Noëls anciens de la Nouvelle-France/XIX

La bibliothèque libre.
Dussault & Proulx, imprimeurs (p. 153-170).
◄  XVIII.
XX.  ►

XIX.


Je retrouve enfin, dans ce vieux recueil du libraire Garnier, feuilleté tant de fois au cours de cette étude, un troisième et dernier noël que nous chantons encore aujourd’hui comme le chantaient eux-mêmes autrefois nos pieux ancêtres :

Dans cette étable

Que Jésus est charmant !
Qu’il est aimable
Dans son abaissement !
Que d’attraits à la fois !
Tous les palais des rois
N’ont rien de comparable
Aux beautés que je vois

Dans cette étable !




\score {
  \relative c''
    {
    \time 4/4
    \clef G
    \key c \major
    \autoBeamOff
    \override Score.BarNumber #'break-visibility = #'#(#f #f #f)
    \tempo \markup { \fontsize #-2 \italic "Moderato." }
    c2 e4 d | c2 c4 g | a a g f | \break
    e4.. d16 e4 f | g2 g4 g | a c b d | \break
    c2 r4 g4 | c4. g8 a4 bes | a2. a4 | \break
    d4. a8 b4 c | b2. c4 | d e c d | e2 c4 r4 | \break
    e2 d4 c | \stemUp b a g4. a8 | \stemNeutral b4 c g2 | c2 r2 \bar "|."
    }
\addlyrics {
Dans cette é -- ta -- ble, Que Jé -- sus est char-
mant_! Qu’il est ai -- ma -- ble Dans son a -- bais -- se-
-ment_! Que d’at -- traits à la fois_! Tous
les pa -- lais des rois N’ont rien de com -- pa -- ra -- ble
Aux beautés _ que je vois Dans cette é -- ta -- ble.
} %lyrics
\layout{
  indent = 0\cm
  line-width = #120
  \set fontSize = #-2
  \override Score.BarNumber #'break-visibility = #'#(#f #f #f)
} %layout
\midi { }
} %score
\header { tagline = ##f}


Que sa puissance

Paraît bien en ce jour,
Maigre l’enfance
Où l’a réduit l’amour !
L’esclave est racheté,
Et tout l’enfer dompté
Fait voir qu’à sa naissance
Rien n’est si redouté
Que sa puissance.

Plus de misère !
Jésus s’offrant pour nous,
D’un Dieu sévère
Appaise le courroux.
Pour sauver le pécheur,
Il naît dans la douleur,
Pouvait-il, ce bon père,
Unir à sa grandeur
Plus de misère ?

S’il est sensible,
Ce n’est qu’à nos malheurs ;
Le froid horrible
Ne cause point ses pleurs.
Après tant de bienfaits,
Notre cœur, aux attraits
D’un amour si visible,
Doit céder désormais,
S’il est sensible.

Que je vous aime !
Peut-on voir vos appas,
Beauté Suprême
Et ne vous aimer pas ?
Ah ! que l’on est heureux
De brûler de ces feux
Dont vous brûlez vous-même !
Ce sont là tous mes vœux.

Que je vous aime !


Charles Gounod, le grand Gounod, l’auteur de Faust, a publié à Londres, vers 1890, un noël en langue anglaise — Bethlehem[1] sur l’air du cantique Dans cette étable, avec des intermèdes pour orgue du plus bel effet. La mélodie en est exactement la même ; seulement, elle est écrite à six-huit tandis que notre version canadienne est chantée à quatre temps. Ne serait-ce qu’à titre de curiosité artistique cette modification de la mesure de ce morceau mérite d’être signalée.

À l’origine, c’est-à-dire en 1750, à l’époque où la musique en fut publiée, pour la première fois, par l’éditeur Garnier, Dans cette étable se chantait à deux temps (deux-quatre), mesure un peu terre à terre, très fréquente dans la chanson populaire. Plus tard, nous retrouvons la même mélodie écrite à six-huit, un temps de barcarolle ; c’est la mesure adoptée par Gounod. Enfin M. Ernest Gagnon, l’écrivant sous la dictée même de la voix du peuple de nos campagnes canadiennes-françaises, la fixa à quatre temps, mesure plus grave et décidément plus en rapport avec le sens élevé des paroles. Ce sera probablement la mesure définitive de cette mélodie et ce rythme prévaudra. À moins qu’il ne s’élargisse encore et atteigne le majestueux douze-huit, ce qui n’est guère probable, car cette mesure serait vraiment trop pompeuse pour un chant aussi peu développé.

