Oliver Twist/Chapitre 47

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Traduction par Alfred Gérardin sous la direction de P. Lorain.
Librairie Hachette et Cie (p. 353-360).
CHAPITRE XLVII.
Conséquences fatales.

C’était environ deux heures avant l’aube du jour, à cette heure qu’en automne on peut bien appeler le fort de la nuit, quand les rues sont désertes et silencieuses, que le bruit même paraît sommeiller et que l’ivrogne et le débauché ont regagné leur maison d’un pas chancelant. À cette heure de calme et de silence, le juif veillait dans son repaire, le visage si pâle et si contracté, les yeux si rouges et si injectés de sang qu’il ressemblait moins à un homme qu’à un hideux fantôme échappé du tombeau et poursuivi par un esprit malfaisant.

Il était accroupi devant son feu éteint, enveloppé dans une vieille couverture déchirée et le visage tourné vers la chandelle qui était posée sur la table, à côté de lui. Il portait sa main droite à ses lèvres et, absorbé dans ses réflexions, il se mordait les ongles et laissait voir ses gencives dégarnies de dents et armées seulement de quelques crocs comme en aurait un chien ou un rat.

Noé Claypole dormait profondément sur un matelas étendu sur le plancher. Parfois le vieillard tournait un instant ses regards vers lui, puis les ramenait vers la chandelle dont la longue mèche brûlée attestait, ainsi que les gouttes de suif qui tombaient sur la table, que les pensées du juif étaient occupées ailleurs.

Elles l’étaient en effet.

Mortification de voir ses plans renversés, haine contre la jeune fille qui avait osé entrer en relation avec des étrangers, défiance profonde de sa sincérité quand elle avait refusé de le trahir, amer désappointement de perdre l’occasion de se venger de Sikes, crainte d’être découvert, ruiné, peut-être pendu ; tout cela lui donnait un accès terrible de rage furieuse ; toutes ces réflexions se croisaient rapidement et se heurtaient dans l’esprit de Fagin, et mille projets criminels plus noirs les uns que les autres s’agitaient dans son cœur.

Il resta ainsi complètement immobile et sans avoir l’air de faire la moindre attention au temps qui s’écoulait, jusqu’à ce qu’un bruit de pas dans la rue vint frapper son oreille exercée et attirer son attention.

« Enfin ! murmura-t-il en essuyant ses lèvres sèches et agitées par la fièvre ; enfin ! »

Au même instant un léger coup de sonnette se fit entendre. Il grimpa l’escalier pour aller ouvrir et revint presque aussitôt accompagné d’un individu enveloppé jusqu’au menton et qui portait un papier sous le bras. Celui-ci s’assit, se dépouilla de son manteau et laissa voir les formes athlétiques du brigand Sikes.

« Tenez, dit-il en posant le paquet sur la table ; serrez cela et tâchez d’en tirer le meilleur parti possible. J’ai eu assez de mal à me le procurer. Il y a trois heures que je devrais être ici. »

Fagin mit la main sur le paquet, l’enferma dans l’armoire et se rassit sans dire un mot. Mais il ne perdit pas de vue le brigand un seul instant, et, quand ils furent assis de nouveau face à face et tout près l’un de l’autre, il le regarda fixement. Ses lèvres tremblaient si fort et ses traits étaient si altérés par l’émotion à laquelle il était en proie, que le brigand recula involontairement sa chaise et examina Fagin d’un air effrayé.

« Eh bien ! quoi ? dit Sikes ; qu’avez-vous à me regarder ainsi ? Allons, parlez ! »

Le juif leva la main droite et agita un doigt tremblant, mais sa fureur était telle qu’il fut hors d’état d’articuler un seul mot.

« Morbleu ! dit Sikes qui n’avait pas l’air trop rassuré, il est devenu fou ; il faut que je prenne garde à moi.

— Non, non, dit Fagin en retrouvant la voix, ce n’est pas… ce n’est pas vous, Guillaume ; je n’ai rien… rien du tout à vous reprocher.

— Oh ! vraiment ! dit Sikes en le regardant d’un air sombre et en mettant ostensiblement un pistolet dans une poche plus à sa portée. C’est heureux, pour l’un de nous du moins. Lequel est-ce, peu importe.

