Aller au contenu

Nouveaux Principes d’économie politique/Livre IV/Chapitre 4

La bibliothèque libre.




Livre premier
Objet de l'économie politique, et origine de cette science.


Livre IV, chapitre 3

Livre IV, chapitre 4

Livre IV, Chapitre 5



CHAPITRE IV.

Comment la richesse commerciale suit l'accroissement du revenu.


Le vendeur n'a par lui-même aucun moyen d'étendre son débit, qui ne réagisse sur ses confrères : il leur dispute une quantité donnée de revenu qui doit remplacer son capital ; et plus il réussit à en garder pour lui-même, moins il en laisse pour les autres. L'augmentation de ce revenu ne dépend pas de lui ; mais, toutes les fois que cette augmentation s'opère, il en profite, et il devient lui-même un des canaux par lesquels se répand la prospérité générale. Or, comme nous l'avons déjà répété plusieurs fois, le revenu national se compose de la part des riches, savoir, du profit résultant de tous les capitaux fixes et circulants ; et de la part des pauvres, savoir, du prix de leurs travaux échangés contre le capital circulant. Toute consommation qui n'est pas échangée contre un revenu est une perte pour l'État ; toute consommation qui s'échange contre un revenu nouveau est une source de nouvelle prospérité. Un revenu nouveau naît pour l'État de tout capital fixe ou circulant, nouvellement formé par l'économie, et employé convenablement à faire naître une production nouvelle et demandée.

Un revenu nouveau naît encore de tout travail nouveau qu'un capital circulant fait faire en proportion de la demande ; ce travail pleinement payé fait naître ou emploie des ouvriers qui n'existaient pas auparavant ou qui demeuraient oisifs.

Tout capital circulant nouveau, qui trouve un emploi convenable, ou qui fait naître une production dont la consommation est assurée, sans nuire à aucune autre, fait donc profiter la société de deux revenus nouveaux, l’un pour le riche, par l'accroissement que ce capital éprouvera dans sa circulation ; l’autre pour le pauvre, par le travail auquel il donnera de la valeur. L'un et l'autre de ces revenus s'échangeront contre une consommation nouvelle, et augmenteront d'autant le débit des vendeurs.

Mais un revenu qui n'a fait que changer de détenteurs n'est point un revenu nouveau. Le marchand qui augmente son revenu de tout celui que perdent ses rivaux, n'en rend pas la nation plus riche ; le fabricant qui augmente son revenu de tout le salaire qu'il retranche à ses ouvriers, n'ajoute rien au revenu national. De même le fonctionnaire public qui élève son traitement de tout ce que les impôts prennent au contribuable, ne crée point ainsi de richesses nouvelles. Chacun d'eux, par sa consommation, procurera sans doute au commerce un débit avantageux, et excitera une certaine production ; mais ils ne feront que remplacer la consommation d’autres citoyens, dont le revenu a passé en leurs mains.

De même qu'il n’est pas indifférent, pour le bonheur des citoyens, que la part d'aisance et de jouissances de tous se rapproche de l'égalité, ou qu'un petit nombre ait tout le superflu, tandis qu'un grand nombre est réduit juste au nécessaire, ces deux distributions du revenu ne sont point indifférentes non plus aux progrès de la richesse commerciale. L'égalité des jouissances doit avoir pour résultat de donner toujours plus d'étendue au marché des producteurs ; leur inégalité, de le resserrer toujours davantage. Le même revenu est bien employé par le riche et par le pauvre, mais il n’est pas employé de la même manière. Le premier remplace beaucoup plus de capital et beaucoup moins de travail que le second ; il favorise beaucoup moins la population, et sert par conséquent bien moins à la reproduction de la richesse. Lorsque la grande culture a succédé à la petite, plus de capitaux ont peut-être été absorbés par les terres et reproduits par elles, plus de richesses qu'auparavant ont pu se trouver réparties entre la masse entière des agriculteurs ; mais la consommation d'une famille de riches fermiers, unie à celle de cinquante familles de journaliers misérables, ne vaut pas pour la nation celle de cinquante familles de paysans, dont aucune n'était riche, et aucune n'était privée d'une honnête aisance. De même, dans les villes, la consommation d'un chef d'atelier millionnaire, qui fait travailler sous ses ordres mille ouvriers réduits à l'étroit nécessaire, ne vaut pas pour la nation celle de cent fabricants bien moins riches, qui ne font travailler chacun que dix ouvriers bien moins pauvres.

