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Oliver Twist/Chapitre 46

La bibliothèque libre.
Traduction par Alfred Gérardin sous la direction de P. Lorain.
Librairie Hachette et Cie (p. 344-353).
CHAPITRE XLVI.
Le rendez-vous.

Les horloges sonnaient onze heures trois quarts quand deux personnes se montrèrent sur le pont de Londres. L’une marchait d’un pas léger et rapide : c’était une femme qui regardait autour d’elle d’un air empressé, comme pour découvrir quelqu’un qu’elle attendait ; l’autre était un homme qui se glissait dans l’ombre, réglant son pas sur celui de la femme, s’arrêtant quand elle s’arrêtait, et s’avançant rapidement dès qu’elle reprenait sa marche, mais sans jamais la gagner de vitesse dans l’ardeur de sa poursuite. Ils traversèrent ainsi le pont de la rive de Middlesex à celle de Surrey ; puis la femme revint sur ses pas d’un air désappointé, comme si l’examen rapide qu’elle faisait des passants eût été sans résultat : ce mouvement fut brusque, mais ne trompa pas la vigilance de celui qui la guettait. Il se posta dans un des petits réduits qui surmontent les piles du pont, se pencha sur le parapet pour mieux cacher son visage, et la laissa passer sur le trottoir opposé ; quand il se trouva à la même distance d’elle qu’auparavant, il reprit tranquillement son allure de promeneur et se remit à la suivre. Arrivée au milieu du pont, elle s’arrêta. L’homme s’arrêta aussi.

La nuit était très noire. La journée avait été pluvieuse, et à cette heure, et dans ce lieu, il y avait peu de passants : ceux qui regagnaient en hâte leur demeure, traversaient vite sans faire attention à cette femme ni à l’homme qui la suivait, et peut-être même sans les voir ; il n’y avait rien là qui dût attirer l’attention des pauvres gens de ce quartier de Londres, qui passaient le pont par hasard pour aller chercher un gîte pour la nuit sous une porte ou dans quelque masure abandonnée. Ils restaient donc tous deux silencieux, sans échanger une parole avec aucun passant.

La rivière était couverte d’un épais brouillard au travers duquel on apercevait à peine la lueur rougeâtre des feux allumés sur les bateaux amarrés sous le pont ; il était difficile de distinguer dans l’obscurité les bâtiments noircis qui bordaient la Tamise. De chaque côté, de vieux magasins entamés s’élevaient d’une masse confuse de toits et de pignons, et semblaient se pencher sur l’eau trop sombre pour que leur forme indécise pût s’y refléter. On apercevait dans l’ombre la tour antique de l’église Saint-Sauveur et la flèche de Saint-Magnus, ces séculaires gardiens du vieux pont ; mais la forêt de mâts des navires arrêtés en aval et les flèches des autres églises étaient presque entièrement cachées à la vue.

La jeune fille, toujours surveillée par son espion caché, avait arpenté le pont à plusieurs reprises quand la grosse cloche de Saint-Paul annonça le décès d’un jour de plus.

Minuit sonnait sur la populeuse cité, pour les palais comme pour la mansarde, pour la prison, pour l’hôpital ; pour tous enfin il était minuit, pour ceux qui naissent et pour ceux qui meurent, pour le cadavre glacé comme pour l’enfant tranquillement endormi dans son berceau.

Au moment où l’heure finissait de sonner, une jeune demoiselle et un vieux monsieur à cheveux gris descendirent d’un fiacre, à peu de distance ; ils renvoyèrent la voiture et vinrent droit au pont. À peine avaient-ils mis le pied sur le trottoir que la jeune fille tressaillit et se dirigea aussitôt vers eux.

Ils s’avançaient en regardant autour d’eux de l’air de gens qui attendent quelque chose sans avoir grande espérance de trouver ce qu’ils attendent, quand ils furent tout à coup rejoints par la jeune fille ; ils s’arrêtèrent en poussant un cri de surprise qu’ils réprimèrent aussitôt, car, au même instant, un individu en costume de paysan passa tout près d’eux et les frôla même en passant.

« Pas ici, dit Nancy d’un air effaré ; j’ai peur de vous parler ici ; venez là-bas, au pied de l’escalier. »

Comme elle disait ces mots et montrait du doigt la direction qu’elle voulait prendre, le paysan tourna la tête, leur demanda brusquement de quel droit ils occupaient tout le trottoir, et continua son chemin.