— Ce que j’ai à vous dire, Guillaume, dit le juif en rapprochant sa chaise de celle du brigand, vous rendra encore plus furieux que moi.

— En vérité ? répondit Sikes d’un air d’incrédulité ; parlez et dépêchez-vous, ou Nancy me croira perdu.

— Perdu ! dit Fagin, elle s’est arrangée pour ça, n’ayez pas peur. »

Sikes regarda le juif d’un air très inquiet, et ne lisant sur ses traits aucune explication satisfaisante, il lui mit sa grosse main sur le collet et le secoua rudement.

« Voulez-vous parler, dit-il, ou je vous étrangle. Desserrez les dents et dites clairement ce que vous avez à dire. Assez de grimaces, vieux mâtin que vous êtes, finissons-en.

— Supposons, commença Fagin, que ce garçon qui est là couché… »

Sikes se tourna vers l’endroit où Noé était endormi, comme s’il ne l’avait pas remarqué tout à l’heure. « Après ? dit-il en reprenant sa première position.

— Supposons, continua Fagin, que ce garçon ait jasé pour nous perdre tous ; qu’il ait cherché d’abord les gens propres à réaliser ses vues, et qu’il ait eu avec eux un rendez-vous dans la rue pour donner notre signalement, pour indiquer tous les signes auxquels on pourrait nous reconnaître et les souricières où l’on pourrait le mieux nous prendre. Supposons qu’il ait voulu faire tout cela de son plein gré sans être arrêté, interrogé, espionné ou mis au pain et à l’eau pour faire des aveux : mais, de son plein gré ! pour sa propre satisfaction ! allant rôder la nuit pour rencontrer nos ennemis déclarés et jasant avec eux ! m’entendez-vous, s’écria le juif, dont les yeux lançaient des flammes. Supposons qu’il ait fait tout cela, qu’arriverait-il ?

— Ce qui arriverait ! répondit Sikes avec un affreux jurement. S’il avait vécu jusqu’à mon arrivée, je lui broierais le crâne sous les talons ferrés de mes bottes en autant de morceaux qu’il a de cheveux sur la tête.

— Et si moi j’avais fait cela, hurla le juif, moi qui en sais si long et qui pourrais faire pendre tant de gens, sans me compter ?

— Je ne sais, dit Sikes en grinçant des dents et en pâlissant rien qu’à l’idée d’une telle trahison : je ferais dans la prison quelque chose qui me ferait mettre aux fers ; et si on me mettait en jugement en même temps que vous, je tomberais sur vous en plein tribunal et je vous briserais le crâne devant tout le monde. J’aurais assez de force, murmura le brigand en brandissant son bras nerveux, j’aurais assez de force pour vous écraser la tête comme si une lourde charrette eût passé dessus.

— Vous !

— Moi ! dit le brigand. Essayez.

— Et si c’était Charlot, ou le Matois, ou Betsy, ou…

— Peu importe qui, interrompit Sikes avec colère. Celui-là, quel qu’il soit, peut être sûr de son affaire. »

Fagin se remit à considérer fixement le brigand ; puis, lui faisant signe de garder le silence, il se pencha vers le matelas où dormait Noé et secoua le dormeur pour l’éveiller : Sikes, penché aussi sur sa chaise et les mains appuyées sur les genoux, regardait de tous ses yeux, comme s’il se demandait avec surprise à quoi allaient aboutir ce manège et toutes ces questions.

« Bolter ! Bolter ! dit Fagin en levant la tête avec une expression diabolique et en appuyant sur chaque parole. Le pauvre garçon ! il est fatigué… fatigué d’avoir épié si longtemps les démarches de cette fille… les démarches de cette fille, entendez-vous, Guillaume ?

— Que voulez-vous dire ? » demanda Sikes en se redressant de toute sa hauteur.

Le juif ne répondit rien, mais se pencha de nouveau vers le dormeur et le fit asseoir sur le matelas. Après s’être fait répéter plusieurs fois son nom d’emprunt, Noé se frotta les yeux et regarda autour de lui en bâillant.

« Redites-moi encore tout cela, encore une fois, pour qu’il l’entende, dit le juif en montrant du doigt le brigand.

— Redire quoi ? demanda Noé à demi endormi.

