Oeuvres de Walter Scott, trad Defauconpret/Tome I/3/1
Œuvres de Walter Scott, tome 1, Furne, Libraire-éditeur, , Tome I. — Ballades, etc (p. 102-111).
CHANT PREMIER.
Le banquet était fini dans la tour de Branksome (1), et la dame du château s’était retirée dans son appartement secret, appartement gardé par des charmes et des paroles magiques, terribles à entendre et terribles à répéter. Jésus et Marie, protégez-nous ! Nul être vivant, excepté elle, n’aurait osé franchir le seuil de la perte.
Les tables étaient enlevées, tout était paisible et oisif ; le chevalier, le page et l’écuyer promenaient dans la grande salle, ou restaient groupés autour du vaste foyer ; les chiens, fatigués de la chasse, sommeillaient étendus sur le plancher couvert de roseaux, et dans leurs songes poursuivaient encore la bête fauve depuis Teviot-Stone jusqu’à Eskdale-Moor.
Vingt-neuf chevaliers de renom suspendaient leurs écus dans la grande salle de Branksome. Vingt-neuf fidèles écuyers veillaient à leurs coursiers ; vingt-neuf hommes d’armes d’une taille élevée les servaient avec soumission. Tous ces chevaliers, d’un courage à l’épreuve, étaient les parens du vaillant Buccleuch.
Dix d’entre eux étaient couverts d’acier, leurs épées pendaient à un baudrier, et leurs talons étaient armés d’éperons. Ni jour ni nuit ils ne quittaient leur brillante armure ; ils se reposaient avec leurs cuirasses, n’avaient d’autre oreiller qu’un dur et froid bouclier, découpaient à table, la main couverte du gantelet, et buvaient à travers la visière de leur casque.
Dix écuyers et dix hommes d’armes, revêtus de cottes de mailles, étaient attentifs au moindre signe des dix guerriers ; trente coursiers aussi agiles que vigoureux restaient sellés nuit et jour dans l’écurie, leur tête était défendue par un fronteau d’acier, et à l’arçon de la selle était suspendue une hache de Jedwood (2) ; cent autres coursiers étaient nourris dans l’étable. Tel était l’usage du château de Branksome.
Pourquoi ces coursiers sont-ils toujours prêts à partir ? Pourquoi ces guerriers font-ils sentinelle et gardent-ils leur armure pendant la nuit ? Ils veillent pour écouter les aboiemens du limier fidèle et le cor des combats, ils veillent pour voir déployer la croix rouge de Saint-George et briller les feux des signaux. Ils veillent pour n’être surpris ni par la ruse ni par la force, de peur que les Anglais Scroop, Howard ou Perey ne viennent de Warkkworth, de Naworth ou de Carlisle, menacer les tours majestueuses de Branksome
Tel est l’usage du château de Branksome (3). Maint chevalier y habite ; mais où est celui qui fut leur chef ? Son épée se rouille contre la muraille, à côté de sa lance rompue. La mort du puissant lord Walter sera long-temps un sujet de chants pour les bardes. Quand les citoyens d’Edimbourg effrayés s’enfuirent au loin pour éviter les fureurs de la guerre des frontières. ; quand les rues de la ville virent briller les lances, et les glaives se rougir dans le sang ; quand on entendit pousser le cri terrible du slogan[1], ce fut alors que le Chef de Branksome (4) reçut le trépas :
La piété peut-elle calmer la discorde ? Peut-elle éteindre les feux d’une guerre à mort ? Que peuvent les prières du chrétien, l’amour de la patrie et la divine charité ? En vain des guerriers se rendent en pèlerinage (5) dans tous les lieux saints ; en vain ils implorent la clémence du ciel pour les Chefs qu’ils ont eux-mêmes massacrés ; tant que Cessford sera soumis aux descendans de Car (6), tant qu’Ettrick se fera gloire d’obéir à ceux de Scott, jamais, jamais on n’oubliera les Chefs qui ont péri, le carnage et les désastres de la guerre féodale.
Les belliqueux forestiers s’étaient inclinés douloureusement sur le cercueil de lord Walter ; les jeunes filles et les matrones du vieux Teviot y avaient répandu des larmes et jeté des fleurs ; mais l’épouse du guerrier ne répandit pas de larmes sur sa bière sanglante, elle ne la décora pas de fleurs. Le désir de la vengeance avait tari dans son âme la source d’une affliction plus douce. Un indomptable orgueil arrêtait la larme prête à couler. Mais quand, au milieu de son clan livré à la douleur, elle entendit son fils bégayer sur les genoux de sa nourrice, — Si j’atteins l’âge d’homme, la mort de mon père sera vengée, — alors les pleurs de la mère coulèrent, et baignèrent les joues enflammées de l’enfant.
