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Nouveaux Principes d’économie politique/Livre IV/Chapitre 3

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Livre premier
Objet de l'économie politique, et origine de cette science.


Livre IV, chapitre 2

Livre IV, chapitre 3

Livre IV, Chapitre 4



CHAPITRE III.

Comment le vendeur étend son débit.


Nous avons dit que lorsque le prix qu'offre l'acheteur se trouve supérieur à celui qui est nécessaire au producteur pour rembourser toutes ses avances et lui procurer un bénéfice convenable, celui-ci augmente sa fabrication, pour profiter de l'avantage qui lui est offert. Il appelle à son aide de nouveaux capitaux qu'il obtient aisément par l'offre d'un intérêt supérieur, et il forme de nouveaux ouvriers. Au moment où les fils d'artisans choisissent un état, il est toujours sûr, par l'offre d'un salaire supérieur, d'attirer à lui ceux qu'il peut employer. Il saisit avec empressement toutes les inventions des arts qui peuvent multiplier ses produits, et le profit qui lui est offert l’encourage à avancer un capital considérable pour l'établissement de nouvelles machines. C’est la marche de la vraie prospérité commerciale ; tout profite chez lui ; son bénéfice mercantile s’est accru ; le capitaliste qui lui prête obtient de lui un plus fort intérêt ; l’ouvrier, un plus fort salaire ; le fabricant de machines, un nouveau travail.

Mais cette activité bienfaisante a été mise en mouvement par une demande plus forte que la précédente production ; et cette demande suppose un nouveau revenu destiné à la consommation. La prospérité du fabricant est alors la conséquence de la prospérité d'autrui. C'est parce que d’autres se sont enrichis, qu'il s'enrichit à son tour. Peu importe que le revenu nouveau qui vient s'échanger contre sa production, soit né de la terre ou des arts, qu'il appartienne à ses compatriotes ou à des étrangers, qu'il soit formé près ou loin de lui, qu'il soit entre les mains des pauvres ou des riches ; il lui suffit que l'échange s'accomplisse avec avantage pour lui ; et il suffit à la prospérité sociale que ce revenu soit nouveau et qu'il demande un nouveau travail.

D'autre part, la division du travail augmentant sans cesse ses pouvoirs productifs, et l'accroissement des capitaux obligeant chaque jour à chercher un nouvel emploi pour l'industrie, et à tenter de nouvelles fabrications, le producteur n'a point d'intérêt plus pressant que celui d'étendre son marché. S'il ne trouve pas de nouveaux chalands, c'est en vain qu'il aura augmenté son capital par l'économie ; il ne lui conviendra ni d'augmenter ses ateliers, ni de prendre de nouveaux ouvriers, ni d'augmenter les pouvoirs productifs du travail par un perfectionnement dans les machines qu'il emploie. Avec une quantité donnée de consommation, tout ce qu'il fera faire dans un nouvel atelier il l'ôtera à l’ancien ; tout ce qu'il fera faire par des machines il l'ôtera à ses ouvriers. Tous les progrès de sa fortune dépendent des progrès de son débit.

Aucune vérité n’est plus anciennement connue par tous les commerçants, aucune n'est liée à une observation plus journalière ; il est donc bien étrange qu'elle ait été perdue de vue par les écrivains modernes sur l'économie. Tandis que tout le talent d'un négociant tend essentiellement à augmenter son débit, que toute la politique mercantile a pour but d'accroître le débit national, que toute calamité commerciale s'explique par la diminution du débit, que doit-on penser de la doctrine qui réduit la science sociale à former un nombre toujours plus grand de producteurs toujours plus actifs, et qui suppose qu'en augmentant indéfiniment la production, on augmente aussi indéfiniment le débit ?

Bien au contraire, l'intérêt de la société, dans l'augmentation de la production et de la richesse commerciale, doit être modifié par des considérations qui sont sans influence sur chaque producteur particulier. La société demande qu'un nouveau revenu appelle un nouveau travail ; il suffit à chaque producteur qu'un ancien revenu se détourne de son ancien canal pour venir à lui ; qu'il abandonne ses rivaux qu'il faisait vivre, pour animer son propre atelier. La société doit toujours désirer que le travail se règle sur la demande, afin que le débit soit universel, et qu'aucun producteur ne reste en souffrance ; mais chaque producteur, au lieu de se régler sur la demande générale, proportionne son activité à la quantité de capitaux qui se trouvent à sa disposition. Ce sont toujours les moyens de produire qu'il considère, et non les moyens de consommer. La plus légère attention donnée au mouvement du commerce suffit pour convaincre qu'un négociant ne ralentit pas ses efforts parce qu'il y a peu d'affaires sur la place, mais que c'est, au contraire, une raison pour lui de travailler avec plus de zèle pour les attirer toutes à lui.