L’auteur des paroles du noël anglais, M. Henry Farnie, me paraît s’être inspiré de la lecture du vieux noël français pour la première strophe de sa pastorale :

Dans cette étable
Que Jésus est charmant !
Qu’il est aimable
Dans son abaissement !
Que d’attraits à la fois !
Tous les palais des rois
N’ont rien de comparable
Aux beautés que je vois
Dans cette étable.

Craddled all lowly,
Behold the Saviour child.
A Being holy
In dwelling rude and wild !
Ne’er yet was regal state
Of monarch proud and great,
Who grasp’ d a nation’s fate
So glorious as the manger-bed
So gloOf Bethehem !


Il est possible, cependant, qu’il n’y ait dans tout ceci que la rencontre fortuite d’une même idée par deux poètes absolument étrangers l’un à l’autre. Qui, de nos jours, pourrait bien prétendre à la propriété exclusive d’une idée originale ; la revendiquer, la breveter comme une invention mécanique ? Il est rare que l’on pense quelque chose d’absolument inédit en littérature. Tout le mérite repose maintenant dans le bonheur de l’expression, plus ou moins neuve, plus ou moins géniale. Bien avant l’an de grâce 1750, bien avant Fléchier, ils étaient légion ceux-là qui avaient dit, écrit, chanté, dans toutes les langues vivantes du Christianisme, « que les splendeurs accumulées des palais des rois de la terre n’avaient rien de comparable aux beautés mystiques de l’étable de Béthléem. » Et avant eux, à trois ou quatre siècles d’antériorité, une prose célèbre de la liturgie, le magistral Votis Pater annuit, chantait à l’Enfant-Dieu, aux vêpres solennelles de Noël :

Cœlum cui regia
Stabulum non respuis ;
Qui donas imperia
Servi formam induis :
Sic teris superbiam
.


« Toi qui as le ciel pour royaume, Tu ne dédaignes pas une étable ; Toi qui donnes les empires, Tu revêts la forme de l’esclave : ainsi Tu écrases l’orgueil. »

De cette grandiose antithèse naquit cette idée très belle, très juste du cantique de Fléchier, que l’on retrouve, traduite avec une rare élégance dans le Christmas carol de M. Henry Farnie, mais qui n’en est pas moins connue de tous et commune à tous.

Quant aux deux autres strophes de la pastorale anglaise, elles me paraissent absolument originales et, conséquemment, étrangères à toute réminiscence, immédiate ou lointaine, des pensées et des sentiments exprimés dans les quatre autres couplets du noël français.

Monsieur Edward A. Bishop, l’organiste distingué de la cathédrale anglicane, m’a gracieusement transmis un exemplaire du noël de Gounod avec copie de la pastorale. Je lui suis très reconnaissant de cet acte de courtoisie.

Voici les deux autres strophes du Christmas carol :

No longer sorrow,
As without hope, oh Earth !
A brighter morrow
Dawn’d with that infant’s birth !
Our sins were great and sore,
But those the Saviour bore,
And God was wroth no more,
His own Son was the Child that lay in Bethlehem !

Babe weak and wailing,
In lowly village stall,
Thy glory veiling,
Thou cam’st to die for all !
The sacrifice is done,
The world’s atonement won,
Till Time its course hath run,
O Jesu Saviour ! morning Star of Bethlehem !
O Jesu SaHallelujah ! Hallelujah ! Amen.


Le jour de Noël, de l’an de grâce mil huit cent quatre-vingt-seize, le cantique de Gounod fut chanté, pour la première fois, à la cathédrale anglicane de Québec. Comme ses murailles durent, à ce rythme, frémir étrangement ! Et pourquoi ? Quare fremuerunt ? C’est que, tout au bas de leurs fondations et leur servant d’assises, reposent, enfouies dans le sol, les ruines bénites du vieux Couvent des Récollets. L’église métropolitaine protestante n’avait cru vibrer qu’aux voix des choristes et de l’orgue ; inconsciente, elle avait tressailli d’allégresse, de toute la joie de cette pierre angulaire de la Maison spirituelle des Fils de saint François, pierre invisible, pierre égarée, perdue, plus ensevelie en apparence dans la mémoire des hommes qu’oubliée sous terre, pierre vivante cependant, possédée d’un cœur et d’une âme, réminiscente, après cent ans de silence absolu, du vieux noël languedocien, à l’air doux et tendre, jadis aimé ![2]

Oh ! qu’elle est vraie cette parole de Musset : « rien n’est meilleur que d’entendre air doux et tendre, jadis aimé. » La seule lecture de ce cantique m’a toujours causé une émotion profonde, jugez de son effet lorsqu’on me le chante.