Négligeant le soin de sa parure, et laissant flotter en désordre ses beaux cheveux d’or, Marguerite, penchée sur la tombe de son père, pleurait avec désespoir. Mais la tendresse filiale ne faisait pas seule couler ses larmes amères ; la crainte et les inquiétudes d’un amour sans espérance l’accablaient en même temps. Elle n’osait chercher la compassion dans les yeux courroucés de sa mère, son amant avait pris les armes avec Car contre le clan de lord Walter, lorsque l’onde de Mathouse-Born parvint jusqu’à Melrose teinte de leur sang ; elle savait que sa mère aimerait mieux la voir sur son lit de mort que de lui donner pour époux lord Cranstoun (7).
La châtelaine était de noble race, et fille d’un magicien de renom, de la famille de Béthune en Picardie (8) : son père avait appris l’art que personne n’ose nommer, à Padoue (9), par-delà les mers. On disait qu’il avait changé son corps mortel par la vertu d’un secret magique ; et, quand il traversait en méditant le cloître de Saint-André, son ombre ne se dessinait, point sur la muraille qu’éclairaient les rayons du soleil.
Les bardes racontent qu’il initia sa fille dans son art ; elle sut comme lui forcer les esprits invisibles de l’air (10) à paraître devant elle.
Assise dans son appartement secret de la tour occidentale du vieux lord David, la dame de Branksome écoute un son lugubre qui murmure autour des tourelles couvertes de mousse. Sont-ce les vagues du Teviot qui se brisent contre la rive escarpée ? Est-ce le vent qui agite les branches des chênes ? Est-ce l’écho des rochers ? Quel peut être ce son lugubre qui murmure autour des tourelles antiques de Branksome ?
À ce son triste et solennel, les limiers répondent par des hurlemens, et le hibou épouvanté pousse des cris funèbres du haut des tours qu’il habite. Dans la grande salle, le chevalier comme l’écuyer jurent qu’un orage va éclater. Ils approchent d’une fenêtre pour regarder le ciel ; la nuit est belle et sans nuage.
Mais la dame savait fort bien que ce son formidable n’était ni le gémissement du Teviot luttant contre le flanc de la montagne, ni le sifflement du vent entre les chênes, ni l’écho des rochers, ni le bruit précurseur d’une tempête : c’était l’Esprit des Eaux qui parlait, et qui appelait l’Esprit de la Montagne.
— Dors-tu, frère ?
— Non, frère. Les rayons de la lune se jouent sur mes montagnes depuis Craig-Cross jusqu’à Skelf-Hill-Pen. Près de chaque ruisseau, dans chaque vallée, de joyeux esprits exécutent des danses légères au son d’une harmonie aérienne ; ils forment des cercles d’émeraudes sur la bruyère : vois leurs pieds agiles, écoute leur douce musique.
— Les pleurs d’une jeune fille captive altèrent mes eaux ; Marguerite de Branksome, accablée de douleur, gémit à la pâle lueur de la lune. Dis-moi, toi qui t’approches des astres, quand cesseront ces discordes féodales ? Quel sera le destin de la jeune vierge ? qui sera l’époux de Marguerite ?
— Le char d’Arthur poursuit lentement sa course dans une obscurité profonde autour du pôle ; l’Ourse du nord est sombre et menaçante ; la ceinture brillante d’Orion disparaît dans les ténèbres, les planètes ne jettent qu’un éclat faible et éloigné qui perce par moment la nuit profonde : j’ai quelque peine à interpréter leurs décrets ; mais les astres ne daigneront verser une influence favorable sur les eaux du Teviot et sur la tour de Branksome, que quand l’orgueil sera dompté et l’amour libre.
Les voix surnaturelles se turent, et le son redoutable mourut sur le sein calme des eaux et sur le penchant de la montagne ; mais il murmurait encore auprès de la tour de lord David et aux oreilles de la dame. Elle leva sa tête majestueuse, et son cœur palpitait d’orgueil. — Montagnes, s’écria-t-elle, vous courberez vos têtes ; et vous, ondes du Teviot, vous gravirez leur sommet, avant que Marguerite devienne l’épouse de notre ennemi.
