Notice sur les travaux administratifs de M. le duc de Richelieu/01

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NOTICE
Sur les Travaux administratifs
de M. le Duc de Richelieu, dans la Russie méridionale,

Par M. S. ***

Une mort prématurée et presque subite vient d’enlever M. le duc de Richelieu, un des hommes d’état que la Société Asiatique s’enorgueillissait de compter parmi ses membres. Quelques semaines se sont à peine écoulées, depuis qu’on l’a vu prendre part à l’organisation de cette Société, et lui promettre par ses relations avec les confins de l’Asie, les plus grands succès dans ses travaux : un seul instant a détruit toutes les espérances qu’on a pu concevoir avec tant de fondement, du zèle d’un coopérateur aussi illustre qu’éclairé. En déplorant la perte de M. le duc de Richelieu, la Société Asiatique ne fait que partager la douleur de la France entière, des nombreux amis qu’il laisse inconsolables, des malheureux dont il était le soutien et le père.

Il est peu d’hommes en effet qui aient été l’objet de regrets plus universels, plus unanimes. Tous les partis, qui malheureusement divisent encore la France, se sont réunis dans l’expression de leur douleur ; tous se sont empressés de rendre justice au noble et loyal caractère du duc de Richelieu, à ses éminentes vertus, an zèle qui l’animait pour le bien de son pays : hommage rare, et non suspect de flatterie, puisque celui qui en est l’objet n’existe plus.

Je ne détaillerai point, dans cette notice, les qualités de l’esprit et du cœur de M. le duc de Richelieu ; je ne parlerai point des dernières années de sa vie politique, ni des nombreux services qu’il a rendus à la France, services dont personne ne saurait nier l’importance. Placé à la tête des affaires, dans un tems des plus difficiles et des plus désastreux pour sa patrie, c’est à la loyauté et à la droiture de son caractère que la France dut sa délivrance, et cet état de prospérité dont elle commence à jouir après tant de malheurs et de bouleversements.

Mais qu’il me soit permis de rappeler ici les bienfaits, moins connus en France, que M. le duc de Richelieu a répandus dans une contrée, qui, par sa position et par les peuples qui l’habitent, doit plus particulièrement fixer l’attention de la Société Asiatique. En rendant cet hommage à la mémoire d’un homme qui ne cessera d’être, également pleuré, et dans le pays le plus civilisé du mande, et sur les bords agrestes du Pont-Euxin ; dans les : palais qui ornent la capitale de la France, comme dans les huttes des montagnards de la Tauride ; j’ose me flatter de remplir les vues de la Société, et de rentrer en quelque sorte dans l’objet de ses occupations.

La valeur dont M. le duc de Richelieu fit preuve, avec toute l’ardeur du jeune âge, à l’assaut d’Ismaël, où il se trouva comme volontaire, fit connaître son nom et ses brillantes qualités en Russie, et le fit distinguer par l’impératrice Catherine, qui lui donna des marques de sa satisfaction et de son estime, en lui accordant la croix militaire de Saint-George et une épée d’or. Lorsque les circonstances l’obligèrent dans la suite à quitteras malheureuse patrie, ses vues se tournèrent vers ce pays éloigné, où il avait reçu, peu de tems auparavant un accueil si favorable, et où l’on vint au-devant de lui avec empressement. Il y servit avec distinction sous le règne de Catherine et sous celui de l’empereur Paul, qui lui confia le commandement d’un régiment de cavalerie, et le nomma lieutenant-général : il s’acquit l’estime et l’amitié de tous ceux qui étaient en relation de service avec lui, et les sentimens qu’il inspira aux officiers comme aux soldats, ne sont pas encore effacés du cœur de ceux qui ont eu le bonheur de l’avoir pour chef.

L’empereur Alexandre, qui succéda à son père en 1801, sut, quoique jeune encore, apprécier le noble caractère de M. le duc de Richelieu. Il l’engagea à rentrer au service de Russie, qu’il avait quitté quelque tems avant la mort de l’empereur Paul ; et au commencement de 1803, il le nomma gouverneur de la nouvelle ville d’Odessa.