Dans cette étable est à nos églises catholiques françaises ce qu’est à nos foyers notre délicieuse chanson À la claire fontaine. L’hymne national de la province de Québec, Vive la Canadienne, l’est peut-être moins que ce cantique qui nous rappelle trois patries : le Canada, la France, le Ciel ! Universellement connu, universellement aimé, on le chante, universellement aussi, par toute l’immensité territoriale du Dominion : du fond de la Baie des Chaleurs aux sommets glacés du Klondyke, — car cette année même, que dis-je ? aujourd’hui[3], dans les montagnes d’or de l’Alaska, à Dawson-cité[4], à Juneau-ville, il y aura des mineurs canadiens-français pour célébrer, à la bonne manière des ancêtres, la traditionnelle messe de minuit — de Vancouver à Anticosti, sur tous les points géographiques de la Puissance, et dans les quarante-cinq États-Unis de la République américaine où vit plus d’un million de nos compatriotes, partout enfin où vous rencontrerez un Canadien-français. Victor Hugo demandait au Seigneur, comme une grâce suprême, d’épargner à ses parents, à ses amis, même à ses ennemis triomphants, le spectacle navrant d’une cage sans oiseaux, d’une ruche sans abeilles, d’une maison sans enfants. Canadien, le grand poète eût ajouté un trait à ce tableau de désolation : celui d’une église où l’on ne trouverait pas, à Noël, une crèche d’Enfant Jésus, d’une chapelle où l’on ne chanterait pas Dans cette étable, ce carmen seculare de la Nouvelle-France.

Non seulement on le chante à l’église, au temps de Noël, mais dans toutes les demeures et toute l’année. C’est encore moins un cantique qu’une berceuse accoutumée, une prière quotidienne que les mères récitent, plutôt qu’elles ne fredonnent, sur les petits berceaux endormis à son rythme caressant. Écoutez cette mélodie douce et tendre, où la naïve simplicité du style ajoute encore à la grâce des sentiments ; songez à toutes ces générations de générations françaises qu’elle a bercées, à ces milliers de familles qui, trois siècles durant, l’ont apprise à leur tour, chantée, transmise à d’innombrables séries de foyers, échos fidèles, vivants, continus, qui s’en vont, grandissant toujours à l’infini, comme des ondes sonores, dans le silence attentif des âges à venir. Nommez-moi une cavatine célèbre, un grand air d’opéra, coté haut dans l’estime de nos conservatoires modernes, choisissez-le vous-même dans les œuvres classiques des maîtres, dites-m’en un seul qui se puisse vanter d’avoir caressé autant de rêves, éveillé autant d’espérances, nourri autant de joies, troublé enfin autant de cœurs que cette romance villageoise pieusement convertie en cantique de Noël !

Quelle est donc la raison de l’extraordinaire faveur, de l’incontestable et permanente popularité de cette modeste composition ? Sa valeur poétique ? Les rimes n’en sont point millionnaires ; rapprochez-les, par exemple, des strophes superbes du vieux chant grégorien, Silence, ciel ; silence, terre, et ses couplets vous paraîtront assez médiocres. Sa mélodie, très agréable assurément, ne balance pas, à mon avis, le charme artistique de cet air de vaudeville, absolument distingué, sur lequel Pellegrin chantait au dix-huitième siècle : Cher Enfant qui viens de naître. Où donc repose le secret de cette puissance fascinatrice, captivante, enchanteresse, de cet irrésistible attrait qui émeut, chez nous, Canadiens-français, les cœurs les plus froids, les âmes les moins vibrantes ?

Je réponds sans hésiter : dans les effets sympathiques que cet air même exerce.

À l’époque où les régiments suisses étaient à la solde de la France, les bouviers de l’Helvétie jouaient sur leurs cornemuses une pastorale célèbre, le fameux Ranz des vaches. On fut obligé de la défendre — et cela sous peine de mort — aux musiques militaires, précisément à cause des effets sympathiques de cette mélodie sur les soldats qu’elle rendait fous de nostalgie. Aussi désertaient-ils immanquablement, ou se flambaient-ils la cervelle.

