Mémoires de Victor Alfieri, d’Asti/Troisième époque - Jeunesse/Chapitre VII

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Traduction par Antoine de Latour.
Charpentier, Libraire-éditeur (p. 130-135).


CHAPITRE VII.
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Revenu pour six mois dans ma patrie, je me livre à l’étude de la philosophie.


1769. Tel fut mon premier voyage ; il dura deux ans et quelques jours. Je restai six semaines à la campagne avec ma sœur, et lorsqu’elle revint à la ville, j’y retournai avec elle. Peu de personnes me reconnurent, ma taille, pendant ces deux années, s’étant singulièrement développée. Mon tempérament avait beaucoup gagné à cette vie inconstante, oisive et surtout dissipée. En passant à Genève, j’avais acheté une pleine malle de livres : dans le nombre étaient les œuvres de Rousseau, de Montesquieu, d’Helvétius et de quelques autres. À peine de retour dans ma patrie, et le cœur encore plein de mélancolie et d’amour, je sentis le besoin irrésistible d’appliquer fortement mon esprit à une étude quelconque ; mais à laquelle, je ne savais ; mon éducation si négligée d’abord, et couronnée ensuite par six ans de dissipation et d’oisiveté, m’avait rendu également inhabile à toute espèce d’étude. Incertain du parti que j’avais à prendre, et si je devais rester dans ma patrie ou voyager de plus belle, je m’établis pour cet hiver dans la maison de ma sœur, tout le jour occupé à lire ou à me promener un peu, mais ne frayant jamais avec personne. Je ne lisais toujours que des ouvrages français : je voulus lire l’Héloïse de Rousseau, et je l’essayai à plusieurs reprises ; mais, quoique mon caractère fût naturellement très-passionné, et que je fusse alors éperdument amoureux, je trouvais dans ce livre tant de manière, tant de recherche, tant d’affectation de sentiment, et si peu d’émotion véritable, tant de chaleur de tête et si peu de celle du cœur, que je ne pus jamais achever le premier volume. Pour ce qui est de ses œuvres politiques, le Contrat social, par exemple, je ne le comprenais pas, et partant je les laissai là. La prose de Voltaire me charmait singulièrement ; mais ses vers m’ennuyaient. Je n’ai jamais lu sa Henriade que par morceaux détachés, la Pucelle aussi peu, ayant toujours eu du dégoût pour les choses obscènes. Je lus enfin quelques-unes de ses tragédies. Montesquieu, au contraire, je le lus bien deux fois, d’un bout à l’autre, avec admiration, avec plaisir, et peut-être aussi avec quelque fruit. L’Esprit d’Helvétius me fit encore une impression profonde, mais pénible. Mais pour moi le livre des livres, celui qui, pendant cet hiver, me fit passer bien des heures de ravissement et de béatitude, ce fut Plutarque, et ses vies des vrais grands hommes. Il en est, celles, par exemple, de Timoléon, de César, de Brutus, de Pélopidas, de Caton, et d’autres encore, que je relus jusqu’à quatre et cinq fois, avec un tel transport de cris, de larmes, et parfois de colère, que, s’il y avait eu quelqu’un à m’écouter dans la chambre voisine, on n’eût pas manqué de me croire fou. Souvent, à la lecture de quelques beaux traits de ces grands hommes, je me levais tout hors de moi, et des pleurs de rage et de douleur jaillissaient de mes yeux, à la seule idée que j’étais né en Piémont, dans un temps et sous un gouvernement où rien de grand ne pouvait se faire ni se dire, et où, tout au plus, pouvait-on stérilement sentir et penser de grandes choses. Durant ce même hiver, j’étudiai encore avec beaucoup d’ardeur le système planétaire, les mouvemens et les lois des corps célestes, du moins ce que l’on peut en comprendre sans le secours de la géométrie, toujours inaccessible pour moi. C’est-à-dire que j’étudiai assez mal la partie historique de cette science toute mathémathique en elle-même.

Toutefois, dans l’étroite limite de mon ignorance, j’en compris assez pour élever mon intelligence à la hauteur de cette immense création ; et aucune science, à l’égal de celle-ci, n’eût ravi et rempli mon ame, si j’avais été en possession des principes nécessaires pour la suivre plus loin.

