Noëls anciens de la Nouvelle-France/XII

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Dussault & Proulx, imprimeurs (p. 93-99).
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XII.


J’ai dit que Pellegrin composa la majorité de ses Noëls Nouveaux — 93 sur 176 — sur des chants de noëls populaires ; il écrivit le reste sur la musique des vaudevilles et des airs d’opéras du dix-septième siècle. Leur nombre, — 73 en tout — sinon leur qualité, mérite bien qu’on s’en occupe.

Quand l’abbé Pellegrin publia ses Poésies Chrétiennes, il en fit la dédicace à Madame de Fiennes, abbesse de Saint-Rémy. — « Dans le dessein, lui disait-il, que j’ai de rendre cet ouvrage utile aux personnes véritablement pieuses, je ne puis mieux faire que de le mettre sous votre protection. La solide piété dont vous faites profession me répond du succès et je ne doute pas que votre exemple n’excite, non seulement toutes les religieuses qui ont le bonheur de vivre sous votre conduite, mais encore toutes celles qui ont pour vous les sentiments d’estime et de vénération qu’on ne peut refuser à votre vertu, à faire retentir les voûtes de leurs monastères des louanges du Seigneur qui sont contenues dans ce recueil de cantiques spirituels.

« Si je suivais ici le style des épîtres ordinaires, je ne me contenterais pas de vous couvrir de votre propre gloire ; j’irais remuer les cendres de vos ancêtres pour vous en chercher une nouvelle ; l’histoire me fournirait une infinité d’hommes illustres dont vous êtes descendue ; je découvrirais des connétables dans votre famille, et des rois d’Écosse dans vos alliances.

« Mais tout cela, Madame, serait-il capable de rien ajouter à vous-même ? En seriez-vous plus digne des véritables et solides éloges que méritent tant de belles qualités que vous faites éclater dans l’état que l’humilité vous a fait embrasser ? À Dieu ne plaise, Madame, que je vous entretienne d’une gloire si vaine que vous avez si hautement condamnée par un généreux mépris de tout ce qui peut flatter l’esprit humain. Le monde ne vous montrait que des fleurs, vous les avez quittées pour les épines de la vie monastique. Vous avez préféré l’humilité aux grandeurs, la pauvreté aux richesses et la pénitence aux plaisirs. Voilà en quoi une âme aussi noble que la vôtre fait consister la véritable gloire, pour ne la rapporter qu’à Dieu qui en est le principe.

« C’est la connaissance de tant de précieuses qualités qui m’a porté à vous faire un présent qui n’est digne de vous, Madame, qu’autant qu’il a de conformité au zèle que vous avez pour les intérêts de Dieu. »

L’abbesse de Saint-Rémy dut être fort satisfaite de l’abbé de Pellegrin (c’est ainsi qu’il signait), car cette épître dédicatoire, complimenteuse et bien tournée, a véritablement bonne mine. On y reconnaît l’habileté du librettiste expert en l’art d’écrire de pieux cantiques sur de gentils airs de cour.

La dernière phrase de sa préface est aussi très heureuse : « Si le succès répond à mon espérance, dit-elle, ma récompense ira bien loin au delà de mon travail et de mes veilles, et m’animera toujours de plus en plus à consacrer ma plume à la solide satisfaction des âmes véritablement pieuses, qui est de publier les louanges du Seigneur et de commencer dans le temps un exercice qui les doit occuper dans l’éternité. »

Cette pensée est un écho très étonnant, trop fidèle même, de la dernière phrase d’une autre préface écrite, sept ans auparavant, sur un sujet identique. « Au reste, déclarait le Père Surin, dans la quatrième édition de ses Cantiques Spirituels de l’Amour Divin, tâchez de vous souvenir qu’ils sont une belle image de ceux qui se chantent dans le ciel ; et cependant que vous soupirez doucement après cette musique immortelle, préparez, pour ainsi dire, votre langue à l’emploi qu’elle doit avoir dans l’éternité. » Ainsi rapprochées, ces deux finales de préfaces ont une ressemblance inquiétante pour la probité littéraire de Pellegrin. Il était, sous ce rapport, d’une réputation d’intégrité si absolue que je préfère, et de beaucoup, croire à une indiscrétion de sa mémoire, plutôt qu’à un petit péché de plagiat.

