Oeuvres de Walter Scott, trad Defauconpret/Tome I/2/4

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Traduction par Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret.
Furne, Libraire-éditeur (Tome I. — Ballades, etcp. 82-85).

CONCLUSION.

Quinze chevaliers ont mordu la poussière, mais auprès d’eux expire aussi Tristrem le jeune. Tristrem lui-même est blessé ; sa blessure excite sa fureur. Il se rend à sa demeure, et se jette sur sa couche. Maints baumes sont apportés pour calmer sa douleur.

Mais aucune puissance, aucune science, aucun trésor ne peuvent lui porter secours. Son ancienne blessure s’est rouverte ; l’os est brisé. Pauvre chevalier ! toute assistance est inefficace, excepté celle d’Ysonde, la belle reine de Cornouailles.

Tristrem appelle Ganhardin, son compagnon fidèle : « Mon frère, lui dit-il, tu peux me secourir et me procurer guérison. Va trouver la belle Ysonde en Cornouailles ; porte avec toi ma bague, gage chéri et secret. Si elle ne consent à me tirer de peine, hélas ! adieu la vie.

— Prends mon vaisseau, chargé de riches marchandises ; fais faire deux voiles, chacune de différente couleur ; que l’une soit noire, l’autre blanche comme neige ; et quand tu reviendras, le signal indiquera l’issue de ton voyage. Si Ysonde m’abandonne, tu mettras la voile noire.

Ysonde de Bretagne à la blanche main écoute avec tristesse, et comprend bien que Tristrem envoie quérir Ysonde la blonde en Angleterre. — Je serai vengée, se dit-elle, de mon perfide époux ! Quoi ! il fait venir des faucons sauvages[1], et moi je serais mise de côté !

Ganhardin met à la voile pour l’Angleterre : il arrive, et se donne pour un riche marchand. Il porte de riches marchandises et de splendides habits. Il fait des dons à Marc et aux seigneurs de sa cour. Il prépare aussi une coupe où il cache la bague, et la remet à Brengwain pour la reine.

Ysonde reconnaît la bague d’or, gage amoureux que lui envoyait Tristrem. Ganhardin, introduit auprès d’elle, lui apprend que Tristrem est blessé dans sa vieille blessure, et que si elle ne vient le guérir, il périt, le pauvre chevalier !

Ysonde s’afflige du récit qu’elle entend ; elle se déguise en page pour partir avec Ganhardin. Les voilà embarqués ; un vent propice les conduit. Ysonde, bien chagrine, verse des larmes amères. Ganhardin appareille la voile blanche.

Ysonde de Bretagne à la blanche main aperçoit le vaisseau qui s’approche du rivage ; elle remarque la voile blanche : — Voici Ysonde qui vient m’enlever mon perfide époux ; mais je jure qu’elle ne sera venue ici que pour son malheur.

Elle accourt vers Tristrem étendu dans son lit.

— Tristrem, dit-elle, bonne nouvelle ! tu seras guéri : je découvre le vaisseau sur lequel Ganhardin revient pour calmer ta souffrance !

— Quelle voile est au vaisseau, dame ? au nom de Dieu tout-puissant !

Ysonde veut être vengée de Tristrem, l’amant fidèle, et lui répond : — La voile est noire, noire comme la poix : — Tristrem retombe en arrière, croyant Ysonde déloyale ; son tendre cœur s’est brisé, s’est brisé en deux ! Que là-haut le Christ le reçoive en merci ! il mourut d’amour fidèle. [2]

Vieux et jeunes s’affligent, s’affligent petits et grands ; car Tristrem le bon chevalier était estimé de tous. Les jeunes filles se tordent les mains ; les épouses crient et pleurent ; les cloches sonnent leur chant de mort ; les prêtres disent leurs messes de deuil, et ne prient plus que pour Tristrem[3].

Le vaisseau fait force de voiles et de rames. Ysonde aborde au rivage ; elle rencontre un vieillard à barbe blanche : les larmes coulaient en abondance de ses yeux ; il sanglotait amèrement : — Il n’est donc plus la fleur de l’Angleterre ! nous ne le verrons plus ! sir Tristrem est mort !

Quand Ysonde ouit ceci, elle se mit à courir vers la porte du château ; personne ne put l’arrêter ; elle franchit la grille ; elle entre dans la chambre. Tristrem, en robe d’appareil, était couché, immobile et froid comme le marbre, Ysonde regarde et le reconnaît.

Jamais plus belle dame n’avait paru en Bretagne, témoignant une plus vive peine. Ysonde se jette sur la couche de Tristrem ; elle ne se relève plus ; mais elle meurt de douleur. Jamais il n’y aura de tels amans !


Les corps des deux malheureux amans furent transportés en Cornouailles. Marc, toujours irrité du souvenir de ses affronts, refusa d’abord de les laisser ensevelir dans ses domaines ; mais il s’adoucit en lisant une lettre écrite par Tristrem dans sa dernière maladie, et qu’il avait attachée à la poignée de son épée, pour être remise à son

Amie Ysolt ? » Tres fez dit,
A ta quarte rend l’esprit.

Dans le roman en prose on lit : « Tristan se tourna de l’autre part, et dist : « Ha ! ha ! doulce amye ! à Dieu vous recommande ! jamais ne me verrai, ne moi vous ! Dieu soit garde de vous ! Adieu, je m’envays, je vous salut. » Lors bât sa coulpe, et se recommande à notre Seigneur Jhe-Crist, et le cœur lui crève, et l’ame s’en va. » (Tristan, fol. CXXIII.) oncle. En voyant ce fer, qui avait sauvé le royaume de Cornouailles, et en apprenant, par la lettre, la fatale histoire du boire amoureux, Marc déplora, avec des larmes de pitié, une passion plutôt l’effet d’un sortilège ou de la destinée, que de la volonté des deux amans : « Hela dolent ! pourquoy ne sçavois-je ceste avanture ! je les eusse ainçoys cellez, et consenty qu’ilz ne fussent jà partis de moy. Las ! or ay–je perdu mon nepveu et ma femme. » (TRISTAN, f. cxxv.)

Marc fit ériger sur leurs cercueils une magnifique chapelle, où se manifesta, pour la première fois, ce miracle célébré depuis dans tant de ballades. De la tombe de Tristrem sortit un bel églantier qui alla entourer de ses festons le monument d’Ysonde. Il fut coupé trois fois par l’ordre de Marc ; mais le lendemain matin on le trouvait refleuri dans toute sa beauté. Ce miracle estoit sur monseigneur Tristan et sur la reine Ysonde.

  1. Au figuré filles de joie. — Ed.
  2. Cette scène touchante est ainsi rendue dans un fragment en vers :
    Turne sei vers la paroie (la muraille)

    Donc dit : Deus salt Ysolt et mei !
    Quant à mei me voler venir
    Pur votre amur mestu et mourir.
    Je ne puis plus tenir ma vie :
    Pur vus muera Ysolt, belle amie !
    N’aver pité de ma langue,
    Maz de ma mort aurez dolur !
    Ça m’est m’amie, grant confort

    Que pité aurez de ma mort !
  3. « Lors y accourent grans et petits, crians et bruyans, et font tel deuil, que l’on n’y ouyst pas Dieu tonnant. » (Tristan, fol. CXXIII.)