Mes souvenirs (Stern)/Première partie/XVI

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Daniel Stern ()
Calmann Lévy, éditeurs (Bibliothèque contemporaine) (p. 237-243).




XVI


Mon chagrin. — Comment on essaie de me distraire. — Le chapeau de paille d’Italie. — Les mosaïques de Rome. — Le bois de Boulogne d’autrefois et d’aujourd’hui. — Le roman anglais. 



Le vide que fit dans mon existence l’absence du comte de Lagarde, le chagrin que je ressentis à l’annonce de son mariage, les projets insensés que je formai pour rompre une union dont je ne pouvais supporter l’idée, causèrent au dedans de moi de grands ravages. Par un mélange de fierté et de timidité qui m’a privée dans mes plus violents chagrins du soulagement que les âmes tendres trouvent à s’épancher, je n’ouvris mon cœur à personne, ni à ma mère, ni à mon frère, ni à mes jeunes amies[1]. En revanche, je me plongeai avec une sorte de frénésie dans mes lectures romanesques : Werther, René, Adolphe, Manfred, Faust, qui, en exaltant ma sensibilité, m’inoculaient un poétique et maladif dégoût de la vie.

Autour de moi on s’inquiétait. Ma mère consultait les médecins : ceux-ci conseillaient de me distraire ; on en multipliait les occasions. Comme j’avais le goût des élégances, on me prodiguait les présents. À chacun de ses voyages, mon frère me rapportait des pays lointains quelque objet curieux : de Berlin des parures en fer travaillé à jour, qui, sur la peau satinée d’une blonde de dix-huit ans, ne laissaient pas de produire un assez joli contraste; de Lisbonne, des ouvrages en plumes faits selon l’antique art plumaire — arte plumaria — d’oiseaux venus du Brésil. Du congrès de Vérone, où il avait suivi M. de Chateaubriand, il m’envoya un de ces beaux chapeaux en paille que lissent, sur les bords de l’Arno, les jeunes contadines et qui étaient tenus pour choses fort rares alors à Paris. Celui-ci fit sensation ; il n’avait pas coûté moins de cinq cents francs; c’était une merveille de finesse et de souplesse. Une autre fois je recevais de Rome un bracelet en mosaïque dont les médaillons représentaient le Colysée, le Panthéon, le Château Saint-Ange, etc. Ce fut une première image et peut-être un premier désir inconscient de cette Italie que je devais tant aimer.

Outre la distraction que l’on cherchait pour moi dans les bals et les parures, les médecins ayant conseillé le grand air, on me menait souvent en promenade au bois de Boulogne.

J’ai quelque peine aujourd’hui, tant il est changé dans son aspect pittoresque, et, si l’on peut ainsi dire, dans sa physionomie morale, à me remettre devant les yeux ce qu’était alors ce bois, et quelle place il occupait dans la vie parisienne.

On y arrivait par la grande route postale, en tout temps boueuse ou poudreuse. Il était clos de murs, coupé à angles droits d’allées monotones qui se croisaient dans des taillis d’arbres rabougris, dans d’arides clairières, où naguère campaient tes alliés.

On n’y avait ouvert aucune perspective. Il n’offrait d’autre point de ralliement que la mare d’Auteuil, où coassaient, dans une eau stagnante, sous l’immobile tapis d’une végétation visqueuse, d’innombrables et insupportables grenouilles.

Ce bois paraissait si loin, si loin de Paris, le chemin en était si long, si maussade, qu’on y allait rarement ; c’était une affaire d’État. Sauf les jours de Longchamp, le vendredi saint surtout, où l’on s’y faisait voir dans un nouvel équipage, les cochers de bonne maison regimbaient contre une telle corvée. Ils prétextaient d’un accident subit : un cheval qui boitait, sans qu’on sût du tout comment ; un harnais qui venait de rompre. Ce lieu était réputé sauvage, on y associait, comme si l’on fût encore aux temps des ménestrels, des images de guets-apens, d’assassinats.

Inaccessible à la petite bourgeoisie pédestre et aux gens de métier, à cause de son extrême distance, il appartenait exclusivement à l’aristocratie, mais à l’aristocratie malade, envieillie, endolorie, qui s’en venait traîner ses maux et ses ennuis dans ce pitoyable désert.