Le jésuite Surin nous donne les raisons qui l’ont induit à publier ses Cantiques. — « Mon principal objet est de tarir, si possible, ce fleuve honteux dont parle saint Augustin, qui roule, avec un nombre infini de chansons profanes, tant d’impuretés, de mensonges, d’ivrogneries qui flattent l’oreille et blesse le cœur[1] et qui font naître chaque jour mille et mille horribles péchés. Et, pour cela, considérant que le chant et la musique qui charment l’esprit humain sont comme ces véhicules qui, passant agréablement par l’oreille, portent malheureusement le poison des vices jusque dans le cœur, j’ai voulu donner une matière plus sainte qui édifie et instruise les âmes en divertissant les esprits et les divertisse en les instruisant ; afin que toute la vie du chrétien se passe utilement dans la pratique de la vertu, et que les plus petites récréations en soient sanctifiées. Intéressez-vous avec moi dans ce louable dessein. Le chant et la poésie ne nous doivent pas moins divertir dans ces cantiques que dans des chansons profanes. C’est ce dessein qui m’a porté à donner au public ces chansons pieuses qui toutes ont pour leur sujet l’Amour Divin qui sans doute est le premier maître des bonnes pensées et qui, dans la paix qu’il inspire à l’esprit des gens de bien, leur fait goûter par avance l’harmonie du Paradis. »

Ces motifs excellents de Surin, Pellegrin les partage, et, avec lui, l’éditeur Garnier[2] qui publia, à son exemple, un Recueil de Nouveaux Cantiques Spirituels « avec des parodies sur les grands airs de musique instrumentale ». — « Quoique tous les airs de ces cantiques ne soient point propres à être chantés à l’église, à cause de leur trop vive gaieté ou de l’excessive vulgarité des paroles profanes, il est cependant fort utile d’avoir des cantiques sur ces airs afin qu’on puisse les chanter à la maison et oublier, par ce moyen, les chansons mondaines qui ont été composées dessus. »

Ce Mot d’avertissement de l’éditeur Garnier, le bon Père Daulé semble en avoir fait son profit ; car plusieurs des cantiques de son volumineux recueil se chantent, ou mieux se chantaient, sur des airs de chansons triviales et grossières que lui avaient apprises, à Québec, des artisans, des ouvriers, et des porteurs d’eau. Daulé notait les airs, puis écrivait sur leur mélodie des paroles pieuses qu’il substituait habilement aux couplets scabreux. Un peu plus tard, et au grand ébahissement de la dévote assistance agenouillée dans la cathédrale, la chanson, bachique ou grivoise, métamorphosée en cantique spirituel, retentissait sous les voûtes du sanctuaire, appuyée d’un magistral accompagnement d’orgue tenu alors, à Notre-Dame de Québec, par monsieur Molt, un Allemand, ancien protestant converti[3]. Ces adaptations audacieuses firent sourire tout d’abord ; puis il advint qu’après un temps relativement court, de la chanson apprise à l’auberge ou ailleurs il ne resta plus dans les mémoires que la mélodie ancienne, les strophes religieuses du prêtre-musicien avant absolument fait oublier ses couplets lascifs ou vulgaires. « On les chante, écrit très justement M. Ernest Gagnon, on les chante aujourd’hui sans penser à leur origine ; de même qu’à Rome on peut entrer dans les églises du Panthéon et de Santa Maria sopra Minerva sans songer aux héros de l’Antiquité ou aux rêveries de la théogonie païenne. »

Voici un amusant exemple de la manière de procéder de l’abbé Daulé.

Au monastère des Ursulines de Québec on chante, depuis bientôt quatre-vingts ans, un noël[4] que Daulé composa spécialement pour les messes de minuit du couvent dont il fut le chapelain plus d’un quart de siècle. Il est écrit sur la musique d’une chanson à boire ; la mélodie en est délicieuse, et j’en sais peu qui aient un caractère aussi pénétrant d’émotion religieuse[5]. Eh ! bien jugez du contraste entre le premier couplet de la chanson bachique et celui du cantique de noël mis en regard.

Chanson bachique

Dans ce monde on aime le bruit,
L’éclat fascinant de la gloire ;
On peine, on tâche jour et nuit
Pour graver son nom dans l’histoire.

Chœur

Mais moi, qui n’aime que le vin,
Un seul bruit frappe mon oreille :
C’est le trin-trin (bis)
De mon verre et de ma bouteille !

Cantique de Noël

Dans le silence de la nuit
Un Sauveur pour nous vient de naître
Quoique dans un sombre réduit,
Vous ne pouvez le méconnaître.

Chœur

L’Enfant, des enfants le plus beau
Vous appelle avec allégresse :
À son berceau (bis)
Portez les dons de la tendresse.