Or, amis lecteurs, avez-vous jamais réfléchi aux effets sympathiques du noël-cantique Dans cette étable ? Il nous hypnotise à notre insu, malgré que nous ayons le bonheur de vivre au pays ; concevez alors sa puissance d’attraction sur ceux-là des nôtres qui l’ont quitté ! Voulez-vous, avec moi, éprouver la force latente, incompressible, de ce sentiment ? Faites, à titre d’expérience psychologique, faites chanter ce cantique ou cette chanson de La claire fontaine par des compatriotes exilés aux États-Unis, aux groupes de Boston, de Lowell, de Fall-River, à tous nos frères proscrits de la Nouvelle-Angleterre. Reconstituez la scène, moins avec l’essor d’une imagination ardente, qu’avec l’émotion sincère d’un cœur aimant. Écoutez chanter cette femme, revenue de la filature, et qui se repose de son affreux labeur en endormant sur ses genoux sa petite fille, une malheureuse comme sa mère, et qui ne verra s’ouvrir devant elle, pour tout avenir, qu’une porte basse de fabrique. Cette voix exténuée de fatigue, rauque, sèche de toute la fine et mortelle poussière de coton respirée pendant douze heures, râle plutôt qu’elle ne fredonne les strophes du vieux cantique Dans cette étable. Cette complainte, et c’en est une véritable, écoutée de la sorte vous semblera intolérable de tristesse.

Et cependant, elle est encore plus angoissante cette autre voix de puddleur ou de briquetier, revenu de sa fournaise métallurgique ou d’un soleil tropical, anéanti de chaleur et de travail, et qui chante cependant. Oui, elle chante, cette voix d’ouvrier, beaucoup moins pour réjouir le cœur qui n’en peut mais, que pour tromper l’horreur de sa solitude, combattre l’affolement du désespoir qui le gagne, l’envahit, l’entraîne comme un vertige.


À la claire fontaine
M’en allant promener…


Cette voix fait mal à entendre et la chanson bat de l’aile, comme un oiseau blessé. Son rythme, alerte et gai, s’est tout à coup ralenti, la mesure traîne, boite, comme épuisée d’une trop longue course ; à son insu la voix s’est mise à chanter les notes en mineur ; ce mode va mieux à son inconsolable deuil.

Cet ouvrier, cette ouvrière, esclaves à vie de ce tyran-femelle, de cette marâtre qui se nomme, en toutes langues et en tous pays, la Manufacture, qui sanglotent ensemble plutôt qu’ils ne chantent ce doux cantique et cette vive chanson, viennent tous deux du Canada où ils retournent par une pensée crucifiée d’indicibles regrets, car ils se voient trop pauvres pour y reporter jamais leurs foyers et leurs familles.

Je laisse à ceux-là qui me lisent le soin de compléter ce sinistre tableau dont je n’esquisse ici que les grandes ombres.

Écoutez. Mais, au préalable, cachez-vous bien pour les entendre. Faites en sorte qu’ils ne vous sachent point là : autrement la voix leur manquerait de douleur et de honte s’ils vous surprenaient à les regarder pleurer ainsi, vous, leurs compatriotes. Et n’applaudissez pas s’ils ont le courage de chanter jusqu’au bout du noël et de la chanson ; vos bravos leur sembleraient ironiques et cruels.

Quel contraste poignant à établir entre ce silence, recommandé comme une prescription de médecin, et ces acclamations délirantes qui saluaient à Montréal et à Québec, dans une gloire d’apothéose, aux soirées de gala de leurs Académies de Musique, une autre compatriote illustre, exilée, elle aussi, bien loin de notre belle province, lorsqu’elle chantait avec une voix ravissante l’admirable musique d’Hérold :


Souvenir du jeune âge
Sont gravés dans mon cœur,
Et je pense au village
Pour rêver le bonheur !


Ce projet exquis de l’exilée volontaire qui rentre à son gré dans la patrie, Madame Albani le peut réaliser autant de fois que son cœur lui dira de revenir au Canada français. Sa richesse lui permet de quitter Londres, de réapparaître, tous les ans, comme Les Hirondelles de Béranger, dans ce beau village de Chambly


Pour rêver le bonheur


de son existence de compatriote et d’artiste. Elle vient alors revivre, dans toute leur intensité, les joies pures de sa jeunesse, au berceau même de sa famille, sous le beau ciel de son pays.

