Meuse/p1/s8

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Georges Thone (p. 55-61).

SCÈNE VIII.

La forêt des Ardennes.


Un décor de forêt. Des sources qui chantent — des oiseaux qui se répondent — des cris de geais — un bruit de feuilles foulées, de branchages écartés. — Des cerfs fuient. Dans le fond, les méandres de la Meuse. Une atmosphère de mystère. Sur la colline, dans la forêt, la ruine d’un château féodal incendié.
xxxDes nutons entrent en scène.

UN NUTON.

C’est ici.

SECOND NUTON.

C’est bien ici, le rendez-vous. Un chêne, trois bouleaux, l’un d’eux s’enveloppant de chèvrefeuille. On dirait d’une pluie d’étoiles sur un ciel de lune.


UN NUTON.

La Meuse fait sa boucle et ronronne comme une chatte en s’étirant au pied vert de la colline.

SECOND NUTON.

C’est bien ici.

TROISIÈME NUTON.

Voici le jour où Maugis d’Aigremont, l’enchanteur, revient parmi nous avec ses fées. Tudieu, les belles filles !

UN NUTON.

Tais-toi, vieux polisson… C’est aujourd’hui.

SECOND NUTON.

C’est le jour de la Saint-Jean… On entendra bientôt hennir Bayard dans les halliers.

Un quatrième nuton arrive en geignant et en se tenant les côtes. Il s’assied, lamentable, sur une couche de chêne. Il gémit :

Aïe ! Aïe ! Aïe ! Ouïe ! Ouïe !
Aïe ! Aïe ! Aïe ! Ouïe ! Ouïe ! xxxOuïe !

UN NUTON.

Aurais-tu rencontré Bayard et t’aurait-il caressé de son sabot ?

(Ils s’approchent tous.)
QUATRIÈME NUTON.

Ouïe ! Ouïe ! Ouïe ! Aïe ! Aïe !
Ouïe ! Ouïe ! Ouïe ! Aïe ! Aïe ! xxxAïe !

SECOND NUTON.

Ah ! ça, vieux camarade, où est le pain de douze livres que tu devais quérir près du moulin pour prix du polissage des douze meules ?

TROISIÈME NUTON.

Et la bouteille de fris’ pèket[1] qui m’avait été promise pour les dix chaudrons que j’ai rétamés ?

QUATRIÈME NUTON.

Aïe !

LES TROIS AUTRES, gesticulant, sautillant, menaçant.

La miche… la miche… et le pèket.

QUATRIÈME NUTON.

Aïe ! Aïe ! Aïe ! Ouïe ! Ouïe !
xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxOuïe !

MAUGIS, entrant.

Ne brais pas de la sorte pour la volée que tu as reçue du fils du meunier.

QUATRIÈME NUTON.

Hi ! Hi ! Hi ! Hi !

LES TROIS NUTONS.

Ha ! Ha ! Ha ! Ha !

MAUGIS.

Parce que tu cajolais sa bonne amie, Marguerite, pendard.

Les trois nutons sont pris d’une gaîté folle. Ils bondissent, l’empoignent, l’entraînent en chantant avec Maugis qui bat la mesure.

Il caressait Margot (vieil air wallon).
On est tombé su s’dos.
Ah ! l’canaille. Ah ! l’canaille.

LES FÉES entrent en scène et se mêlent à la ronde.

Il caressait Margot
On est tombé su s’dos.
Ah ! l’canaille
et il l’f’ra cô[2].

(Reprise en tourbillonnant.)
Soudain, on entend le bruit d’une galopade énorme et fantastique, une galopade qui a l’air de secouer la forêt tout entière, le bruit que feraient les sabots de cent pieds d’un cheval capable de couvrir des hectares de son ombre.
(Maugis brusquement s’arrête et le tourbillon se fige.)
MAUGIS.

Écoutez… Écoutez tous… Écoutez.

(Bruits de la galopade, hennissement.)
MAUGIS.

C’est Bayard qui, comme tous les ans, revient dans la forêt de Thiérache et de Marlagne.