Le pays où cette ville est située, venait d’être acquis par la Russie, en vertu du traité de paix conclu avec la Turquie à Yassy, en 1792. Renfermé entre les embouchures du Boug et du Dniester, il n’offrait, sur une étendue de 50 lieues de largeur, sur un peu plus de longueur, qu’un désert immense, où l’on ne rencontrait pas une seule habitation[1]. La guerre en avait chassé les Nomades, qui, depuis des siècles, erraient avec leurs troupeaux dans ces vastes solitudes, couvertes des plus beaux pâturages qu’on puisse voir, mais entièrement dépourvues d’arbres. Le gouvernement russe, dès qu’il fut en possession de cette contrée, songea à mettre à profit sa belle position sur les bords de la mer Noire, en y attirant une population industrieuse et commerçante. On distribua à des particuliers les terres encore vierges qu’elle renfermait, sous condition d’y former des établissements ; et il fût décrété, en 1796, qu’un port avec une ville, à laquelle on donna l’antique nom d’Odessa, serait établi sur remplacement du château ruiné d’Hadji-bey, pour servir de débouché, tant au pays fertile qui l’environne, qu’à toute l’Ukraine ; Si riche en productions territoriales.

La position avantageuse de ce nouveau port y attira bientôt des commerçans : mais ses progrès, dans les premières années de son existence, furent bien peu sensibles, soit parce que tout établissement nouveau ne saurait offrir au commerce ni les commodités, ni les garanties nécessaires ; soit qu’une administration mal dirigée mit des entraves à son accroissement. Malgré cela, la population d’Odessa montait déjà à près de 4,000 âmes en 1803, époque où l’empereur Alexandre, sentant l’importance de cette place, assura son existence, en en confiant le gouvernement au duc de Richelieu, à qui il donna toute l’extension de pouvoir, si nécessaire dans une contrée aussi éloignée de la capitale de l’empire.

M. le duc de Richelieu, en arrivant à Odessa, trouva une bourgade dont les maisons, basses et en grande partie couvertes de chaume, étaient disséminées sur une assez grande étendue de terrain, où était tracé le plan de la colonie ; et une rade qui n’offrait point d’abri aux bâtimens. Odessa ne renfermait encore aucun des édifices, aucun des établissemens qui constituent une ville et un port commerçant ; aucun capitaliste n’avait encore pensé à s’y fixer ; ceux, qui y venaient pour trafiquer, s’en allaient après avoir terminé leurs affaires. Les onze années de l’administration de M. le duc de Richelieu suffirent pour opérer le plus étonnant changement qui se soit passé sous nos yeux.

Tout fut fait à Odessa dans l’espace de ce court intervalle. Des temples, pour les différens cultes professés dans ce pays de tolérance ; un hospice pour soulager l’humanité soufflante, un gymnase, et des écoles pour l’instruction de la jeunesse ; une grande jetée pour abriter les bàtimens contre la tempête, et plusieurs échelles pour embarquer et débarquer les marchandises ; un lazaret, pour préserver la ville de la peste ; des marchés ; des casernes pour la garnison ; des trottoirs ombragés d’arbres ; une belle salle de bal ; enfin, une jolie salle de spectacle, et un jardin public : tout fut créé comme par enchantement. Les divers établissemens pour favoriser le commerce, tels que les banques d’échange et d’escompte, les chambres d’assurances maritimes, un tribunal de commerce, etc., Odessa les dut aux soins de M. le duc de Richelieu. La ville et son territoire reçurent une prodigieuse quantité de plantations d’arbres fruitiers et forestiers, et de nombreuses campagnes s’élevèrent de toutes parts dans les environs. Pour remédier au manque d’eau, qui souvent se faisait sentir pendant les fortes chaleurs de l’été, pour abreuver le bétail qui affluait avec les transports de grains à Odessa, on établit un immense réservoir d’eau, qui écarta tout-à-fait ce grand inconvénient. Les artisans de tout genre manquant dans cette colonie naissante, M. le duc de Richelieu y établit plusieurs familles industrieuses d’émigrés Allemands, choisis parmi ceux qui, à cette époque, venaient peupler les déserts de la nouvelle Russie : il pourvut de cette manière aux premiers besoins des habitans de la ville, et assura en même tems l’existence de ces émigrés, en leurs procurant les moyens de gagner leur vie et même de s’enrichir par leur travail.