J’ai donc raison de prétendre, et mes lecteurs conviendront volontiers, en face d’une telle preuve, que mon assertion n’a rien d’exagéré, que les Noëls anciens de la Nouvelle-France, idéals et divins pour nous, n’étaient rien moins d’ascétiques dans l’opinion de nos grands-pères. En effet, si nous connaissions, comme eux le savaient, les paroles des chansons amoureuses et le mot à mot des refrains bachiques sur la musique desquels se chantaient leurs noëls, précisément composés en vue de faire oublier leurs couplets déshonnêtes, notre dévotion comme notre goût en souffriraient énormément. Félicitons-nous d’une telle ignorance : elle sert merveilleusement au charme de l’illusion[6]. Il en est de la poésie, de la musique, de la sculpture, comme de l’art culinaire : n’en demandons pas tous les procédés et n’en cherchons pas tous les dessous. Tel plat succulent nous extasie… à table ; ne descendons pas à la cuisine pour voir comment il se prépare. Restons dans la salle du banquet si nous voulons conserver intacts et notre admiration pour le maître-queue et notre appétit pour son chef-d’œuvre. Agissons de même à l’égard des chansons populaires, aïeules ou marraines de nos cantiques de Noël modernes, n’en retenons que les douces mélodies sans chercher davantage quels sentiments les inspirèrent ou quelles paroles elles chantaient à l’origine.



  1. Quiconque étudie les chansons populaires du Canada français y constate un travail identique d’expurgation. — « Plusieurs de nos chansons se chantent en France avec des variantes lascives que nous ne connaissons pas en Canada. De là il suit évidemment qu’il a dû se faire ici un travail d’expurgation à une date quelconque, ou peut-être insensiblement. Or, ceux qui connaissent l’histoire des premiers temps de la colonie — alors qu’on ne permettait qu’à des hommes exemplaires d’émigrer au Canada, et que, suivant les chroniques du temps, ceux dont la vertu était un peu douteuse semblaient se purifier par la traversée ; alors que toute la colonie naissante ressemblait à une communauté religieuse, et que les missions baronnes rappelaient les âges de foi de la primitive Église — ceux-là, dis-je, comprendront facilement qu’à cette époque, on n’aurait jamais osé chanter devant ses frères des couplets obscènes, et que le peuple ait pu, de lui-même, introduire dans certaines chansons les variantes qui nous sont restées et qui les dégagèrent de toute immoralité. » — Ernest Gagnon : Préface des Chansons populaires du Canada. Les missionnaires oblats qui prêchaient des retraites dans les chantiers de l’Ottawa — il y a de cela quarante ans — avaient composé des cantiques de morale sur les airs les plus en vogue et les mieux connus de nos chansons canadiennes. Il y en avait d’écrits sur la musique d’À la claire fontaine, d’En roulant ma boule, de La belle Françoise, Dans les prisons de Nantes, Fringue, fringue sur la rivière, etc., etc., bref, tout le répertoire de nos chansons de rame y passait. Le succès en était merveilleux… chez les raftsmen !
  2. Nouveaux Cantiques spirituels, avec des parodies sur les grands airs de musique instrumentale. — À Paris, chez Jean-Baptiste Garnier, imprimeur, libraire de la Reine et de Madame la Dauphine, etc., etc. — 1750.
  3. Sa femme et deux de ses fils périrent, en 1846, à l’incendie du théâtre de Québec, où brûlèrent vives près de cinquante personnes.
  4. Il est demeuré inédit jusqu’en 1897, date de la publication des Cantiques populaires du Canada français, par M. Ernest Gagnon, car il ne se trouve pas dans le Recueil que Daulé publia, en 1819, sous le voile de l’anonymat.
    Le Père Daulé eut un collaborateur dans la personne du colonel Joseph-François Perrault, fils de l’ancien protonotaire Joseph François Perrault. — « Le Père Daulé avait entrepris de composer un recueil de cantiques pour les offices religieux. Or, il était loin d’avoir l’oreille musicale et encore plus loin de posséder le feu sacré du poète. Dans cette double indigence, il songea à utiliser le savoir-faire du colonel Perrault, bon musicien, qui connaissait et chantait toutes les chansons du Pont Neuf. Celui-ci se prêta, avec plus ou moins de sérieux, au désir du Père Daulé en lui fournissant des chansons de l’ancien temps que le bon prêtre travestissait en cantiques.
  5. Cf. : Ernest Gagnon, Cantiques populaires, etc, pages 22, 23 et 24.
  6. Au nombre de ces cantiques, heureusement tombés en désuétude, il en est où l’amour divin (?) parle un audacieux langage érotique :
    Et cet autre :

    Allez, à mon bon ange,
    Dire à mon bien-aimé
    Que ma peine est étrange
    Depuis qu’il m’a charmé !

    Vos charmants attraits
    Comblent mes souhaits
    Tout en vous, tout me plaît.
    Tout m’enchante !

    Cf : P. B. Casgrain : Mémorial des familles Casgrain, Baby et Perrault, page 182.