Aujourd’hui — 1868 —, comme par le sifflet du machiniste, tout est changé. Le bois s’est rapproché, s’est ouvert de toutes parts en d’agréables accès. Il a jeté bas ses murailles grises ; il a doré ses grilles et logé ses gardiens en de plaisants pavillons. Par de secrets artifices, il a étendu ses horizons ; le Mont-Valérien, la Muette, les collines de Meudon, le cours du fleuve, des cascades, des lacs, de vastes pelouses semées de corbeilles de fleurs, des villas, des chalets, des fabriques de toutes sortes, varient à chaque pas le décor. Des gondoles sur les lacs, des cafés dans les chalets, des courses sur le turf, des revues sur les pelouses, des jeux, des concerts y attirent perpétuellement la foule des désœuvrés. Dans les allées élargies, bien sablées, bien arrosées, autour des grands lacs, se croisent, aux heures de la fashion, quatre ou cinq rangs d’équipages : phaétons, victorias, calèches, paniers, huit-ressorts. Les dames du high-life, comme un les appelle, et les demoiselles galantes avec qui il leur plaît de se confondre, descendent là par caprice et balaient le sol de leurs froufrous traînants. Dans les contre-allées, passent rapides, le cigare en bouche, des cavaliers et, cravache levée, des cavalières dont les éclats de voix, les rires bruyants, les propos, mêlés de toutes les langues, de toutes les argots de l’Europe, étonnent la feuillue. Anglais par son turf, italien par son corso, allemand par ses musiques, hollandais par ses patins, chinois par ses lanternes, français par ses demoiselles et ses gendarmes, le bois de Boulogne, autrefois infréquenté, silencieux, que traversaient deux fois l’an, dans leur berline fermée, sans escorte, le plus modeste ménage royal qui fut jamais, est à cette heure le retentissant rendez-vous des vanités, des effronteries du pêle-mêle cosmopolite. Il offre au moraliste, concentré sur un point très-apparent, l’image du changement complet, ailleurs moins sensible, des goûts, des bienséances, des mœurs de la société française sous le régime impérial.

Tout s’y est agrandi, enrichi, embelli, je l’accorde ; tout y a pris les dehors riants des plaisirs faciles. Mais je ne sais quoi de malsain, de vulgaire, se décèle sous ces brillants dehors. Un air d’insolence, une allure de parvenu, y blesse le goût. Notre physionomie nationale s’y est effacée sous l’ostentation des vices cosmopolites. Et parfois l’esprit chagrin, en regardant ces merveilles d’un luxe inouï, se demande si partout le progrès, dans ses résultats imprévus, n’aura pas, comme au bois, détérioré ce qu’il a paru embellir, et si, tout en multipliant nos jouissances, il n’aura pas altéré, abaissé, dépravé en nous la faculté de jouir.

Dans le même temps que ma mère me prodiguait les distractions extérieures, j’en trouvais une dans mon propre esprit qui lui allait mieux. Depuis le départ du comte de Lagarde, la lecture était la seule chose qui suppléât pour moi en quelque manière à l’intérêt de son entretien. Aussi avait-on peine à m’arracher âmes livres. Ce que mon frère me racontait de l’Angleterre m’avait rendue curieuse de littérature anglaise. Je connaissais, dans la traduction allemande, les principales tragédies de Shakspeare, je lisais en français Walter-Scott, Thomas Moore et lord Byron.

Mais déjà, sans aucune étude des langues comparées, je sentais d’instinct qu’un grand écrivain traduit perdait la saveur de son génie, et, comme il m’est arrivé plus tard d’apprendre l’italien uniquement pour lire dans l’original la Divine Comédie, le latin pour les Annales et les Histoires, je souhaitais maintenant d*apprendre l’anglais afin d’aborder sans intermédiaire mes héros de prédilection : Manfred et Child-Harold.

On me donna une maîtresse d’anglais, — miss James — fraîchement débarquée d’Irlande, sans esprit, sans aucune instruction, mais d’autant plus pédante et sentencieuse[2]. Bientôt, rebutée par l’insipidité de ses leçons, pour y mettre, en dépit d’elle, quelque mouvement, je proposai à mon amie Lucile, qui avait commencé l’étude de l’anglais en même temps que moi, d’écrire à nous deux un roman par lettres. J’en dressai très-sommairement le plan, laissant beaucoup à la fantaisie, ou plutôt au vocabulaire très-restreint qui nous commandait entièrement[3].

Je voudrais retrouver ce roman, humble gage d’une vocation littéraire très-inconsciente alors ; premier pas dans l’obscur sentier où mon esprit devait reconnaître un jour ce qui serait pour lui la diritta via.

  1. Que de fois ne me suis-je pas appliqué dans mes chagrins silencieux ce mot du poëte : « J’ai un ami, mais ma peine n’a pas d’ami. »
  2. Au bout de trois mois de leçons, lorsqu’en sa présence on me demandait si je parlais l’anglais : Do you speak english ? miss James, n’attendant pas ma réponse, crainte sans doute de ma sincérité qui eût confondu son professorat, disait invariablement, de son ton le plus solennel: Sbe could if she would, but she won’t ; cela nous faisait beaucoup rire, mon frère et moi.
  3. Goetbe, dans ses Mémoires que je ne connaissais pas alors, raconte quelque chose de très-semblable. Pour apprendre à écrire en différentes langues, sans s’astreindre à l’étude de la grammaire qu’il haïssait, il imagina le plan d’un roman où six ou sept frères et sœurs, séparés les uns des autres, correspondaient celui-ci en grec, l’autre en latin, d’autres en allemand, en italien, en français, en anglais.