Elle retourna dans la grande salle où étaient ses vaillans chevaliers ; son fils, au milieu d’eux, se livrait avec une joie bruyante à des jeux enfantins. Se croyant déjà un maraudeur (11), l’enfant, à cheval sur le tronçon d’une lance, courait gaiement autour de la salle, comme s’il eût fait une invasion sur le territoire anglais. Les chevaliers, même ceux qui avaient vieilli sous les armes, prenaient part à sa gaieté innocente, quoique leurs cœurs, naturellement farouches, fussent aussi durs que l’acier qui les couvrait : mais les guerriers à cheveux blancs prédisaient que le brave enfant dompterait un jour l’orgueil de la licorne ; et ferait triompher le croissant et l’étoile[2] (12).
La mère oublia un moment son dessein ; un instant, pas davantage. Elle s’arrêta sous la porte cintrée, jeta un coup d’œil maternel sur son fils, et, du milieu de cette troupe de guerriers, appela William Deloraine.
C’était un maraudeur aussi déterminé qu’on en vit jamais sur les frontières. Les yeux bandés il aurait trouvé son chemin à travers les sables de Solway et les marais de Tarras. Par son adresse, par son agilité, il avait cent fois donné le change aux limiers (13) les plus acharnés de Percy. Il n’existait pas un seul gué dans l’Eske ou le Liddel, qu’il ne connût et qu’il n’eût passé. La saison, la force des courans n’étaient rien pour lui : les neiges de décembre ou la verdure de juillet, une nuit sans lune ou l’aube du matin, tout lui était indifférent. Jamais pillard chargé des dépouilles du Cumberland n’eut l’âme plus ferme, le bras plus vigoureux. Cinq fois il avait été proscrit par le roi d’Angleterre et par la reine d’Écosse.
— Sir William Deloraine, prouve que tu sais me servir au besoin ; monte sur ton meilleur coursier, n’épargne pas l’éperon, et ne t’arrête que lorsque tu seras arrivé sur les bords de la Tweed ; cherche le moine de Sainte-Marie dans le saint édifice de Melrose ; salue ce père de ma part, et dis-lui que l’heure fixée par le destin est arrivée. Il veillera cette nuit avec toi pour obtenir les trésors de la tombe : car c’est la nuit de Saint-Michel ; quoique les étoiles soient obscurcies, la lune brille de tout son éclat ; et la croix d’un rouge de sang te montrera le sépulcre du puissant magicien.
— Aie soin de ce qu’il te donnera. Ne t’arrête point ; ne prends ni sommeil ni nourriture. Mais, que ce soit une lettre ou un livre qui te soit remis, garde-toi bien de l’ouvrir. Si tu l’ouvres, tu es perdu ; il vaudrait mieux pour toi que tu ne fusses pas né.
— Ah ! mon coursier gris-pommelé, qui boit l’onde du Teviot, répondit le guerrier, a le pas agile ; et je serai de retour ici avant le point du jour. Vous ne pouviez, noble dame, confier votre message à un chevalier plus propre à s’en acquitter ; car je ne pourrais lire une ligne, ni déchiffrer une lettre, serait-ce la première ligne ou la première lettre du verset qu’on présente à Hairibie[3].
Deloraine fut bientôt en selle. Il descendit la colline escarpée, traversa la barbacane du château, et gagna les rives du Teviot. Il suivit la route de l’est sous une voûte de verdure formée par les rameaux entrelacés des coudriers ; il passa le donjon de Goldiland, traversa le vieux Borthwick, entrevit la montagne de Moat-Hill (14), que les ombres des druides fréquentaient encore ; aperçut dans Hawick des lumières qui disparurent bientôt derrière lui, et, pressant les flancs de son coursier, il arriva sous la tour d’Hazeldean.
Les sentinelles entendirent le bruit des pas du cheval : — Halte-là, courrier des ténèbres ! — Je viens de Branksome, répondit le chevalier ; et, laissant la tour amie derrière lui, il quitta les bords du Teviot. Le murmure de l’eau guidant ses pas, il gravit une hauteur vers le nord, et gagna la prairie d’Horselie-Hill, laissant à sa gauche l’ancienne voie romaine.
