Nécrologie de M. Émile Anthoine/Discours de M. Vapereau

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Nécrologie de M. Émile Anthoine
Revue pédagogique, second semestre 1885 (p. 567-569).

DISCOURS DE M. VAPEREAU
Doyen de l’Inspection générale de l’enseignement primaire.

Au nom de l’inspection générale de l’instruction publique, je viens adresser quelques mots d’adieu au cher et regretté collègue que vous avez accompagné jusqu’à cette gare du départ, comme on fait la conduite à un voyageur, qui, hélas ! ne doit pas revenir. La mort si imprévue de M. Anthoine n’est pas seulement un deuil cruel pour sa famille, une émotion douloureuse pour tous ceux qui l’ont connu, c'est une perte sensible pour l’Université elle-même, pour notre vieille école normale, pour l’inspection générale tout entière, particulièrement pour celle de l’enseignement primaire auquel une grande partie de sa vie a été vouée. Au nom de nos collègues de cette dernière, laissez-moi réunir ici quelques souvenirs qui justifient trop nos regrets.

Enlevé, en pleine activité, à cinquante-quatre ans, Émile-Arthur Anthoine était né le 21 juin 1831, à Orléans, et ce triste wagon qui emporte ses restes, va, dans quelques heures, traverser son pays natal, qui fut, à un moment, celui de quatre de ses collègues. Après de fortes études classiques, il entra à l’école normale supérieure en 1851, et y rencontra toute une brillante génération de camarades, dont quelques-uns l’ont surpassé par l’éclat des travaux, aucun par le réel mérite. Reçu, à un an d’intervalle, agrégé de grammaire et agrégé des lettres (1857-1858), c’est dans l’enseignement littéraire qu’il semblait être appelé à prendre rang. Il occupa, entre autres chaires, celle de rhétorique du lycée de Nantes avec un rare honneur. Non content des succès brillants et répétés de ses élèves dans les concours des lycées, il fit des conférences littéraires publiques qui furent très remarquées. Il y déployait un talent d’exposition, d’analyse et de critique qui marquait sa vraie place dans l’enseignement supérieur. Mais, pour occuper une chaire de faculté, dont on le jugeait si digne, il lui manquait le doctorat qu’il avait négligé de conquérir étant jeune, et qu en arrivant à l’âge mûr il n’osait plus affronter. Il le regretta souvent. La jeunesse, pensait-il, a tous les titres à l’indulgence de ses juges pour ses défaillances ou pour ses audaces ; plus tard, on devient plus exigeant pour soi-même, et nos propres sévérités pour l’œuvre de nos mains nous font craindre, chez les autres, des sévérités que notre modestie ne se promet plus de désarmer. Celle de M. Anthoine avait peur des travaux de longue haleine, comme s’il ne lui eût pas été facile de puiser dans son goût sûr et délicat assez d’observations personnelles, fines et justes, pour remplir richement plus d’un volume.

Il quitta l’enseignement pour l’administration, et arriva à l’instruction primaire par l’inspection académique. On sait que nos modestes écoles populaires, urbaines ou rurales, la direction de leur nombreux personnel, les questions de programme et d’emploi du temps, celles d’administration et de finances, sont devenues la grande tâche de l’inspecteur d’académie qui est, en fait, dans chaque département, comme il l’est, en titre, dans ceux de la Seine et du Nord, le directeur de l’enseignement primaire, présidant, de concert avec le préfet, aux intérêts d’un des grands services du pays. M. Anthoine s’acquitta de ce rôle, auquel il ne paraissait pas prédestiné, d’une façon magistrale. C’est dans le département du Nord qu’il a donné toute sa mesure. Ses rapports sur la situation matérielle, morale et pédagogique de l’instruction primaire dans ce centre d’activité industrieuse et de richesse sont restés des documents du plus haut intérêt. L’action qu’il exerça fut si forte que, longtemps après son départ, on en retrouve la trace, et que ses successeurs n’ont eu qu’a la suivre et à la continuer, pour être au courant du mouvement de rénovation qui s’imprima plus tard partout ailleurs dans l’instruction populaire.

Aussi, lorsque la mort de notre distingué collègue, M. Gérardin, ouvrit cette série de vides qui se sont faits coup sur coup dans nos rangs, M. Anthoine fut désigné d’une voix unanime aux honneurs, ou plutôt aux charges et aux fatigues, souvent mortelles, de l’inspection générale. Libre des détails de l’administration avec lesquels il s’était si bien familiarisé, il s’associa de tout cœur aux efforts tentés pour relever le niveau de l’enseignement primaire et y faire entrer un peu de culture littéraire. Mais son bon sens le défendit contre toute assimilation dangereuse. Il pensait avec raison qu’il est plus urgent d’élargir et de consolider la base que de surélever le faite et de lui imposer un couronnement prématuré. Ces chères lettres, il ne voulait les introduire chez nous que dans la mesure où elles pouvaient être comprises ; repoussant les énumérations fastidieuses, les stériles nomenclatures, il voulait, en ornant l’esprit, compléter l’éducation nationale. Son influence utile et féconde s’exerçait surtout auprès de nos écoles normales. Rien de plus précieux que ses conseils, rien de plus sûr que sa direction. Il s’attachait à éveiller et à développer, chez nos jeunes maîtres, le sens même de l’admiration par l’éducation du jugement et du goût. Ses fragments de rapports d’inspection, ses procès-verbaux de concours, ses discours de circonstance, ses articles dans les journaux pédagogiques, comme les commentaires de ses éditions du théâtre classique, sont des modèles de finesse d’esprit et de justesse de sentiment, de tact, de discrétion et de mesure. En tout, il avait cette sorte d’esprit que noire ami Bersot appelait « le don de pénétrer les choses sans s’y empêtrer ».

Pour tous ses collègues, M. Anthoine était un ami. Nous avions tous autant de sympathie pour les qualités de son cœur que d’estime pour celles de son esprit. Son expérience était, pour chacun de nous, une lumière, et notre conscience était plus sûre d’elle-même par son accord avec la sienne. Une réforme eût été bien compromise auprès de nous tous, si elle avait eu la droiture d’intelligence de notre collègue contre elle, et il nous semblait qu’avoir raison avec lui c’était avoir deux fois raison.

Et aujourd’hui, un coup inattendu l’enlève à nos travaux, à notre affection ! Il l’enlève plus cruellement encore à une famille à laquelle il était si nécessaire et si cher à la fois. M. Anthoine laisse à sa malheureuse veuve quatre enfants, dont l’aîné sert, en ce moment, comme officier, au Tonkin, et dont le plus jeune commence à peine à suivre nos classes. Qui ne s’associerait à une telle perte, à de telles douleurs ? Qui ne voudrait en adoucir l’amertume et en alléger le poids ?

Adieu, cher et regretté collègue. Malgré cette lamentable séparation, vous ne nous quittez pas tout entier. Vous vivez dans notre souvenir et dans notre amitié. Nous rencontrerons votre pensée aussi longtemps que nous aurons nous-mêmes la force de travailler à l’œuvre commune que vous avez honorée et servie. Adieu !