C’est Bayard !
Sur son dos sont montés
et Renaud et Alard et Guichard et Richard,
les quatre fils d’Aymon
que poursuit Charlemagne…

(Sonnerie de cors. Fanfare impériale.)
LE PREMIER NUTON…

Charlemagne !
Charlemagne ! xxÔ Maugis, comme l’an dernier, fais-le, devant nous soudain apparaître et les fées danseront pour toi…

MAUGIS.

Vous danserez, les fées ?

UNE FÉE.

Faites-nous voir l’empereur à la barbe fleurie.
xxxNous danserons.

DEUXIÈME FÉE.

Comme les feuilles de la forêt au vent d’automne.

TROISIÈME FÉE.

Comme les eaux de Meuse sur les roches.

QUATRIÈME FÉE.

Comme les biches sous la lune.

CINQUIÈME FÉE.

Comme des rayons de soleil sur le tronc des chênes.

SIXIÈME FÉE.

Comme les abeilles, parmi les fleurs roses de la bruyère et les genêts dorés.

MAUGIS.

Apparais donc, Charlemagne !

(Il frappe de sa baguette un chêne et Charlemagne apparaît.)
CHARLEMAGNE, sombre.

C’est toi, Maugis !

MAUGIS.
Charlemagne c’est moi, depuis onze cents ans
et davantage, ici, le jour de la Saint-Jean,
au pied de Montessor, dans la forêt hantée
pour te ressusciter, ma baguette enchantée
frappe le plus vieux chêne.
(Chant de cor.)
À tes pieds, vois les eaux

de la Meuse qui chante en mordant les coteaux.
xxxLa ruine que voilà, c’est Montessor.
La ruine que voilà, c’est Montessorxxxx.Un traître,
xxxHervieu de Lausanne, un soir t’en fit le maître
xxxTu le brûlas.

(Elle s’illumine, incendiée.)

Tu le brûlas.Renaud, Alard, Richard, Guichard.
xxxTu les croyais tenir. (Hennissements.) Tu comptais sans Bayard,
xxxBayard, le destrier qui, sur son dos, les porte
xxxtous quatre et, dans le ciel, devant toi les emporte.

CHARLEMAGNE.

… Mais je me suis vengé !

MAUGIS.

… Mais je me suis vengé !L’entends-tu pas hennir ?

(Galopade dans les bois.)


xxxNon, Bayard n’est pas mort. Bayard va revenir
xxxIl est dans la Thiérache, il court par la Marlagne,
xxxIl va, de son sabot, te marquer, Charlemagne.
xxxTu le fis garrotter à Liège et puis, d’un pont
xxxOn le jeta dans l’eau de Meuse.
On le jeta dans l’eau de Meusexxxxx« Il est au fond ! »
xxxcriaient les paladins, tout fiers de leur bravoure.
xxxMais Bayard fend le flot comme un soc qui laboure,
xxxd’un bond il a fui Liège, il a touché Dinant,
xxxUne roche l’arrête, il la frappe, il la fend
xxxet puis dans la forêt où Montessor subsiste
xxxen ruine, il s’enfonce, entends-tu.


CHARLEMAGNE.
Dieu m’assiste !
Charlemagne les bras croisés devant le visage, tête baissée se courbe, titube, s’enfuit, tandis que l’on entend les hennissements de Bayard et les sonneries du cor qui lentement s’éteignent.
MAUGIS, se tournant vers les fées.

Et maintenant mes belles, à votre tour, dansez.

LE PREMIER NUTON.

Légères, comme des libellules sur un ruisseau bondissant.

LE DEUXIÈME NUTON.

Souples, comme des truites en rivière.

TROISIÈME NUTON.

Rapides, comme l’hirondelle rasant le sol avant la pluie.

QUATRIÈME NUTON.

Et belles… comme ma belle du moulin.

LES TROIS NUTONS éclatent de rire, le bourrent de coups, tandis qu’ils crient tous.
LES TROIS NUTONS.

Ha ! Ha ! Ha ! Ha !

LE QUATRIÈME NUTON.

Hi ! Hi ! Hi ! Hi !

Les fées pendant ceci se sont apprêtées pour la danse. Et c’est dans le bois la danse des fées symbolisant la douceur des eaux qui dansent dans la forêt d’Ardenne, sur les pierres éboulées, parmi les arbres et les fleurs, au doux chant des oiseaux.
(La toile tombe.)
  1. En patois : frais genièvre.
  2. Il le fera encore : patois.