Le gouvernement, loin de pousser indistinctement à la production, paraît donc devoir veiller à modérer un zèle aveugle, et qui se tourne le plus souvent contre des concitoyens, tout au moins contre d'autres hommes. Dans le premier cas, il est contraire à La politique ; dans le second, il l'est à l'humanité.

Il ne dépend nullement du producteur d'augmenter les revenus de la société ou du marché qu'il sert, de manière qu'ils puissent s'échanger contre une augmentation de produits ; aussi toute son industrie tend seulement à s’attribuer la plus grande part dans l'échange de ceux qu'il a vus préexister. Entre commerçants, on regarde comme une mauvaise action de se séduire réciproquement ses pratiques ; mais la concurrence que chacun exerce contre tous, ne présente point une idée aussi précise ; et un commerçant n'a pas moins d'empressement à étendre son débit aux dépens de ses confrères, qu'à le proportionner à l'accroissement des richesses, lorsque celles-ci lui offrent l'échange d’un nouveau revenu.

Il vendra plus, s'il vend meilleur marché, parce que les autres vendront moins : l'attention du fabricant est donc sans cesse dirigée à faire la découverte de quelque économie dans le travail, ou dans l'emploi des matériaux, qui le mette en état de vendre meilleur marché que ses confrères. Comme les matériaux, à leur tour, sont le produit d'un travail précédent, son économie se réduit toujours, en dernière analyse, à employer moins de travail pour un même produit. Quelque travail qu'il mette en mouvement pour élever une nouvelle fabrique, pour construire de nouveaux métiers, pour diriger à son service l'eau, le vent, le feu, ou la vapeur, il ne fait l'avance de ces travaux extraordinaires, que parce qu'il se croit assuré que le travail ordinaire en sera considérablement diminué, et qu'à l'avenir, selon l'expression vulgaire des fabriques, un enfant pourra faire ce que dix hommes faisaient auparavant.

Le but cependant du fabricant n’a pas été de renvoyer une partie de ses ouvriers, mais d'en conserver le même nombre et de produire davantage. Supposons qu'il l'atteigne : il enlèvera leurs pratiques à ses confrères ; il vendra plus, eux vendront moins ; la marchandise baissera un peu de prix. Si tous les intéressés dans ce marché sont concitoyens d'un même état, voyons quel en sera le résultat national.

Les autres fabricants imiteront, s'ils le peuvent, les procédés du premier ; alors il faudra bien que les uns ou les autres renvoient leurs ouvriers, et qu'ils le fassent dans la proportion de tout ce que la machine nouvelle ajoute au pouvoir productif du travail. Si la consommation est invariable, et si le même travail est fait avec dix fois moins de bras, les neuf dixièmes des revenus de cette partie de la classe ouvrière lui seront retranchés, et sa consommation en tout genre sera diminuée d'autant. Les anciens métiers seront perdus, et avec eux, cette partie du revenu des capitaux fixes qui provenait de leur valeur ; les bénéfices du commerce seront établis par la concurrence, précisément au point où ils étaient auparavant. Enfin, les consommateurs auront seuls gagné ; ils feront un léger bénéfice sur l'achat de leurs provisions. Mais ce bénéfice ne sera nullement proportionné avec la diminution du travail qui le cause. Le premier fabricant n'eût-il fait qu'une économie de cinq pour cent, en substituant une machine à des ouvriers, aurait forcé tous ses confrères à limiter, et à renvoyer, comme lui, les trois quarts, les neuf dixièmes de leurs journaliers. Le résultat de la découverte, si la nation est sans commerce étranger, et si sa consommation est invariable, sera donc une perte pour tous, une diminution du revenu national, qui rendra la consommation générale de l’année suivante plus faible.

En effet, si l'inventeur d'un procédé nouveau était sûr d'être immédiatement imité par tous ses confrères, il ne le mettrait probablement pas en pratique, à moins que les besoins de la consommation ne passassent de beaucoup la production. Il cherche donc à en faire un secret ; et, s'il y réussit, il s'empare seul de ce qui faisait auparavant la richesse de tous. Ses confrères producteurs sont forcés à faire les mêmes rabais que lui ; toutefois, ils continueront quelque temps encore à vendre leurs marchandises à perte ; et ils n'abandonneront probablement leurs anciennes machines et leur commerce que lorsqu'ils se verront dans la nécessité de faillir ; le revenu qu'ils avaient auparavant, disparaîtra ; leur capital circulant lui-même sera perdu ; leurs ouvriers seront congédiés, et perdront leur gagne-pain. De son côté, le nouvel inventeur accaparera à lui seul toute cette branche de commerce ; il gagnera pour lui toute la part de revenu que les anciens fabricants se partageaient entre eux, à la réserve, tout au plus, de celle qu'il cédera aux consommateurs, comme diminution de prix.