Il est bien vrai que cent mille livres de revenu, soit qu'elles appartiennent à un seul homme ou à cent, seront toujours également destinées à la consommation ; mais cette consommation n’est point de même nature. L'homme très-riche ne peut pas employer pour son usage infiniment plus de choses que le pauvre, mais il en emploie d'infiniment meilleures ; il veut de l'ouvrage beaucoup plus fini, des matières beaucoup plus précieuses et tirées de beaucoup plus loin ; c'est lui qui encourage surtout le perfectionnement de quelques ouvriers, qui achèvent un petit nombre de travaux avec une habileté rare ; et c'est lui qui leur paie des salaires exorbitants. C’est encore lui qui récompense surtout ces ouvriers que nous avons nommés improductifs ; parce qu'ils ne lui procurent que des jouissances fugitives, qui ne peuvent jamais en s'accumulant, faire partie de la richesse nationale.

Cent familles aisées se seraient nourries du meilleur pain et de la meilleure viande, elles auraient bu le meilleur vin, ou la meilleure bière du pays, et elles auraient ainsi encouragé l'agriculture nationale ; elles auraient encore porté des meilleures étoffes manufacturées dans le pays ; elles auraient fait consister leur luxe à avoir plusieurs habits, et une provision suffisante de linge de rechange ; en sorte qu'elles auraient donné un puissant encouragement aux manufactures nationales.

Si le même revenu est distribué entre quatre-vingt-dix-neuf familles très-misérables, et une très-opulente, l'encouragement qu'elles donneront à l'industrie nationale sera infiniment moindre. Les premières vivront de pommes-de-terre et de laitage, et consommeront, par conséquent, les fruits d'une portion de terre dix fois moins étendue : elles s'habilleront des étoffes les moins chères, de celles, par conséquent, qui demandent le moins de main-d'œuvre, et elles auront beaucoup moins d'habits de rechange ; elles occuperont donc les manufactures nationales beaucoup moins de temps que les premières.

Pour qu'il n'y ait pas interruption de travaux et souffrance générale, il faut que la seule famille opulente, qui a réuni tout le revenu partagé auparavant entre les cent, compense envers la terre et les manufactures, toute la consommation que quatre-vingt-dix-neuf d'entre elles ne font plus. Sans doute, elle maintiendra un certain nombre de domestiques qui l'aideront à consommer les fruits de la terre : cependant ce sera bien moins l'agriculture du pays qu'elle encouragera par sa subsistance, que celle des climats les plus éloignés. Elle fera venir ses vins des vignobles célèbres de France, d'Espagne, de Hongrie et d'Afrique ; ses liqueurs des îles ; ses épices de l'Inde ; et, au lieu d'employer les terres dont les quatre-vingt-dix-neuf autres familles ne peuvent plus consommer les fruits, elle en détachera seulement une portion où des jardiniers habiles déploieront toute leur industrie : le reste aura besoin de chercher de nouveaux consommateurs. De même pour ses habillements et ses ameublemens, la famille opulente ne pourra jamais employer pour son usage, toutes les étoffes que les quatre-vingt-dix-neuf autres n'achèteront plus ; mais elle fera venir des tapis de Perse et de Turquie ; des châles de Cachemire, des mousselines de l'Inde ; elle occupera des brodeuses et des marchandes de modes ; elle récompensera magnifiquement l'industrie, l'élégance et le goût d’un seul ouvrier, et elle laissera sans emploi les neuf dixièmes des manufactures nationales, que les familles aisées ont cessé d'occuper.