— Ce qui concerne… Nancy, dit le juif en saisissant le poignet de Sikes, comme pour l’empêcher de s’en aller avant d’avoir tout entendu. Vous l’avez suivie ?

— Oui.

— Jusqu’au pont de Londres ?

— Oui.

— Où elle a rencontré deux personnes ?

— En effet.

— Un monsieur et une demoiselle qu’elle avait été trouver précédemment, de son propre mouvement : ils lui ont demandé de livrer tous ses complices, à commencer par Monks… ce qu’elle a fait… de donner leur signalement… elle l’a donné… de dire où nous nous réunissions… elle l’a dit… et d’où l’on pouvait le mieux nous guetter… elle l’a dit encore… et à quel moment nous avions l’habitude de nous y rendre… elle l’a indiqué. Voilà ce qu’elle a fait ; elle a conté tout cela d’un bout à l’autre, sans qu’on lui fît une menace, sans la moindre hésitation. Est-ce vrai ? s’écria le juif presque fou de colère.

— Parfaitement vrai, répondit Noé en se grattant la tête ; c’est exactement comme cela que tout s’est passé.

— Et qu’ont-ils dit relativement à dimanche dernier ? demanda le juif.

— Relativement à dimanche dernier ! répondit Noé en réfléchissant ; je vous l’ai déjà dit.

— Redites-le ! redites-le ! s’écria Fagin écumant de rage en étreignant d’une main le bras de Sikes, et en brandissant l’autre en l’air comme un furieux.

— Ils lui ont demandé, dit Noé qui, mieux éveillé, semblait commencer à comprendre qui était Sikes, ils lui ont demandé pourquoi elle n’était pas venue le dimanche précédent comme elle l’avait promis ; elle a répondu qu’elle n’avait pas pu…

— Et la cause, la cause ? interrompit le juif d’un air triomphant ; contez-lui cela.

— Parce qu’elle avait été retenue de force chez elle par Guillaume, cet homme dont elle leur avait déjà parlé précédemment, répondit Noé.

— Et puis encore ? s’écria le juif ; qu’a-t-elle dit encore de cet homme dont elle leur avait déjà parlé précédemment ? Contez-lui cela ! contez-lui cela !

— Eh bien, reprit Noé, elle a dit qu’il ne lui était pas facile de sortir à moins que cet homme ne sût où elle allait ; et que la première fois qu’elle était sortie pour aller trouver la demoiselle, elle… ha ! ha ! ha ! j’ai bien ri en entendant cela… elle avait donné à cet homme une dose de laudanum.

— Mort et damnation ! s’écria Sikes en se dégageant brusquement de l’étreinte du juif. Laissez-moi m’en aller ! »

Il repoussa loin de lui le vieillard, s’élança hors de la chambre et escalada les degrés comme un furieux.

« Guillaume ! Guillaume ! cria le juif en courant après lui. Un mot, un mot seulement ! »

Il n’aurait pas eu le temps d’échanger un seul mot avec le brigand, si celui-ci ne s’était trouvé dans l’impossibilité d’ouvrir la porte ; il était là, jurant et blasphémant quand le juif le rejoignit tout essoufflé.

« Laissez-moi sortir, dit Sikes. Ne me parlez pas, si vous tenez à la vie. Laissez-moi sortir, vous dis-je.

— Un mot seulement, reprit Fagin en posant sa main sur la serrure… Ne soyez pas…

— Quoi ? dit l’autre.

— Ne soyez pas… trop violent, Guillaume, dit le juif avec des larmes dans la voix. »

Le jour commençait à poindre, et il faisait assez clair pour que les deux hommes pussent se voir ; ils échangèrent un rapide coup d’œil ; leurs yeux brillaient d’un éclat sinistre ; il n’y avait pas à se méprendre sur leur pensée.

« J’entends par là, dit Fagin, jugeant inutile de déguiser plus longtemps sa pensée, que vous ne devez pas être trop violent… par prudence : de la ruse, Guillaume, et pas d’esclandre. »

Sikes ne répondit rien, mais poussant vivement la porte dès que le juif eut tourné la clef dans la serrure, il s’élança dans la rue déserte.

