en français.

La musique allemande, sous la direction de ma mère, contribuait aussi et de plus en plus au développement de mon intelligence. Ma mère, je crois l’avoir déjà dit, était musicienne. Elle avait pris à Vienne des leçons du célèbre Paër, et chantait agréablement, en s’accompagnant elle-même. Elle jouait sur un piano à queue, de Stein, dont les touches noires et blanches étaient placées à l’inverse de la coutume — les dièzes et les bémols en blanc, les notes naturelles en noir — et qui, à cause de cela, me plaisait singulièrement, les partitions de la Zauberflöte, de la Cosa rara, de Cosi fan tutte, d’Idomeneo. J’avais des dispositions pour la musique : elle les cultiva de bonne heure. Elle me donna d’abord, puis elle me fit donner, quand elle ne se crut plus assez forte, des leçons de piano, de solfége, et même d’harmonie, ce qui paraissait étrange aux dames françaises. On sait qu’en France les leçons de piano, considérées comme le complément de toute bonne éducation, n’ont aucunement pour but d’initier une jeune fille au grand art de la musique, mais seulement de faire d’elle une machinale, une insipide exécutante, capable, en attendant le mariage, de divertir pendant une heure l’ennui des soirées de famille, de jouer en mesure, ou à peu près, une contredanse pour faire danser les voisines, à la campagne, d’accompagner au besoin quelque virtuose de sa force, exercée celle-là, aux arpèges de la harpe, ou bien à la romance.

Ma mère, par cela seul qu’elle était Allemande, avait de la musique une autre idée. Elle voulut que j’apprisse la basse chiffrée, le contrepoint, etc. Quand le célèbre Hummel vint à Paris, elle me fit prendre de ses leçons[9]. Hummel m’encouragea beaucoup dans mes études. Il me conseillait de m’essayer à la composition. Je n’y réussis point trop mal ; je trouvais aisément la mélodie ; d’instinct, j’allais à ces modulations enharmoniques par lesquelles se caractérise la musique la plus moderne[10]. Plus tard, il m’est arrivé de regretter la négligence, puis l’abandon complet que j’ai fait de mes facultés musicales. Le penchant que j’ai toujours eu à concentrer mes désirs et mes efforts, à ne vouloir, à ne pratiquer qu’une seule chose, m’a fait ici, je le crois du moins, un tort véritable. Selon toute apparence, si je n’avais été un écrivain bon ou mauvais, j’aurais pu devenir un compositeur. En tout cas, fallait-il me ménager ce moyen d’expression, puisqu’il m’était naturel, et ne pas retrancher aussi complétetement que je l’ai fait, de ma vie intellectuelle, une faculté créatrice que je tenais, comme parle René, « de Dieu ou de ma mère. »

  1. Encore une ressemblance avec Alfieri qui éprouvait, lui aussi, dans son enfance, une insurmontable aversion pour la danse et pour le maître à danser. « Per natura già lo abborriva, dit il en parlant de la danse, e vi si aggiungeva, per più contrarietà, il maestro francese, de’ con una cert’aria civilmente scortese, e la caricatura perpétua de’ suoi moti e discorsi, mi quadruplicava l’aborrimento innato, cb’era in me per codest’ arte burattinesca. » (Alfieri-Vita, cap. 6.)
  2. Je me rappelle entre autres : les demoiselles de Crillon, de Roncherolles, de Béthune, etc.
  3. Je citerai entre autres : MM. Colard, Ducros, Bréval, Demoyencourt ; M. de Blignières, dont le fils devait se faire un jour disciple de M. Auguste Comte, et s’est consacré tout entier, après la mort du maître, à la propagation des doctrines positivistes.
  4. Le même effet des écoles mixtes a été observé aux États-Unis d’Amérique. —Voir le Rapport «le M. le professeur Hippeau, envoyé cette année par le gouvernement aux États-Unis pour y étudier les conditions de l’instruction publique. (Note écrite en 1869.)
  5. M. de Varnhagen, dans ses Denkwürdigkeiten, parle d’Henriette Mendelssohn avec une vive sympathie. Il décrit d’une manière très-agréable les heures qu’il passait à Paris dans son cercle intime, où se rencontraient des personnes telles que madame de Staël, Benjamin Constant, Humboldt, Spontini, etc. Il parle du pensionnat qu’elle dirigeait avant d’entrer dans la maison Sébastiani. Entre les jeunes élèves qui s’y distinguaient, il cite « la vive Félicie de Fauveau, la plus charmante image de la grâce et de l’élégance française ; Rosa Potocka, une rose polonaise de la plus ravissante beauté ; Lolo (?) Fould, d’un caractère à la fois plein de bonté et de fermeté, etc.
  6. Je crains que ceci ne paraisse bien germanique au lecteur français. Mais comment ne pas être attentive à ces sortes de prédispositions mystérieuses, lorsqu’on a été, comme moi, presque incessamment poussé par le sort ou par un secret penchant vers des êtres dont la vie et la mort ont été tragiques ? Comment ne pas réfléchir et chercher les influences cachées, quand, dans le cercle des relations intimes, on compte, comme je le fais, un nombre effrayant d’actions violentes et inexpliquées, inexplicables selon l’ordre apparent et rationnel des choses ? Dans ce très-petit cercle, ma sœur Auguste, qui met fin à ses jours sans avoir laissé deviner à qui que ce fût son dégoût de la vie ; son fils Léon, qui meurt à Athènes d’une mort restée mystérieuse ; un précepteur de mes filles, Philippe Kaufmann, écrivain et poëte distingué, qui se brûle la cervelle, en 1846, au bois de Boulogne ; le comte Ladislas Teleky, Charles Didier, Prévost-Paradol, qui se donnent la mort sans avoir confié à personne leur désespoir ; le prince Félix Lichnowsky, massacré dans un tumulte révolutionnaire ; le comte de Schônborn, atteint mortellement, dans une rencontre sans cause sérieuse ; l’abbé Deguerry, pris comme otage et fusillé par les hommes de la Commune de Paris en 1871 ; et d’autres encore : belles jeunes filles, artistes célèbres ; et moi-même, qui écris ces lignes, avertie par une prédiction, par des songes extraordinaires, d’une destinée que rien n’annonçait et qui me semblerait encore aujourd’hui à moi-même tout à fait incompréhensible, si je n’y sentais pas ces influences mystérieuses dont j’ai parlé !

    Ach ! wir kennen uns wenig,
    Denn es waltet in uns ein Gott. »
    dit le poëte Hölderlin.
  7. Histoire de la Révolution de 1848, par Daniel Stem, 2e édit. t. I, p. 71.
  8. Un historien philosophe contemporain — Buckle — parle quelque part de la mauière dont s’éleva et se développa, sous le règne du grand Frédéric, « l’intellect allemand sous l’aiguillon de l’esprit français. » Il me semble qu’il s’est produit dans mon éducation quelque chose d’analogue.
  9. Hummel était maître de chapelle du grand-duc de Saxe-Weimar. Il est question de lui, et avec de grandes louanges, dans les Correspondances et les Entretiens de Goethe.
  10. Je me rappelle avoir composé plusieurs morceaux qui n’étaient pas sans charme : quelques valses très-allemandes ; le chant de la Loreley par Heine ; le chant de l’esclave dans la Lucrèce de Ponsard, etc.. Je ne sais ce que tout cela est devenu.