Il est assez digne de remarque que, tandis que l'effet de l'augmentation des capitaux est en général de concentrer les travaux dans de très grandes manufactures, l'effet des grandes richesses est d'exclure presque absolument les produits de ces très grandes manufactures de la consommation des riches. Chaque fois qu'un objet, auparavant produit par l’habileté d'un ouvrier, devient l'ouvrage d’un mécanisme aveugle, il perd quelque chose de sa perfection, comme aussi de son crédit aux yeux de la mode. L'invention des tulles peut être bonne pour les fortunes médiocres, mais elle ne remplace point la dentelle pour les riches ; et il en est de même de tous les produits des machines. Ainsi donc, par la concentration des fortunes entre un petit nombre de propriétaires, le marché intérieur se resserre toujours plus, et l'industrie est toujours plus réduite à chercher ses débouchés dans les marchés étrangers, où de plus grandes révolutions la menacent.

Tous les États, dont la production surpasse la consommation, tournent également leurs regards vers ce marché étranger, et comme ses bornes sont inconnues, son étendue paraît illimitée. Cependant, depuis que la navigation s'est perfectionnée, que les routes se sont ouvertes, que la sûreté a été mieux garantie, on a commencé à s'apercevoir que le marché de l'univers était borné comme l'était auparavant celui de chaque nation ; qu'une confiance générale de tous les producteurs, qu'ils vendraient aux étrangers, avait partout élevé la production au-dessus de la demande ; et que l'offre d'un grand rabais que les producteurs d'un pays viennent faire aux consommateurs d'un autre, étant en même temps un arrêt de mort qu'ils lancent contre les producteurs de ce même pays, la résistance à cette guerre de commerce a été violente et désordonnée ; mais presque toujours populaire, quelque contraire qu’elle fût au premier aspect, à l'intérêt des consommateurs, qui comprennent cependant tous les habitants du pays.

Aussi, ce que nous avons vu au commencement de ce chapitre, que le marché intérieur ne peut s'étendre que par la prospérité nationale, et l'augmentation du revenu national, redevient vrai marché de l'univers pour toute nation, qui destine ses produits aux étrangers, et qui se propose le commerce du monde ; l'augmentation du débit universel ne peut résulter que de la prospérité universelle. Ce n'est qu'autant que les hommes acquerront de nouveaux revenus, qu'ils pourront satisfaire à de nouveaux besoins, et acheter ce que nous pourrons leur vendre.

Le marché du fabricant peut donc s'étendre, et c’est le vœu le plus noble de l'homme d'État, par le progrès de la civilisation, de l'aisance, de la sûreté et du bonheur chez les nations barbares. L'Europe est arrivée au point d'avoir dans toutes ses parties une industrie et une fabrication supérieures à ses besoins ; mais si une fausse politique ne lui faisait pas arrêter sans cesse chez ses voisins les progrès de la civilisation ; si l'Égypte avait été laissée aux mains d'un peuple qui eût besoin des arts de l'Europe ; si la Grèce et l'Asie mineure étaient tirées de l'oppression sous laquelle elles gémissent ; si les victoires remportées sur les Barbaresques, avaient été mises à profit, en rendant les côtes d'Afrique à la vie sociale ; si l'Espagne n'avait pas été soumise à un despotisme qui en détruit et en ruine la population ; si les indépendants de l'Amérique espagnole étaient protégés, de manière à les faire jouir des avantages auxquels la nature les appelle ; si les Indiens sujets de l'Europe, étaient amalgamés avec les Européens ; si les Francs étaient encouragés à s'établir parmi eux, au lieu d'en être repoussés, la consommation dans ces diverses contrées s'augmenterait assez rapidement pour employer tout ce travail surabondant, dont l'Europe ne sait aujourd'hui que faire, et pour mettre un terme à cette détresse dans laquelle les pauvres sont plongés.

Que l’on parcoure les rapports du commerce, les journaux, les récits des voyageurs, partout on verra des preuves de cette surabondance de production, qui dépasse la consommation ; de cette fabrication qui se proportionne non point à la demande mais aux capitaux qu'on veut employer ; de cette activité des marchands qui les porte à se jeter en foule dans chaque nouveau débouché, et qui les expose tour à tour à des pertes ruineuses, dans chaque commerce dont ils attendaient des profits. Nous avons vu les marchandises de tout genre, mais surtout celles de l'Angleterre, la grande puissance manufacturière, abondent sur tous les marchés de l'Italie, dans une proportion tellement supérieure aux demandes, que les marchands, pour rentrer dans une partie de leurs fonds, ont été obligés de les céder avec un quart ou un tiers de perte au lieu de bénéfice. Le torrent du commerce, repoussé de l'Italie, s'est jeté sur l'Allemagne, sur la Russie, sur le Brésil, et y a bientôt rencontré les mêmes obstacles.