Sans s’arrêter, sans réfléchir un instant, sans tourner une seule fois la tête à droite ou à gauche, sans lever les yeux vers le ciel ni les baisser vers la terre, le brigand prit sa course, l’œil hagard et les dents si serrées qu’il en avait la mâchoire saillante ; il ne murmura pas une parole, pas un de ses muscles ne se détendit, jusqu’à ce qu’il eut gagné la porte de sa demeure. Il fit tourner doucement la clef dans la serrure, monta rapidement l’escalier, entra dans sa chambre, ferma la porte à double tour, appuya une lourde table contre la porte et tira le rideau du lit.

La jeune fille était couchée, à demi vêtue. L’entrée de Sikes l’avait réveillée en sursaut.

« Debout, dit l’homme.

— Est-ce toi, Guillaume ? dit-elle avec une expression de plaisir en le voyant de retour.

— Oui, répondit-il. Debout. »

Une chandelle brûlait près du lit ; l’homme l’ôta vivement du chandelier et la jeta dans la cheminée ; la jeune fille voyant que le jour commençait à poindre, se leva pour tirer le rideau de la fenêtre.

« Laisse-le, dit Sikes, en lui barrant le passage. Il fait assez clair pour ce que j’ai à faire.

— Guillaume, dit Nancy d’une voix étouffée par la terreur, pourquoi me regardes-tu ainsi ? »

Les narines gonflées, la poitrine haletante, le brigand la considéra quelques instants ; puis, la saisissant par la tête et par le cou, il la traîna jusqu’au milieu de la chambre, et, jetant un coup d’œil vers la porte, il lui mit sa grosse main sur la bouche.

« Guillaume, Guillaume !… dit la jeune fille d’une voix étouffée, en se débattant avec l’énergie que donne la crainte de la mort, je ne crierai pas…, écoute-moi…, parle-moi…, dis-moi ce que j’ai fait ?

— Tu le sais bien misérable ! répliqua le brigand. Tu as été guettée cette nuit… Tout ce que tu as dit a été entendu.

— Alors épargne ma vie comme j’ai épargné la tienne, dit Nancy en se cramponnant après lui. Guillaume, cher Guillaume, tu n’auras pas le cœur de me tuer. Oh ! songe à tout ce que j’ai refusé cette nuit à cause de toi ! Épargne-toi ce crime ; je ne te lâcherai pas ; tu ne pourras pas me faire lâcher prise. Guillaume, pour l’amour de Dieu, pour toi, pour moi, arrête, avant de verser mon sang. Sur mon âme, je ne t’ai pas trahi. »

L’homme fit un violent effort pour dégager son bras ; mais la jeune fille l’étreignait convulsivement, et il eut beau faire, il ne put lui faire lâcher prise.

« Guillaume, criait-elle en s’efforçant d’appuyer sa tête sur la poitrine du brigand, ce monsieur et cette bonne demoiselle m’ont proposé cette nuit d’aller vivre à l’étranger et d’y finir mes jours dans la solitude et la tranquillité. Laisse-moi les revoir et les supplier à genoux d’avoir pour toi la même bonté ; nous quitterons cet affreux séjour ; nous irons bien loin, chacun de notre côté, mener une vie meilleure, et oublier, sauf dans nos prières, la vie que nous avons menée jusqu’ici : après cela, nous ne nous reverrons jamais. Il n’est jamais trop tard pour se repentir ; ils me l’ont dit… Je sais bien maintenant qu’ils disaient vrai ; mais il nous faut du temps, un peu de temps ! »

Le brigand dégagea un de ses bras et saisit son pistolet. La pensée qu’il serait immédiatement découvert s’il faisait feu, lui traversa l’esprit malgré l’accès de rage auquel il était en proie. Il frappa deux fois de toute sa force, avec la crosse du pistolet, la tête de la jeune fille qui touchait presque la sienne.

Elle chancela et tomba, aveuglée par les flots de sang qui jaillissaient de son front ; puis, parvenant avec peine à se soulever sur les genoux, elle tira de son sein un mouchoir blanc, — celui que lui avait donné Rose Maylie, — et l’élevant à mains jointes vers le ciel, aussi haut que ses forces défaillantes le lui permettaient, elle murmura une prière pour implorer la pitié du Créateur.

C’était un affreux spectacle. L’assassin gagna la muraille d’un pas chancelant ; puis, mettant sa main sur ses yeux, il se saisit d’un lourd gourdin et acheva sa victime.