Mais aux malheureux proscrits de Boston, de Lowell, de Fall-River, la mélodie d’Hérold est interdite. Ils n’en chanteront jamais plus que la finale. Chacun d’eux semble dire à nous tous, avec un accent d’agonie :


Ah ! ma voix vous supplie
D’écouter mon désir ;
Rendez-moi ma patrie
Ou laissez-moi mourir !


La pastorale historique du Ranz des vaches poussait au suicide et à la désertion les malheureux soldats suisses. Le divin cantique de Noël, Dans cette étable, et notre suave chanson nationale, À la claire fontaine, n’auront pas, Dieu merci, d’aussi néfastes conséquences. Qu’on les chante là-bas, en toute espérance, dans les États de la Nouvelle-Angleterre. Leurs effets sympathiques ramèneront chez nous, dans notre bien-aimée province de Québec, plus de frères exilés que tout l’effort réuni des agences de rapatriement.

Comme la plupart — l’immense majorité — des noëls religieux, Dans cette étable est un cantique écrit sur la musique d’une chanson populaire dont le recueil Garnier nous a conservé le vers initial : Dans le bel âge. J’oserais même prétendre que cette chanson populaire se chantait, en France, dès les premières années du dix-septième siècle[5], par tout le territoire de l’ancienne province du Languedoc, si j’avais une preuve certaine qu’Esprit Fléchier, le célèbre évêque de Nîmes, fut l’auteur du noël écrit sur sa musique. Sans doute l’abbé Migne, dans sa grande Encyclopédie Théologique attribue à Fléchier la paternité du cantique en question. Fâcheusement, il ne se trouve pas dans les Œuvres complètes de Fléchier, par Fabre de Narbonne, que j’ai consultées à la bibliothèque de l’université Laval. Toutefois, le vieil anxiome de droit : testis unus, testis mullus, n’a qu’une valeur relative en archéologie. La prodigieuse érudition de l’abbé Migne fait autorité et devrait convaincre les plus incrédules. D’ailleurs, Fabre de Narbonne, en n’insérant pas au volume des poésies françaises de Fléchier le cantique de noël dont je fais ici la critique, ne contredit point l’abbé Migne. Car je suis en mesure de prouver que cette édition prétendue complète des œuvres de ce remarquable écrivain est défectueuse, fautive sous ce rapport. Mes lecteurs le pourront eux-mêmes constater s’ils réfèrent avec moi au Magasin Pittoresque de 1854. Au cours d’un article fort intéressant sur La Vie des Eaux, par M. Félix Mornand, ils y liront que Fléchier, dans sa jeunesse, vint prendre les eaux à Vichy, « qu’il chanta même dans des vers burlesques d’enthousiasme où ne se pressent guère le futur orateur sacré. » Or, ce dithyrambe sur les eaux minérales de Vichy ne se trouve pas dans les œuvres complètes de Fléchier telles que publiées par Fabre de Narbonne. Il l’aura sans doute regardé comme indigne des honneurs d’une réimpression dans une édition définitive. Ces vers, en effet, auraient plutôt nui qu’ajouté à la réputation littéraire de ce magnifique écrivain. Pour la même raison sans doute il aura supprimé notre bien-aimé cantique de Noël, lequel, il le faut reconnaître, est une poésie assez pâle et de valeur négligeable[6]. Fléchier dut le composer dans sa jeunesse, au début de sa carrière d’homme de lettres. Et ce fut sur la musique facile, gracieuse, fraîche surtout, de la chanson populaire qu’il avait tant de fois entendue chanter dans son enfance, qu’il écrivit (très probablement à l’époque où il enseignait la rhétorique à Narbonne) ce noël demeuré pour nous, Canadiens-français, un chant national d’un effet sympathique irrésistible[7].

Vous l’avouerai-je, lecteurs, j’ai le fétichisme du nom, je subis le prestige de l’étiquette, le magnétisme de l’enseigne ; ses grosses lettres dorées m’en imposent. Comme bien d’autres, et ce n’est pas une excuse, j’ai la naïveté de croire aux grandes affiches et aux grands mots. Béranger, le spirituel chansonnier du second empire, s’est agréablement moqué de cette badauderie ineffable des prétendus connaisseurs quand il écrivit :

Et vous gens de l’art,

Pour que je jouisse,
Quand c’est du Mozart

Que l’on m’avertisse !