Jusqu'ici, dans l'un et l'autre cas, la découverte d'un procédé nouveau a causé une grande perte nationale, une grande diminution de revenu, et, par conséquent, de consommation. Et cela devait être ; car le travail lui-même faisant une partie importante du revenu, on n'a pu diminuer le travail demandé sans rendre la nation plus pauvre. Aussi le bénéfice qu'on attend de la découverte d'un procédé économique, se rapporte-t-il presque toujours au commerce étranger.

La politique accoutumant à renfermer l'obligation des devoirs sociaux dans le cercle des compatriotes, la rivalité entre des producteurs étrangers les uns aux autres, s'est manifestée plus ouvertement. Ils ont cherché à s’exclure réciproquement des marchés où ils se trouvaient en concurrence, en vendant à meilleur prix les uns que les autres ; et lorsque, dans un pays, on découvre un procédé nouveau de fabrique, qui présente une grande économie, ce pays voit tout à coup augmenter presque indéfiniment le nombre de ses consommateurs étrangers. Les fabricants de bas, en Angleterre, avant l'invention du métier à bas, n'avaient pour consommateurs que les Anglais ; depuis cette invention, jusqu'au moment où elle a été imitée hors de leur île, ils ont eu pour consommateurs tout le continent. Toute la souffrance est tombée alors sur les producteurs continentaux, toute la jouissance est demeurée aux Anglais : le nombre de leurs ouvriers, au lieu de diminuer, s'est augmenté ; leurs gages se sont élevés ; les profits des fabricants se sont accrus aussi, et la découverte a paru avoir pour résultat une aisance universelle, puisque tous ceux qui en souffraient étaient étrangers et vivaient à de grandes distances, tandis que tous ceux qu'elle enrichissait étaient rassemblés sous les yeux de l'inventeur.

Chaque perfectionnement qu'on a apporté aux procédés de l'industrie a eu presque toujours ce résultat : il a tué, à de grandes distances, d'anciens producteurs, qu'on ne voyait pas, et qui sont morts ignorés ; il a enrichi autour de l'inventeur des producteurs nouveaux, qui, parce qu'ils ne connaissaient pas leurs victimes, ont regardé chaque découverte comme un bienfait pour l'humanité.

Cependant, si un seul fabricant dans une nation, a su faire cette économie de travail qui a étendu son marché, ou si l'usage exclusif du procédé qu'il a découvert, lui est garanti par un privilège, ses compatriotes, fabricants comme lui, auxquels il fait concurrence avec bénéfice, en supportent toute la perte, à supposer qu'ils partageassent auparavant avec lui le marché étranger dans lequel il règne seul ; tandis que lui-même partage ses bénéfices avec les consommateurs étrangers, auxquels il vend à plus bas prix. Dans un siècle où les communications entre les nations sont faciles, où toutes les sciences sont appliquées à tous les arts, les découvertes sont bientôt devinées et copiées, et une nation ne garde pas long-temps l'avanctage de fabrication qu'elle ne doit qu'à un secret ; en sorte que le marché, momentanément étendu par une baisse dans le prix, se referme bientôt ; et si la consommation générale n'est pas augmentée, la production ne l'est pas non plus.

L'on doit sans doute considérer avec plus d'indulgence le producteur qui, par une découverte dans les arts, se met en état de servir ses compatriotes, auparavant servis par les étrangers. L'effet est bien le même ; il ôte leur gagne-pain à des ouvriers éloignés de lui, pour en faire naître de nouveaux dans son voisinage ; mais c’est la conséquence inévitable du progrès de la civilisation. Les premiers, qui avaient compté, pour leur existence, sur un marché étranger, qui devait leur être fermé par les perfectionnements de l'industrie, s'étaient mis d'avance dans une situation précaire, où la misère devait bientôt les atteindre. Le gouvernement doit applaudir à la formation d'une classe nouvelle de citoyens, à laquelle son travail procure un revenu suffisant, et l'ami de l'humanité ne peut blâmer ces efforts nouveaux ; mais il s'afflige que le résultat de la concurrence entre les producteurs, soit toujours une souffrance nouvelle pour quelqu'un d'entre eux.