Il s’arrêta un instant pour laisser reprendre haleine à son coursier essoufflé. Il desserra la sangle, et essaya s’il pourrait tirer facilement son glaive du fourreau. Les rayons de la lune éclairaient les rochers de Minto, où Barnhill avait établi sa couche de pierre (15) ; c’est là qu’il disputait aux faucons un abri pour reposer ses membres proscrits ; de la cime de ces monts son œil d’aigle pouvait au loin apercevoir sa proie ; les échos ajoutaient encore à la terreur qu’inspirait le cor du brigand ; ces mêmes échos retentiront long-temps après les sons du chalumeau dorien, et quelque amant mélancolique apprendra aux bocages que l’ambition n’est pas un remède contre l’amour.
Quittant ces lieux sans avoir rencontré aucun ennemi, Deloraine s’avança dans les beaux domaines de l’ancien Riddel, où l’Aill, ayant rompu les barrières que lui opposaient les montagnes, voit sortir des lacs ses vagues couronnées d’écume et semblables à la crinière hérissée d’un cheval bai. Mais nul torrent, quelque large, quelque profond qu’il soit, ne peut arrêter l’audacieux maraudeur.
Il s’élance dans les ondes impétueuses ; elles couvrent la selle, et à peine à travers leur écume aperçoit-on la crinière du coursier qui était, comme son maître, complètement bardé de fer. Jamais homme et cheval plus pesamment armés n’avaient lutté au milieu de la nuit contre la force d’un torrent. Les vagues mouillèrent jusqu’au panache du guerrier, et cependant, gâces à son courage et à la protection de la Vierge, il gagna enfin l’autre rive.
Le chevalier arriva ensuite à Bowden-Moor, et secoua la tête en apercevant Halidon-Bill, car il se rappela le carnage de cette malheureuse journée où, pour la première fois, les Scotts et les Cars combattirent dans des rangs opposés ; où le roi Jacques vit le vainqueur rester maître du champ de bataille ; et où Home et Douglas, conduisant l’avant-garde, culbutèrent le clan de Buccleuch qui battait en retraite, jusqu’à ce que le sang du brave Cessford eût teint la lance d’Elliot.
Fronçant le sourcil, il se hâta de s’éloigner des lieux qui lui offraient de si tristes souvenirs, et vit bientôt, malgré l’obscurité, la Tweed rouler ses belles eaux, et Melrose montrer ses antiques murailles. Il vit s’élever la sombre abbaye, telle qu’un éminent rocher tapissé de lichen. En passant par Hawick, il avait entendu sonner le couvre-feu, maintenant on chantait les laudes dans Melrose (16). Les sons mourans de cette harmonie solennelle arrivaient jusqu’à lui, semblables à ceux de cette harpe magique qui ne sont produits que par le souffle des vents. Mais quand il entra dans Melrose, un profond silence y régnait. Il mit son coursier à l’écurie, et se rendit dans l’enceinte solitaire du couvent.
Ici la harpe cessa de se faire entendre, le feu du ménestrel s’éteignit aussitôt, son courage l’abandonna. Il baissa la tête d’un air confus, et, jetant un regard timide sur les dames qui l’entouraient, il semblait chercher à lire dans leurs yeux si elles étaient contentes de ses accords. N’osant croire aux louanges qu’il recevait, il parla du temps passé, et dit que la vieillesse et sa vie errante avaient rendu sa harpe moins juste et sa main moins sûre.
La duchesse, ses aimables filles, et toutes les dames qui avaient écouté le ménestrel, donnèrent chacune son tour des éloges à ses chants. — Sa voix était sonore, sa main fidèle à la mesure, et elles désiraient l’entendre encore. Encouragé de cette manière, le vieillard, après quelques instans de repos, continua en ces termes.
CHANT PREMIER.
Sous le règne de Jacques Ier, roi d’Écosse, sir William Scott de Buccleuch, chef du clan qui portait ce nom, fit un échange avec sir Thomas Inglis de Manor, du domaine de Murdiestone, dans le comté de Lanarck, pour moitié de la baronnie de Branksome ou Branxholm, située sur les bords du Teviot, à environ trois milles au-dessus d’Harwick. Il s’y détermina probablement parce que Branksome touchait aux domaines étendus qu’il possédait près de la forêt d’Ettrick et dans la vallée de Teviot. La tradition attribue cet échange à une conversation entre Scott et Inglis, dans laquelle ce dernier, homme, à ce qu’il paraît, d’un caractère doux et pacifique, se plaignit des incursions que faisaient sur ses possessions les habitans des frontières d’Angleterre. Sir William Scott lui offrit sur-le-champ la terre de Murdiestone en échange du domaine qui était sujet à de tels inconvéniens. Lorsque l’affaire fut conclue, il remarqua que les bestiaux du Cumberland valaient bien ceux de la vallée de Teviot, et il commença contre les Anglais un système de représailles que ses successeurs ne manquèrent pas de suivre. Sous le règne suivant, Jacques II accorda à sir Walter Scott de Branksome, et à sir David son fils, l’autre moitié de la baronnie de Branksome, sans autre redevance qu’une rose rouge.