Les derniers journaux nous annoncent des pertes semblables dans de nouveaux pays. Au mois d'août 1818, on se plaignait au cap de Bonne-Espérance, que tous les magasins étaient remplis de marchandises européennes, qu'on offrait à plus bas prix qu'en Europe, sans pouvoir les vendre. Au mois de juin, à Calcutta, les plaintes du commerce étaient de même nature. On avait vu d'abord un phénomène étrange, l'Angleterre envoyant dans l'Inde des tissus de coton, et réussissant par conséquent à travailler à meilleur marché que les habitants demi-nus de l'Indostan, en réduisant ses ouvriers à une existence plus misérable encore ; mais cette direction bizarre donnée au commerce n’a pas duré longtemps, aujourd'hui les produits anglais sont à meilleur marché aux Indes, qu'en Angleterre même. Au mois de mai, on était obligé de réexporter de la Nouvelle-Hollande, les marchandises européennes, qu'on y avait portées en trop grande abondance. Buenos-Ayres, la Nouvelle-Grenade, le Chili, regorgent de même déjà de marchandises. Le voyage de M. Fearon dans les États-Unis, terminé seulement au printemps de 1818, présente d'une manière plus frappante encore ce spectacle. D'une extrémité jusqu'à l'autre de ce vaste continent si prospérant, il n'y a pas une ville, pas une petite bourgade, où la quantité de marchandises offertes en vente ne soit infiniment supérieure aux moyens des acheteurs, quoique les marchands s’efforcent de les séduire par de très-longs crédits, et des facilités de tout genre pour les paiements qu'ils reçoivent à terme et en denrées de toute espèce. Aucun fait ne se représente à nous en plus de lieux, sous plus de faces, que la disproportion des moyens de consommation avec ceux de production ; que l'impossibilité des producteurs de renoncer à une industrie, parce qu’elle décline, et que la certitude que leurs rangs ne sont jamais éclaircis que par des faillites. Comment se fait-il que les philosophes ne veuillent pas voir ce qui de toutes parts saute aux yeux du vulgaire ? L'erreur dans laquelle ils sont tombés tient tout entière à ce faux principe, c'est qu'à leurs yeux, la production annuelle est la même chose que le revenu. M. Ricardo, d'après M. Say, le répète et l'affirme. « M. Say a prouvé de la manière la plus satisfaisante, dit-il, qu'il n'y a point de capital, quelque considérable qu'il soit, qui ne puisse être employé dans un pays, parce que la demande des produits n'est bornée que par la production. Personne ne produit que dans l’intention de consommer ou de vendre la chose produite, et on ne vend jamais que pour acheter quelque autre produit qui puisse être d'une utilité immédiate, ou qui puisse contribuer à la production à venir. Le producteur devient donc consommateur de ses propres produits, ou acheteur et consommateur des produits de quelque autre personne »[1].

Avec ce principe, il devient absolument impossible de comprendre ou d'expliquer le fait le plus démontré de tous dans l’histoire du commerce ; c'est l'engorgement des marchés. Avec ce principe, il est également impossible de se tirer de ces contradictions que MM. Say et Ricardo se reprochent réciproquement sur le sens qu'il faut donner au mot valeur et au mot richesse ; il est impossible d'expliquer comment le profit des capitaux et le taux des salaires baissent souvent en même temps que la fabrication augmente. La confusion du revenu annuel avec le produit annuel, jette un voile épais sur toute la science ; tout s'éclaircit au contraire, tous les faits s'accordent avec la théorie, dès qu'on les dégage l’un de l'autre.

Il est essentiel de remarquer qu'Adam Smith avait évité les erreurs dans lesquelles tombent ses disciples ; aussi M. Ricardo, dans tout le chapitre que nous venons de citer, s'occupe-t-il à le combattre.

  1. Ricardo, ch XXI, trad. tome II, page 105