Ce fin railleur a mille fois raison. Du moment qu’une mélodie est agréable, originale, charmante à écouter, que nous importe le nom de son auteur ? Ainsi du noël qui nous préoccupe. Seulement, et vous jugerez par là de mon incurable manie, seulement si quelqu’un d’autorisé me convainquait que Dans cette étable n’est pas de Fléchier, celui-là me rendrait très malheureux. Oui, je serais assez sot pour détrôner mon idole. Mais il n’en sera rien, j’en ai la ferme conviction ; je ne sacrifie pas à un faux dieu en vouant un culte au vénérable cantique qui a réjoui ma jeunesse. Regardez cette belle et élégante jeune fille qui passe sur votre chemin. Vous l’admirez, et vous faites bien, certes. Mais qu’un flâneur, rencontré au hasard de la promenade, vous souffle à l’oreille que la fascinante étrangère, l’éblouissante inconnue qui vous a captivé au premier regard est fille de roi. Du coup votre admiration devient enthousiasme, extase, que sais-je, moi, de vos nerfs ou de votre cerveau ? Ainsi du cantique de Fléchier, le Benjamin de cette grande famille que nous sommes convenus d’appeler Noëls anciens de la Nouvelle-France. Laissez-moi croire, avec cette belle confiance, cette ravissante, sérénité d’âme particulière aux petits et aux grands enfants, que cette poésie centenaire est fille de roi, fille d’un prince de l’Église et de l’éloquence sacrée.

Et, toujours au propos d’un rêve à poursuivre, et d’un bonheur fragile à porter, souffrez que je vous raconte l’histoire d’un désenchantement cruel ; d’une déception navrante. Elle se rattache, comme vous le soupçonnez bien, aux origines d’un noël canadien-français dont j’étais très fier, car, sur l’autorité de gens apparemment bien informés, j’en attribuais la musique au maître des maîtres, à Wolfgang-Amédée Mozart en personne. Chanter un cantique sur de la musique de Mozart n’est point banal, et l’événement en mérite considération. Il s’agit du noël populaire :

Nouvelle agréable !

Un Sauveur enfant nous est né !
C’est dans une étable
Qu’Il nous est donné.

Dans cette nuit, le Christ est né,
C’est pour nous qu’il s’est Incarné ;
C’est Venez, pasteurs,
C’est Offrir vos cœurs :

Aimez cet Enfant tout aimable.



FAC-SIMILÉ DE LA PAGE 22
DU RECUEIL DE CHANSONS POPULAIRES ALLEMANDES

Or qu’advint-il, hélas ? — Un beau matin, ou plutôt un triste matin, un de mes intimes amis, M. Alexandre Bélinge, tenu au courant de mes présentes études, m’apporta un petit recueil illustré de chansons populaires allemandes où se trouvait publié le fameux air bachique attribué chez nous à Mozart, et qui appartient à un autre, comme vous-mêmes, lecteurs, allez vous en convaincre de visu, car je le reproduis in extenso, paroles et musique, me gardant bien d’en retrancher la gravure qui l’enlumine et qui est des plus suggestives pour les disciples de Bacchus.

Voici la traduction de la chanson populaire allemande ; j’en suis redevable à M. Alexandre Bélinge, linguiste distingué, qui met son beau talent à la disposition de ses nombreux amis.

JOUISSEZ DE LA VIE !
REFRAIN


Jouissez de la vie pendant que la lampe brûle encore, cueillez la rose avant qu’elle se fane.


L’homme se forge à plaisir bien des soucis, se cause volontiers bien des fatigues ; il cherche les épines et il en trouve ; mais il ne remarque pas la violette qui fleurit pour lui sur le bord du chemin.

Quand la Nature effrayée se voile et que le tonnerre gronde au-dessus de nos têtes, le soir, après l’orage, le soleil nous rit deux fois plus beau.

Celui qui fuit l’envie et la haine, qui cultive dans son jardinet le contentement, le verra bientôt devenir arbre et porter des fruits d’or.

Chez celui qui aime la loyauté et la franchise, et qui donne de bon cœur à ses frères pauvres, le Bonheur entrera volontiers pour y établir sa demeure.