Tout ce dont je viens de donner les détails, fût exécuté des ressources même de la ville, qui, dans les premiers tems, n’étaient assurément pas bien considérables ; mais les recettes et les dépenses étant réglées avec une sage économie, on ne fut que très-rarement dans le cas de demander des secours au gouvernement, et la totalité de ces secours ne s’est élevée qu’à une somme très-modique, en comparaison des travaux exécutés et des établissemens fondés.

Tandis qu’Odessa s’embellissait de tour en jour d’édifices nouveaux et élégans, la demeure seule du gouverneur restait toujours la même : c’était la maison la plus modeste de la ville, meublée avec toute la simplicité possible : jamais il n’a voulu consentir à y faire aucun changement, ni aucun embellissement.

Les soins infatigables et paternels avec lesquels M. le duc de Richelieu gouvernait Odessa fixèrent bientôt tous les regards sur cette ville nouvelle : des Russes et des étrangers de toutes les nations y affluèrent eu foule ; plusieurs capitalistes vinrent y fonder des maisons de commerce solides, attirés par les avantages de la position de cette place, et par les garanties que leur offrait le caractère personnel et la conduite sage de son administrateur, ainsi que par l’accueil gracieux qu’il leur faisait. De belles maisons particulières s'élevèrent de toutes parts ; la ville prit un accroissement étonnant ; et sa population monta bientôt à 35,000 habitans. C’est ainsi que dans l’espace de onze années, M. le duc de Richelieu parvint à élever Odessa au rang d’une ville considérable, et qui, parmi toutes celles de Russie, peut sans contredit occuper le second rang[2]. Lorsqu’il la quitta en 1814 pour retourner en France, tout était fait ; il ne restait qu’à maintenir cet état de prospérité où M. le duc de Richelieu l’a placée, et à suivre l’impulsion qu’il lui avait donnée vers une prospérité encore plus grande.

Cette étonnante métamorphose frappera bien plus encore, si l’on considère que dans Le courant de ces orne années, M. le duc de Richelieu eut à lutter contre mille obstacles de la nature la plus grave. Et eu effet, si dans ses travaux il a été favorisé par les circonstances, ce ne fut guère que dans les deux ou trois premières années de son administration : mais à cette époque, Odessa sortait à peine dit néant, et ses ressources se réduisaient à fort peu de chose. En 1806, la guerre éclata entre la Russie et la Turquie, et le commerce des ports de la mer Noire ne fit plus que languir. Ce n’est qu’en 1812 que la paix fut rétablie ; mais un orage plus terrible vint fondre alors sur la création de M. le duc de Richelieu, et manqua d’anéantir Le fruit de tant de travaux. Pendant que la guerre la plus désastreuse ravageait les provinces septentrionales de la Russie, et que l’incendie de Moscou dévorait toutes les marchandises que les négocians d’Odessa avaient envoyées dans cette capitale, la peste, ce fléau d’autant plus effrayant que les coups dont il frappe sont cachés, pénétra dans la ville, malgré toutes les précautions qui y avaient été prises pour s’en garantir. On ne s’aperçut de d’existence de ce fléau, que lorsqu’il était difficile d’y apporter remède. Ce fut une épreuve bien forte pour le cœur de M. le duc de Richelieur entouré de morts et de mourans, ce cœur si bon et si sensible était déchiré à chaque instant du jour. Odessa, dans ce tems de calamités, paraissait anéantie ; ce n’était plus qu’un vaste tombeau : un silence morne régnait sur les places et dans les rues désertes de cette ville, naguère si animée et si bruyante. Toute espèce d’affaires fut suspendue ; chacun ne songeait qu’à se garantir du fléau qui le menaçait : M. le duc de Richelieu bravait seul les dangers dont il était environné ; il exposait continuellement sa propre existence pour sauver de malheureuses victimes, et surtout pour préserver du mal ceux qui n’en étaient pas encore atteints, et empêcher la maladie de s’étendre dans le pays. On le voyait tous les jours visiter les malades de la ville, et entrer même dans les hôpitaux des pestiférés, pour encourager les médecins qui n’osaient plus en approcher. Les mesures qu’il avait adoptées, et qu’il faisait exécuter strictement, arrêtèrent enfin la maladie après quatre mois de ravages, pendant lesquels le dixième de la population d’Odessa fut enlevé. La ville en fut délivrée ; mais les précautions qui durèrent encore pendant plus d’un an, parce que la peste continuait à exercer ses fureurs dans plusieurs endroits des environs, où malheureusement elle fut répandue, apportaient de grandes entraves au commerce, qui ne commença à reprendre que vers la fin de 1814, époque à laquelle les habitans d’Odessa eurent la douleur de voir partir M. le duc de Richelieu, pour ne plus le revoir.