Branksome devint alors le siège principal de la famille de Buccleuch. La seule partie de l’ancien édifice qui existe aujourd’hui est une tour carrée dont les mors sont d’une épaisseur prodigieuse.
Les Écossais, dit Froissard, ne sont pas d’excellens archers, mais ils combattent parfaitement avec la hache, et s’en servent à ravir dans l’occasion. La hache de Jedwood était une sorte de pertuisane dont les cavaliers étaient armés.
Le château de Branksome était sans cesse exposé aux attaques des Anglais, tant à cause de son voisinage des frontières, que par suite du caractère turbulent de ses maîtres, qui vivaient rarement en paix avec leurs voisins.
Sir Walter Scott de Buccleuch succéda à son aïeul sir David en 1592 ; sa mort fut occasionnée par la querelle qui s’éleva entre les Scotts et les Kerrs ou Cars. Il est nécessaire d’entrer dans quelques détails à ce sujet, pour que le lecteur puisse comprendre plusieurs allusions qui se trouvent dans le poème.
En 1526, le comte d’Angus et les Douglas étaient maîtres absolus du pays, et personne n’osait leur résister. Le roi Jacques V, alors mineur, en fut mécontent, et aurait voulu secouer leur joug. Il écrivit de sa propre main une lettre confidentielle au lord Buccleuch, le priant de venir le joindre à Melross ou Melrose, et de le délivrer des Douglas.
Un serviteur fidèle du prince fut chargé de porter cette lettre au lord de Buccleuch, qui ne perdit pas un instant pour obéir aux ordres du roi. Il assembla ses vassaux et ses alliés, et marcha vers Melrose. Les Douglas, qui étaient maîtres de sa personne, virent avancer cette armée, et, lui supposant des intentions hostiles, s’avancèrent à sa rencontre. Buccleuch leur livra bataille, et fut repoussé avec une grande perte.
Cette journée fut l’origine de la haine mortelle et héréditaire qui divisa long-temps les familles de Scott et de Kerr. Parmi les actes de violence auxquels elle donna lieu, on peut citer comme le plus signalé le meurtre de sir Walter lui-même, qui fut assassiné par les Kerrs en 1552, dans les rues d’Edimbourg. C’est à cet événement qu’il est fait allusion dans la strophe VII, et la scène du poème est supposée s’ouvrir peu de temps après que ce crime eut été commis.
Entre autres expédiens auxquels on eut recours pour calmer l’inimitié qui régnait entre les Scotts et les Kerrs, les chefs des deux Clans firent, en 1529, une transaction par laquelle ils s’obligèrent à faire les quatre principaux pèlerinages usités en Écosse, pour prier réciproquement pour l’âme de ceux qu’ils avaient fait périr. Mais ou cette transaction ne fut pas exécutée, ou elle ne produisit pas l’effet qu’on s’en était promis, car leur haine éclata bientôt avec une nouvelle violence.
La famille des Kerrs était très-puissante sur les frontières d’Écosse.
Les Cranstouns sont une ancienne famille des frontières, dont la résidence principale était à Crailing, dans la vallée de Teviot. Ils étaient alors en guerre avec le clan des Scotts ; car on voit en 1557 lady Buccleuch assiéger lord Cranstoun, et menacer sa vie. Cependant le même Cranstoun, ou peut-être son fils, épousa ensuite la fille de cette dame.
Les Béthunes sont d’origine française, et tirent leur nom d’une petite ville d’Artois. Il y avait dans la province veisine, la Picardie, plusieurs familles distinguées qui portaient ce nom. Le célèbre duc de Sully en descendait, et ce nom était compté parmi les plus nobles de la France. La famille de Béthune ou Beatown, et Beaton, dans le comté de Fife, produisit trois prélats savans et illustres, le cardinal Beaton, et deux archevêques de Glascow, qui en occupèrent le siège successivement. De cette famille était descendue Jeanne Beaton, épouse de sir Walter Scott de Brankseme, lord Buccleuch. C’était une femme pleine de courage, et elle en donna des preuves en se mettant à la tête du clan de son fils après le meurtre de son mari. Elle possédait à un tel degré les talens qui étaient héréditaires dans sa famille, que les esprits superstitieux lui attribuaient des connaissances surnaturelles.