L’escalier que désignait la jeune fille était celui qui, du côté de la rive de Surrey et de l’église Saint-Sauveur, descend du pont à la rivière. L’homme vêtu en paysan se dirigea vers ce lieu sans être remarqué, et, après avoir un instant examiné les alentours, se mit à descendre les degrés.

Cet escalier est attenant au pont et se compose de trois parties ; juste à l’endroit où finit la seconde, le mur de gauche se termine par un pilastre faisant face à la Tamise. En cet endroit les marches s’élargissent, de sorte qu’une personne tournant l’angle du mur ne peut être vue de celles qui se trouvent au dessus, n’en fût-elle séparée que par une seule marche. Arrivé en cet endroit, le paysan jeta un regard rapide autour de lui, et, voyant qu’il n’y avait pas de meilleure cachette et qu’il y avait beaucoup de place, grâce à la marée basse, il se blottit de côté, le dos appuyé contre le pilastre, et attendit, presque certain que les trois interlocuteurs ne descendraient pas plus bas, et que, s’il ne pouvait entendre leur conversation, il serait toujours à même de les suivre en toute sûreté.

Le temps lui parut si long dans cet endroit solitaire, et il était si avide de connaître la cause d’une entrevue si différente de ce qu’il attendait, que plus d’une fois il fut sur le point d’abandonner la partie, et de croire que les trois personnages s’étaient arrêtés beaucoup plus haut, ou qu’ils s’étaient dirigés vers un endroit tout différent, pour s’y livrer à leur mystérieux entretien. Il allait sortir de sa cachette et remonter sur le pont, quand il entendit un bruit de pas, et presque au même instant la voix de personnes causant tout près de lui.

Il se colla contre le mur, et respirant à peine, il écouta attentivement.

« C’est assez comme cela, dit une voix qui était évidemment celle du monsieur, je ne souffrirai pas que cette jeune demoiselle aille plus loin. Bien des gens n’auraient pas eu assez de confiance en vous pour vous suivre jusqu’ici ; mais vous voyez que je veux vous faire plaisir.

— Me faire plaisir ! dit la jeune fille qui les conduisait ; vous êtes bien obligeant, monsieur, en vérité ! me faire plaisir ! Bah ! ne parlons pas de cela.

— Eh bien ! dit le monsieur d’un ton plus bienveillant, dans quelle intention pouvez-vous nous avoir amenés en un lieu si étrange ? Pourquoi ne pas nous avoir laissés causer avec vous sur le pont, où il fait clair, où il passe un peu de monde, au lieu de nous amener dans cet affreux trou ?

— Je vous ai déjà dit, répondit Nancy, que j’avais peur de vous parler là-haut. Je ne sais pas pourquoi, ajouta-t-elle en frissonnant, mais je suis en proie ce soir à une telle terreur, que je puis à peine me tenir debout.

— Et de quoi avez-vous peur ? demanda le monsieur, qui semblait compatir à son état.

— Je ne saurais trop dire de quoi, répondit-elle ; je voudrais le savoir. J’ai été toute la journée préoccupée d’horribles pensées de mort et de linceuls sanglants ; j’avais ouvert un livre ce soir pour passer le temps, et j’avais toujours les mêmes objets devant les yeux.

— Effet de l’imagination, dit le monsieur en tâchant de la calmer.

— Ce n’est pas de l’imagination, répondit la jeune fille d’une voix sourde ; je jurerais que j’ai vu le mot « cercueil » écrit à chaque page du livre, en gros caractères noirs, et qu’on en portait un près de moi ce soir dans la rue.

— Il n’y a rien d’étonnant à cela, dit le monsieur ; j’en ai rencontré souvent.

De vrais cercueils, répliqua-t-elle, mais pas comme celui que j’ai vu. »

Il y avait quelque chose de si étrange dans le ton de la jeune fille, que l’espion caché frissonna et sentit son sang se glacer dans ses veines. Il se remit en entendant la douce voix de la jeune demoiselle qui demandait à Nancy de se calmer, et de ne pas laisser aller à ces affreuses pensées.

« Parlez-lui avec bonté, dit-elle au monsieur qui l’accompagnait. La pauvre créature ! elle semble en avoir besoin.

— Vos pasteurs orgueilleux m’auraient regardé avec dédain dans l’état où je suis ce soir, et m’auraient prêché flammes et vengeance, dit Nancy. Oh ! chère demoiselle, pourquoi ceux qui s’arrogent le titre d’hommes de Dieu, ne sont-ils pas, pour nous autres malheureuses, aussi bons et aussi bienveillants que vous l’êtes, vous qui ayant la beauté et tant de qualités qui leur manquent, pourriez être un peu fière, au lieu de les surpasser en humilité ?