Faudrait-il en conclure que toute découverte dans les arts, qui épargne le travail de l'homme, est toujours fatale à quelque partie de l'humanité ? Non sans doute, Toutes les fois qu'il y a une demande de travail, qui ne peut être satisfaite par l'homme, il est heureux que ce travail soit accompli par des machines : toutes les fois que le travail de l'homme est employé tout entier, tout ce que la consommation peut réclamer encore, et qui sera produit par des êtres inanimés, sera un bénéfice social ; mais le bénéfice qu'on ne peut obtenir qu'en congédiant un homme pour mettre une machine à sa place, est une calamité humaine.

Les provinces reculées de l'Amérique occidentale, lorsqu’elles ont voulu verser dans la circulation leurs immenses produits, n'auraient trouvé nulle part assez d'ouvriers pour faire toutes leurs récoltes, assez de rameurs pour conduire tous les bateaux qu'on en pouvait charger. Jamais invention ne fut plus utile que celle des bateaux à vapeur, qui, parcourant les immenses fleuves de l'Amérique, ouvrent aux planteurs écartés une communication qui leur serait longtemps restée fermée. L'ouvrage de plusieurs milliers d'hommes est fait par un petit nombre de machines ; mais loin que leur emploi ait fait congédier autant d'ouvriers, c'est à cause d'elles que des milliers d'ouvriers ont été appelés à un travail qui, sans elles, serait demeuré impossible. La même règle se retrouve vraie dans toutes les applications des sciences au travail de l'homme : elles sont toujours avantageuses dans un pays où la main-d'œuvre manque, et où l'on est appelé à remplacer par mille expédients des ouvriers qui ne naissent point encore assez tôt.

Nous avons vu que chaque procédé nouveau qui économisait le travail était suivi d’une diminution dans le prix du produit. C’est le but que s'était proposé le fabricant ; et c’est par elle qu'il a étendu son débit. Il résulte de cette diminution, non seulement une légère économie pour le consommateur, mais encore une légère augmentation dans la totalité de la consommation. L'acheteur avait destiné une certaine part de son revenu à une certaine partie de sa dépense ; si ce revenu n’est ni augmenté ni diminué, il en consacrera probablement la même partie à se procurer les mêmes objets ; et pour la somme qu’il leur destine, il obtiendra, après la baisse du prix, ou une quantité, ou une qualité supérieure de la même chose. Il aura un plus grand nombre d'habits pour le même argent, ou des habits plus fins ; et, dans l'un et l'autre cas, il ajoutera quelque chose à sa jouissance, sans ajouter précisément à sa richesse. C'est ainsi que nous avons vu certaines jouissances, qui autrefois étaient réputées de luxe, descendre successivement aux classes qui en avaient été privées. Les fenêtres vitrées, autrefois réservées aux palais, se trouvent aujourd'hui jusque dans les moindres chaumières. Ainsi le vendeur, en baissant son prix de fabrique, contribue indirectement à augmenter le nombre des acheteurs ou le montant des achats, quoiqu'il n’ajoute rien au revenu des consommateurs. Mais la conséquence de cette opération ne s'étend qu'à la quantité matérielle ; car la valeur échangeable de la denrée consommée est toujours la même ; celle-ci ne peut s’augmenter qu'autant que le revenu des acheteurs augmente.

Le vendeur peut aussi augmenter son débit, sans invention nouvelle, seulement en se contentant d'un moindre bénéfice à la vente. Le plus actif, le plus industrieux, le plus économe pourra par cette méthode enlever les pratiques de ses rivaux, et, comme on l’exprime dans le commerce, gâter le métier. Les Juifs, qui ne se permettent presque aucun luxe et presque aucune jouissance, sont généralement accusés par les autres marchands, et surtout en Pologne, de rendre impossible, par cette extrême économie, toute concurrence avec eux. Le résultat, pour le marchand qui se contente de petits profits, est incontestablement avantageux ; il n'est pas si facile de connaître le résultat national de cette économie. Le consommateur y gagne exactement autant que le revenu de la classe mercantile y perd. Mais les jouissances que gagne le consommateur, en lui rendant plus agréable l'emploi de son revenu, n'augmentent pas précisément son revenu, quoiqu'elles lui permettent un peu plus d'élégance dans son habillement ou son ameublement. Comme le plus souvent tout le plaisir attaché à cette élégance consiste dans sa rareté, il ne s'aperçoit plus d'un progrès qu'il fait avec tous ses égaux ; et l'emploi obligé d'une toile plus fine, pour faire le service que faisait autrefois une plus grossière, n'ajoute rien à sa jouissance. La perte, au contraire, du revenu mercantile des marchands de Varsovie, par exemple, que les porteballes juifs forcent à fermer leurs boutiques, est une diminution réelle d'un revenu qui aurait à son tour donné de l’activité à une consommation nouvelle.