Si, au milieu de tant d’entraves et de tant de calamités, M. le duc de Richelieu parvint à faire tout ce qu’il a fait à Odessa, quel serait l’aspect de cette ville, si elle avait pu continuer à jouir de son administration pendant les années, si prospères pour le commerce de la Mer-Noire, qui suivirent son départ ! Les progrès qu’elle a faits en 1816, 1817 et 1818 sont immenses ; mais j’ose affirmer que sa prospérité eût été Lien plus grande encore, si elle avait été dirigée par celui qui en avait jeté les fondemens. Quoique absent, il continuait cependant à exercer sur le sort de la ville qu’il avait créée, l’influence la plus salutaire ; c’est en effet à l’ascendant de son nom, qu’Odessa dut l’établissement du Lycée-Richelieu ; M. l’abbé Nicolle qui en avait conçu le plan et jeté les fondemens, était assurément l’homme le plus digne de seconder les vues bienfaisantes du créateur d’Odessa. C’est encore en grande partie à M. le duc de Richelieu, que cette ville est redevable du port-franc qui y fut établi en 1819.

(La suite au cahier suivant.)
  1. On peut lire la relation d’un voyageur qui parcourut ce pays en 1793, et qui, pendant trois jours de marche, depuis Bender jusqu’à Otchakof, ne rencontra pas une seule habitation, pas un seul arbre, ni buisson ; il a dût nécessairement passer près de l’emplacement actuel d’Odessa. Voyez le Voyage en Crimée, suivi de la Relation de l’ambassade envoyée de Saint-Pétersbourg à Constantinople en 1793, traduit de l’allemand par M. Delamarre, p. 20.
    (Note de Wikisource : livre de Johann Christian von Struve disponible sur Internet Archive et Internet Archive).
  2. La reine Caroline de Naples qui, en 1813, fut obligée de quitter la Sicile, et de passer par Constantinople et Odessa pour se rendre à Vienne, ne put s’empêcher de témoigner son étonnement à l’aspect de le nouvelle création de M. le duc de Richelieu. Les facilités qu’elle trouva pendant la longue quarantaine qu’elle y fit ; les spectacles et les fêtes brillantes qu’on lui donna ensuite, la frappèrent d’autant plus, qu’on l’avait menacée de ne trouver dans cette contrée que des chaumières et des privations de toute espèce. On sait de quelle manière l’empereur Alexandre témoigna sa satisfactions M. le duc de Richelieu, lorsqu’il visita le ville d’Odessa en 1818.