— Ah ! oui, dit le monsieur ; le Turc, après avoir fait ses ablutions, se tourne vers l’Orient pour dire ses prières ; de même, ces bonnes gens, après avoir pris un maintien de circonstance, lèvent les yeux au ciel pour l’implorer : entre le Musulman et le Pharisien, mon choix est fait. »

Ces paroles semblaient s’adresser à la jeune demoiselle, et étaient peut-être destinées à laisser à Nancy le temps de se remettre. Le vieux monsieur s’adressa bientôt à cette dernière :

« Vous n’êtes pas venue ici dimanche dernier ? lui dit-il.

— Je n’ai pas pu venir, répondit Nancy : on m’a retenue de force.

— Qui donc ?

— Guillaume… celui dont j’ai déjà parlé à mademoiselle.

— Vous n’avez pas été soupçonnée, j’espère, d’être en communication avec qui que ce soit, à propos de l’affaire qui nous amène ici ce soir ? demanda le monsieur d’un air inquiet.

— Non, répondit la jeune fille en hochant la tête ; il ne m’est pas très facile de sortir, à moins de dire où je vais ; je n’aurais pu aller voir mademoiselle, si je n’avais fait prendre à Guillaume une dose de laudanum avant de sortir.

— S’est-il réveillé avant votre retour ? demanda le monsieur.

— Non ; et ni lui, ni personne ne me soupçonne.

— Tant mieux, dit le monsieur. Maintenant, écoutez-moi.

— Je suis prête, répondit Nancy.

— Cette jeune demoiselle, dit le monsieur, m’a communiqué, ainsi qu’à quelques amis en qui on peut avoir toute confiance, ce que vous lui avez dit, il y a environ quinze jours. Je vous avoue que j’ai d’abord hésité à croire que vous méritassiez confiance ; mais maintenant je crois fermement que vous en êtes digne.

— Oui, dit vivement la jeune fille.

— J’en suis convaincu, je vous le répète. Pour vous prouver que je suis disposé à me fier à vous, je vous avouerai, sans détour, que nous nous proposons d’arracher par la terreur, le secret, quel qu’il soit, de cet individu qu’on appelle Monks ; mais, ajouta le monsieur, si nous ne pouvons mettre la main sur lui, ou si nous ne pouvons tirer de lui ce que nous voulons, il faudra nous livrer le juif.

— Fagin ! dit la jeune fille, en reculant d’un pas.

— Il faudra nous livrer cet homme, répéta le monsieur.

— Je ne ferai pas cela, jamais, répondit Nancy. C’est un démon ! c’est pis qu’un démon ; mais je ne ferai pas cela.

— Vous ne voulez pas ? dit le monsieur qui semblait s’attendre à cette réponse.

— Jamais ! répartit Nancy.

— Pourquoi ?

— Pour une raison, répondit la jeune fille avec fermeté, pour une raison que mademoiselle connaît et qu’elle admettra, je le sais, car elle me l’a promis ; et pour une autre raison encore, c’est que, s’il a mené une vie criminelle, la mienne ne vaut pas mieux ; beaucoup d’entre nous ont eu la même existence, et je ne me tournerai pas contre ceux, qui auraient pu… quelques-uns du moins… se tourner contre moi, et qui ne l’ont pas fait, tout pervers qu’ils sont.

— Eh bien ! se hâta de dire le monsieur, comme si c’était là où il voulait en venir ; livrez-moi Monks, et laissez-moi en faire mon affaire.

— Et s’il vient à dénoncer les autres ?

— Je vous promets que dans ce cas, si l’on obtient de lui la vérité, l’affaire en restera là. Il doit y avoir dans l’histoire du petit Olivier des circonstances qu’il serait pénible d’exposer aux yeux du public. Pourvu que nous sachions la vérité, nous n’en demandons pas davantage, et la liberté de personne ne sera menacée.

— Et s’il ne veut rien dire ? observa la jeune fille.

— Alors, continua le monsieur, ce juif ne sera pas traîné en justice sans votre consentement. Mais, dans une telle circonstance, je pourrai faire valoir à vos yeux des raisons qui, je pense, vous décideront à le donner.

— Mademoiselle me donne-t-elle sa parole qu’il en sera ainsi ? demanda vivement la jeune fille.

— Oui, répondit Rose ; j’en prends l’engagement formel.

— Monks ne saura jamais comment vous avez appris tout cela ? ajouta Nancy, après un court silence.