Padoue passa long-temps en Écosse pour être la principale école de nécromancie.
L’ombre d’un nécromancien est indépendante du soleil. Simon-le-Mage, dit Glycas, faisait marcher son ombre devant lui, et laissait croire au peuple que c’était un esprit qui l’accompagnait. Le vulgaire croit que, quand des savans d’une certaine classe ont fait assez de progrès dans leurs études mystiques, ils sont obligés de traverser en courant une grande salle souterraine où le diable les poursuit pour s’emparer de celui qui se trouvera le dernier, à moins que celui-ci ne coure assez vite pour qu’il ne puisse saisir que son ombre. En ce cas la personne du sage ne produit plus aucune ombre ; et ceux qui ont ainsi perdu leur ombre sont toujours reconnus pour être les meilleurs magiciens.
Le peuple en Écosse croit à l’existence d’une classe intermédiaire d’esprits qui résident dans les airs ou dans les eaux. Il attribue à leur puissance les inondations, les ouragans, et tous les phénomènes qu’il ne peut expliquer. Il suppose qu’ils se mêlent des affaires des hommes, souvent pour leur nuire, quelquefois pour leur être utiles.
Tandis que des ouvriers travaillaient aux fondations de l’église d’Old-Deer dans le comté d’Aberdeen, ils furent surpris de trouver des obstacles surnaturels qui s’opposaient à leurs travaux. Enfin ils entendirent la voix de l’Esprit du fleuve, qui ordonnait de construire l’édifice dans un autre endroit nommé Taptillery ; et on lui obéit.
Je rapporte ce conte populaire parce qu’au premier coup-d’œil l’introduction de l’Esprit des eaux et de l’Esprit des montagnes pourrait paraître peu d’accord avec le ton général du poême, et avec les superstitions du pays où la scène est placée.
Les habitans des cantons frontières suivaient la profession de maraudeurs, et les membres du clan de Buccleuch s’y distinguaient surtout.
Allusion aux armoiries des Scotts et des Kerrs. Les Kerrs de Cessford portaient sur leurs armes une tête de licorne, et les Scotts de Buccleuch avaient dans les leurs une étoile entre deux croissans.
Les rois et les héros d’Écosse, de même que les maraudeurs, étaient quelquefois obligés d’éviter la poursuite de chiens dressés à cette chasse. Barbour rapporte que Robert Bruce fut plus d’une fois suivi à la piste par des chiens. Il leur échappa un jour en se jetant dans une rivière, d’où il sortit en montant sur un arbre par le moyen d’unie branche qui pendait sur l’eau. Ne laissant ainsi sur la terre aucune trace de ses pieds, il mit en défaut les chiens qui le poursuivaient. On prétendait qu’un moyen de les dépister était de répandre du sang dans l’endroit par où ils devaient passer ; et il en coûta la vie à plus d’un prisonnier.
C’est une montagne ronde formée par la main des hommes, à peu de distance d’Hawick. Son nom, signifiant en saxon conseil, assemblée, porte à croire que c’était autrefois un lieu de réunion pour les Chefs des tribus des environs. On trouve en Écosse un assez grand nombre de montagnes semblables, et quelques-unes sont de forme carrée.
Une petite plate-forme située sur le haut d’un rocher d’où l’on découvre une vue charmante, se nomme encore le lit de Barnhill. C’était, dit-on, un brigand ou un proscrit. On y voit les restes d’une tour fortifiée qu’on suppose qu’il a habitée. Dans le nombre des édifices détruits par le comte d’Harford en 1545, on compte les tours de Barnhill et de Minto. Sir Gilbert Minto, père du lord Minto actuel, est auteur d’une jolie pastorale à laquelle il a été fait allusion dans la strophe XXIII.
L’ancien et beau monastère de Melrose fut fondé par le roi David Ier, Ses ruines offrent le plus beau modèle d’architecture et de sculpture gothiques qu’on puisse trouver dans toute l’Écosse.
- ↑ Cri de guerre écossais. — Ed.
- ↑ Allusion aux armoiries des Scotts et à celles des Cars. — Ed.
- ↑ (Lieu où l’on exécutait les maraudeurs à Carlisle. On présentait jadis le sixième psaume Miserere mei aux criminels, pour voir s’ils savaient lire, et s’ils pourraient réclamer le privilège du clergé. Le premier verset du psaume s’appelait le verset du cou (le verset du pendu), necke-verse.