Quand le chemin de la vie se rétrécit affreusement, quand le malheur nous tourmente et nous oppresse, l’Amitié vient, comme une sœur, tendre la main à l’honnête homme.

Elle sèche ses larmes, sème des fleurs sur sa route jusqu’à la tombe, change la nuit en aurore et l’aurore en jour.

L’Amitié ! elle est le plus beau lien de la vie ! — Trinquons, frères, buvons, loyalement, la main dans la main. C’est ainsi que l’on atteint, joyeusement et sans fatigue, la Meilleure Patrie.

Refrain

Jouissez de la vie pendant que la lampe brûle encore, cueillez la rose avant qu’elle se fane.[8]

Il serait difficile d’exiger d’une chanson de table morale plus sereine et plus douce philosophie. Elle a pour auteur un poète suisse, Jean-Martin Usteri.[9] C’est la meilleure de ses compositions en vers et elle est devenue un chant populaire pour toute l’Allemagne.

On a dû remarquer avec étonnement que la musique de cet air bachique est signée J. G. Nägeli[10] et non point Wolfgang-Amédée Mozart, comme il appert au titre même de la chanson. Cette découverte m’a laissé froid, et pour cause. J’ai été lent à me remettre de ce coup de surprise et j’en subis encore l’étourdissement. Tout, en effet, conspirait à me maintenir dans l’illusion de croire que cette mélodie appartenait à Mozart, car elle est véritablement écrite dans son style.[11] Sans doute, ce petit fait, isolé de tout autre renseignement corroborant, ne suffit pas à prouver que Nägeli soit positivement l’auteur de l’ariette en question. Il faut bien admettre cependant qu’il crée en sa faveur une présomption très forte. N’oublions pas — et cette observation a sa valeur — que Jean-Martin Usteri, le poète, et Jean-George Nägeli, le musicien, étaient non seulement compatriotes mais encore concitoyens. Tous deux sont nés à Zurich et tous deux y sont morts. N’est-il pas naturel de penser que Nägeli choisit de préférence les vers d’Usteri pour thèmes de ses compositions ? la littérature de ses nationaux lui offrant des sujets tout prêts et à portée de la main. D’ailleurs, les œuvres de Mozart sont trop universellement connues, trop religieusement recueillies, en Allemagne surtout, pour croire qu’un éditeur allemand commit l’inexcusable bévue de méconnaître un air classique de Mozart. Je dis air classique, j’oserais même écrire air national, car véritablement Freu’t euch des Lebens est à l’Allemagne ce qu’Auld Lang Syne est à l’Écosse : la chanson par excellence de la concorde et de l’amitié.

Que nous importe, en fin finale, pour me servir de l’énergique pléonasme de saint François de Sales, que nous importe que la musique du Freu’t euch des Lebens soit de Mozart ou de Nägeli ? Sa valeur réelle, intrinsèque, en sera-t-elle, pour cela, accrue ou diminuée ? Ne demeure-t-elle pas absolument la même ? Qu’entraîne cette dispute sur l’identification de son auteur ? Son rythme en sera-t-il moins franc, sa mélodie moins colorée, son refrain moins alerte, et son couplet moins gai ?

Rappelons-nous le second acte de l’une des plus belles tragédies de Shakespeare. La scène se passe dans le jardin de Capulet. Roméo se désespère de s’appeler Montaigu. Que va lui répondre Juliette ? — « Il n’y a que ton nom qui soit mon ennemi. » Puis elle ajoute :

What’s in a name ? That which we call a rose,

xBy any other name would smell as sweet ;
xSo Romeo would, were he not Romeo call’d,
xRetain that dear perfection which he owes

xWithout that title
.”


« Qu’y a-t-il dans un nom ? Ce que nous appelons une rose, sous tout autre nom exhalerait un parfum aussi suave. Ainsi Roméo, ne se nommât-il plus Roméo, garderait, en perdant ce nom, toutes ses perfections aimables. »

Ce passage du grand dramaturge anglais ne vous convainc-t-il pas mieux que toute autre bonne raison, et n’est-il point parfaitement inutile de s’arrêter davantage à rechercher si la mélodie qui nous intéresse est de Mozart ou de Nägeli ?