— Jamais, répondit le monsieur ; on s’y prendra de manière qu’il ne puisse se douter de rien.

— J’ai souvent menti, et j’ai vécu depuis mon enfance avec des menteurs, dit Nancy après un nouveau silence ; mais je compte sur votre parole. »

Après avoir reçu encore une fois l’assurance qu’elle pouvait y compter en toute sécurité, elle commença à décrire en détail le cabaret d’où on l’avait suivie ce soir-là même ; mais elle parlait si bas, qu’il était souvent difficile à l’espion de saisir, même en gros, le fil de son récit ; elle s’arrêtait de temps en temps, comme si le monsieur prenait à la hâte quelques notes sur les renseignements qu’elle lui fournissait. Après qu’elle eut décrit minutieusement la localité, indiqué l’endroit d’où l’on pouvait le mieux voir sans être vu, et dit quel jour et à quelle heure Monks avait l’habitude de s’y rendre, elle parut réfléchir quelques instants comme pour mieux se rappeler les traits et l’extérieur de l’homme dont elle donnait le signalement.

« Il est grand, dit-elle, assez fort, mais pas très gros ; quand il marche, il a toujours l’air d’être aux aguets, et il regarde sans cesse par-dessus son épaule, d’abord d’un côté, puis de l’autre. N’oubliez pas cela, car personne n’a les yeux aussi enfoncés que lui, et vous pourriez presque le reconnaître à ce seul signe ; il a le teint brun, les cheveux et les yeux noirs, mais, bien qu’il n’ait pas plus de vingt-six ou vingt-huit ans, il a l’air vieux et cassé : ses lèvres portent souvent l’empreinte de ses dents, car il a des accès furieux, et il lui arrive même de se mordre les mains jusqu’au sang…

— Pourquoi tressaillez-vous ? dit la jeune fille, en s’arrêtant tout court.

Le monsieur se hâta de répondre que c’était un mouvement involontaire et la pria de continuer.

« Presque tous ces détails, dit la jeune fille, je les ai appris au cabaret dont je vous ai parlé ; car je ne l’ai vu que deux fois, et chaque fois il était enveloppé dans un grand manteau. Voilà, je crois, tous les détails que je puis vous donner pour vous aider à le reconnaître. Attendez, ajouta-t-elle, sur le cou, et assez haut pour qu’on puisse la voir sous sa cravate, quand il tourne la tête, il a…

— Une large marque rouge, comme une brûlure, s’écria le monsieur.

— Quoi ! dit Nancy, vous le connaissez ? »

La jeune demoiselle poussa un cri de surprise, et pendant quelques instants ils gardèrent un tel silence que l’espion pouvait les entendre respirer.

« Je crois que oui, dit le monsieur, d’après le signalement que vous me donnez ; nous verrons… il y a parfois de singulières ressemblances ; mais ce n’est peut-être pas lui. »

Il dit ces mots d’un air d’indifférence, fit un pas du côté de l’espion caché, et celui-ci put l’entendre distinctement murmurer ces mots : « Ce doit être lui. »

« Maintenant, jeune fille, dit-il en se rapprochant de Nancy, vous nous avez rendu un service signalé, et je voudrais qu’il en résultât quelque bien pour vous. En quoi puis-je vous être utile ?

— En rien, répondit Nancy.

— Ne parlez pas ainsi, dit le monsieur d’un ton de bonté qui aurait touché un cœur plus endurci. Réfléchissez ; dites-moi ce que je puis faire pour vous ?

— Rien, monsieur, répéta la jeune fille en pleurant ; vous ne pouvez rien pour moi ; il n’y a plus pour moi d’espérance.

— Vous allez trop loin, dit le monsieur ; votre passé a été coupable ; vous avez mal employé cette énergie de la jeunesse, ces trésors inestimables que le Créateur ne nous prodigue qu’une fois ; mais vous pouvez espérer dans l’avenir. Je ne veux pas dire qu’il soit en notre pouvoir de vous donner la paix du cœur et de l’âme : vous ne l’aurez que par vos propres efforts ; mais nous pouvons vous offrir un asile paisible en Angleterre, ou, si vous craignez d’y rester, dans quelque pays étranger ; cela, nous pouvons le faire, et nous avons le plus vif désir de vous mettre à l’abri de tout danger. Avant la fin de la nuit, avant que cette rivière s’éclaire des premières lueurs du jour, vous pouvez vous trouver bien loin de vos anciens compagnons, sans qu’il reste de vous plus de traces que si vous n’étiez plus au monde. Voyons, n’échangez plus un mot avec aucun de vos anciens associés, ne rentrez pas dans votre taudis, ne respirez plus cet air qui vous corrompt et qui vous tue, quittez-les tous quand il en est temps encore et que l’occasion vous est favorable.