Parmi ces douces et nobles occupations qui me charmaient, mais qui ne laissaient pas d’augmenter encore ma taciturnité, ma mélancolie, mon dégoût pour les amusemens vulgaires, mon beau-frère me pressait continuellement de prendre une femme. J’aurais été de ma nature fort enclin à la vie intérieure : mais, à dix-neuf ans, j’avais vu l’Angleterre, mais, à vingt ans, j’avais lu et chaudement senti Plutarque : je ne devais donc pas imaginer qu’on pût se marier et avoir des enfans à Turin. Toutefois la légèreté de mon âge me rendit peu à peu plus docile à ses conseils sans cesse répétés, et je permis à mon beau-frère de rechercher en mon nom une jeune héritière d’une illustre maison, assez belle d’ailleurs, avec des yeux très-noirs, qui n’auraient pas eu de peine à me faire oublier Plutarque, comme Plutarque lui-même avait amorti ma passion pour la belle Hollandaise. Et je dois confesser ici que, dans cette occasion, je convoitai lâchement la fortune de cette jeune fille plus encore que sa beauté : je calculais en moi-même que mes revenus accrus à peu près de moitié me mettraient en état de faire, comme on dit, dans le monde une meilleure figure. Mais, dans cette affaire, mon heureuse étoile me servit beaucoup mieux que mon débile et vulgaire jugement, fils d’un esprit malsain. Au commencement, la jeune fille eût incliné de mon côté ; mais une bonne tante fit pencher la balance en faveur d’un autre jeune seigneur qui, étant fils de famille, avec une multitude de frères et des oncles, était alors beaucoup moins à l’aise que moi, mais qui jouissait à la cour d’un certain crédit auprès du duc de Savoie, héritier présomptif de la couronne, dont il avait été page, et de qui, dans la suite, il obtint en effet toutes les grâces que le pays comporte. Ce jeune homme avait de plus un excellent caractère et des manières aimables. Moi, au contraire, je passais pour un homme extraordinaire, dans la mauvaises acception du mot ; je ne savais pas me conformer aux opinions, aux mœurs, aux commérages, à l’esclavage de mon pays, et me laissais trop aisément aller à blâmer ses usages et à m’en moquer, ce qu’on ne pardonne guère, et, à dire vrai, on a raison. Je fus donc solennellement refusé, et on me préféra le jeune homme dont j’ai parlé. La jeune personne fit parfaitement pour son bonheur, car elle a vécu la plus heureuse des femmes dans la maison où elle est entrée, et parfaitement aussi pour le mien, car si je tombais dans cet empêchement de femme et d’enfans, assûrement c’en était fait de mon commerce avec les muses. Ce refus me causa tout ensemble du chagrin et de la joie. Pendant que se traitait l’affaire, j’en éprouvais souvent des regrets, et j’en avais, pour moi, une certaine honte que je ne montrais pas, mais qui ne m’en était pas moins sensible. Je rougissais intérieurement de m’abaisser à faire pour des écus une chose toute contraire à ma manière de penser ; mais une petitesse en engendre bientôt une seconde, et elles vont ainsi se multipliant toujours. La raison de cette cupidité peu philosophique assurément, c’était l’idée que j’avais toujours, depuis mon séjour à Naples, de viser un jour ou l’autre aux emplois diplomatiques. Je m’étais vu encourager dans cette pensée par les conseils de mon beau-frère, courtisan invétéré ; et l’espoir de ce riche mariage était précisément la base sur laquelle reposaient mes futures ambassades ; car c’est une carrière qu’il ne faut affronter qu’avec du bien. Heureusement pour moi qu’avec ce mariage s’en allèrent aussi en fumée toutes mes velléités de fortune diplomatique ; jamais je ne sollicitai aucun emploi de ce genre, et ce qui m’ôta un peu de la honte, ce désir stupide et d’ailleurs assez peu vif, éclos et mort en moi, ne fut connu de personne que de mon beau-frère.

Ces deux projets à peine tombés dans l’eau, je sentis tout-à-coup renaître en moi la pensée de poursuivre mes voyages pendant trois autres années, afin de voir chemin faisant ce que je voulais faire de ma personne ; mes vingt ans me laissaient le loisir d’y songer. L’autorité du curateur cessant, dans mon pays, à vingt ans révolus, j’avais réglé tous mes comptes avec le mien. Voyant alors plus clair dans mes affaires, je me trouvai beaucoup plus d’aisance que mon curateur n’avait voulu en convenir jusque là. En quoi il me fut grandement utile, car il m’accoutuma à me contenter du moins, et depuis j’ai presque toujours été modéré dans ma dépense. Me voyant donc alors un revenu net d’environ deux mille cinq cents sequins, et beaucoup d’argent mis de côté pendant ma longue minorité je me trouvai assez riche dans mon pays pour un garçon, et, renonçant à toute idée d’augmenter ma fortune, je me préparai à ce nouveau voyage que je voulais faire plus largement et tout à mon aise.