  1. Bethlehem, The Shepherds’ Nativity Hymn. written by Henry Farnie, composed by Ch. Gounod. — London, Metzler & Co. 37, Great Marlborough Street W.
  2. Le Couvent des Récollets à Québec fut incendié le 6 septembre 1796.
  3. Aujourd’hui, c’est-à-dire, le 25 décembre 1898. Sous ce titre : Dans cette étable et à cette date le Courrier du Canada de Québec publiait un Christmas number où se trouvait inséré tout l’article consacré ici à la critique et à l’histoire du cantique de Fléchier.
  4. Aussi bien Dawson-cité devrait-elle se nommer Leduc-cité, car ce fut encore un Canadien-français, Joseph Leduc, qui fut un des premiers, sinon le premier, habitants de Dawson-cité.

    Ce Joseph Leduc, que le Monde Moderne — un magazine français publié à Paris — (Cf : livraison de janvier 1898, N°. 37, page 126) — appelle Joe Ladue ! c’est l’orthographe phonographique de ce nom-là prononcé à la Yankee, ce Joseph Leduc, possédait une scierie au confluent du Klondyke et du Yukon.

  5. Au temps de Fléchier on chantait aussi sur la musique de cette chanson populaire un cantique spirituel sur les Malheurs de la rechute ;

    Triste naufrage,
    Ô sort trop malheureux
    D’un cœur volage, etc.

    Cf : Garnier : Nouveaux cantiques spirituels, tome Ier, première partie, page 43.

    Je trouve encore dans le Recueil Daulé (pages 161 et 162) un chant eucharistique composé sur cette mélodie :

    Troupe innocente
    D’enfants chéris des cieux,
    Dieu vous présente
    Son festin précieux !
    Il veut, ce doux Sauveur,
    Entrer dans votre cœur ;
    Dans cette heureuse attente
    Soyez pleins de ferveur,
    Troupe innocente !

    Suivent autant de couplets qu’il y a d’actes de foi, d’adoration, d’humilité, de contrition, de désir et d’amour. Ce cantique se chante encore à Québec, sur la musique du noël de Fléchier, aux messes de Première Communion.

  6. Ainsi l’abbé Migne, dans son Encyclopédie Théologique, s’est permis de corriger une faute très choquante d’euphonie qui se trouve au premier couplet, tel que publié par Garnier :
    Non les palais des rois
    N’ont rien de comparable, etc.
    Il écrit avec beaucoup de raison :
    Tous les palais des rois
    N’ont rien de comparable, etc.
  7. Le nom de Fléchier se recommande encore à notre souvenir par l’oraison funèbre de Madame la duchesse d’Aiguillon, fondatrice de l’Hôtel-Dieu de Québec, qu’il prononça à Paris, chez les Carmélites, à leur couvent de la rue d’Enfer, le 12 août 1675.
  8. Ballades et Chants populaires de l’Allemagne, pages 22 et 23, no 19.

    Par le goût sûr et intelligent qui a présidé au choix de sa collection ce recueil rappelle d’assez près la Grande Bible des Noëls de Mgr. Victor Pelletier. En autant que l’identification en a été possible chacune de ces chansons populaires est signée du nom de son auteur. Aussi lisons-nous les noms de Christian Gotlobb Neese, Pohlenz, Weber, Grübel, Nägeli, Usteri, etc.

    Pour celles-là demeurées anonymes, ce qui établit, mieux que toute autre preuve, leur très grande ancienneté, puisque leur origine semble se confondre avec celle du peuple, le compilateur du recueil s’est donné la peine d’indiquer la région particulière où elles se chantent. Ainsi il écrira : chansons de Souabe, de Bade, de Franconie, de Francfort, ballades du nord ou du sud de l’Allemagne, etc.

  9. Jean-Martin Usteri (1727-1763).
  10. Jean-George Naegeli, ou mieux Nägeli, par respect pour l’orthographe allemande. Né à Zurich en 1768, il fut l’un des musiciens les plus estimés de son temps. Fétis, dans sa Biographie des Musiciens (tome 6, page 275) nous rapporte qu’il se fit connaître avantageusement comme compositeur par des chansons allemandes — 15 recueils — qui obtinrent des succès de vogue, des toccates, des chants en chœur pour les écoles et les églises. Nägeli fut aussi écrivain didactique et éditeur de musique. Il mourut le 26 décembre 1836.
  11. Un autre motif d’opéra du même auteur, Che soave zefiretto des Nozze di Figaro, rappelle immédiatement l’air du Freu’t euch des Lebens et lui ressemble de fort près par la coupe rythmique.