— Elle se laissera convaincre, dit la jeune demoiselle ; elle hésite, j’en suis sûre.

— Je crains que non, ma chère, dit le monsieur.

— Non, monsieur, je n’hésite pas, répondit Nancy après un instant de lutte intérieure ; je suis enchaînée à mon ancienne vie ; je la maudis, je la hais maintenant, mais je ne puis la quitter. J’ai été trop loin pour revenir en arrière ; et pourtant je n’en sais rien, car si vous m’aviez tenu ce langage il n’y a pas longtemps, je vous aurais ri au nez. Mais, ajouta-t-elle en regardant avec inquiétude autour d’elle, voici mes terreurs qui me reprennent. Il faut que je retourne chez moi.

— Chez vous ! s’écria la jeune demoiselle avec tristesse.

— Chez moi, mademoiselle, répéta Nancy. Il faut que je continue à mener l’existence que je me suis faite. Quittons-nous. Peut-être ai-je été espionnée et vue. Laissez-moi : partez. Si je vous ai rendu service, tout ce que je vous demande, c’est de me quitter et de me laisser m’en aller seule.

— Je vois bien que tout est inutile, dit le monsieur avec un soupir. Peut-être compromettons-nous sa sûreté en restant ici ; nous l’avons retenue plus longtemps qu’elle ne s’y attendait.

— Oui, oui, dit vivement Nancy, je devrais être bien loin.

— Comment cette pauvre fille finira-t-elle ? s’écria Rose.

— Comment ? répéta Nancy ; regardez devant vous, mademoiselle ; regardez ces flots sombres : n’avez-vous pas souvent entendu dire que des malheureuses comme nous se jettent à l’eau sans que âme qui vive s’en inquiète ou les regrette ? Ce sera peut-être dans des années, peut-être dans quelques mois, mais c’est comme cela que je finirai.

— Ne parlez pas ainsi, je vous en prie, dit la jeune demoiselle en sanglotant.

— Vous n’en saurez rien, chère demoiselle, répondit Nancy, et Dieu veuille que de telles horreurs n’arrivent jamais à vos oreilles ! Adieu ! adieu !… »

Le monsieur fit un pas pour s’éloigner.

« Prenez cette bourse, dit Rose ; prenez-la pour l’amour de moi, afin d’avoir quelques ressources dans un moment de besoin ou d’inquiétude ?

— Non, non, répondit Nancy ; je n’ai pas fait cela pour de l’argent ; laissez-moi la satisfaction de penser que je n’ai pas agi par intérêt, et pourtant donnez-moi quelque objet que vous ayez porté : je voudrais avoir quelque chose… Non, non, pas une bague… Vos gants ou votre mouchoir, quelque chose que je puisse garder comme vous ayant appartenu, ma bonne demoiselle… C’est cela ; merci ! Que Dieu vous bénisse ! Bonsoir ! »

Nancy était en proie à une si violente agitation et semblait tellement craindre d’être découverte que le monsieur se décida à la quitter comme elle le demandait ; on entendit le bruit des pas qui s’éloignaient, et tout redevint silencieux.

La jeune demoiselle et son compagnon arrivèrent bientôt sur le pont ; ils s’arrêtèrent au haut de l’escalier.

« Écoutez, dit Rose en prêtant l’oreille, n’a-t-elle pas appelé ? J’ai cru entendre sa voix.

— Non, ma chère, répondit M. Brownlow en regardant tristement en arrière ; elle n’a pas bougé ; elle attend que nous soyons éloignés. »

Rose Maylie était navrée ; mais le vieux monsieur lui prit le bras, le mit sous le sien et l’entraîna doucement.

Dès qu’ils eurent disparu, Nancy se laissa tomber tout de son long sur l’une des marches de pierre, et dans son angoisse versa des larmes amères.

Bientôt elle se releva, et d’un pas faible et chancelant gravit les degrés pour regagner la rue. L’espion étonné resta immobile à son poste pendant quelques minutes, et, quand il eut acquis la certitude qu’il était tout à fait seul, il sortit de sa cachette et remonta sur le pont en rasant la muraille comme il l’avait fait en descendant.

Arrivé auprès de l’escalier, Noé Claypole regarda autour de lui à plusieurs reprises pour être bien sûr qu’il n’était pas observé, puis il partit à toutes jambes pour regagner la maison du juif.