Oliver Twist/Chapitre 18
Librairie Hachette et Cie, (p. 125-133).
Le lendemain vers midi, après que le Matois et maître Bates furent sortis pour vaquer à leurs occupations ordinaires, M. Fagin saisit l’occasion de faire à Olivier un long sermon sur l’affreux péché d’ingratitude, et lui montra clairement qu’il s’en était rendu coupable au premier chef, d’abord en s’éloignant volontairement de la société de ses amis, qu’il avait plongés dans l’inquiétude, et ensuite en essayant de leur échapper de nouveau, après qu’ils avaient pris tant de peine et dépensé tant d’argent pour le retrouver. M. Fagin insista surtout sur l’hospitalité qu’il avait donnée à Olivier, et sur l’amitié qu’il lui avait témoignée ; il lui fit sentir que, sans cette assistance, il serait probablement mort de faim ; puis il lui raconta l’effrayante histoire d’un jeune garçon qu’il avait secouru par charité, dans des circonstances semblables, mais qui s’était montré indigne de sa confiance, avait manifesté le désir d’entrer en relations avec la police, et avait malheureusement fini par se faire pendre un beau matin à Old-Bailey. Le juif ne chercha pas à dissimuler la part qu’il avait prise à cette catastrophe ; mais il déplora, les larmes aux yeux, la cruelle nécessité à laquelle l’avait réduit le jeune homme en question, lequel, par sa mauvaise tête et sa conduite perfide, avait rendu ce fâcheux dénoûment indispensable à la sécurité de lui Fagin et de ses intimes amis.
Le juif finit sa harangue par la description peu flatteuse des désagréments de la potence, et, d’un ton affable et poli, déclara qu’il avait l’espoir de n’être jamais forcé de soumettre Olivier Twist à cette fâcheuse opération.
En écoutant M. Fagin, le petit Olivier tremblait de tous ses membres, bien qu’il ne comprît qu’imparfaitement les sinistres menaces contenues dans ces paroles. Il savait par expérience que la justice pouvait confondre l’innocent avec le coupable, quand par hasard elle les trouvait de compagnie ; en se rappelant la nature ordinaire des altercations de Fagin avec M. Sikes, il fut porté à croire que déjà le juif avait plus d’une fois mis à exécution son plan pour réprimer les indiscrétions et faire disparaître les personnes trop communicatives. Il avait déjà saisi certaines allusions à quelque ancienne machination de ce genre. Il leva timidement les yeux, et rencontra le regard scrutateur du juif ; il comprit que sa pâleur et son effroi n’avaient pas échappé au vieux scélérat, qui semblait même y prendre plaisir.
Un affreux sourire passa sur le visage de Fagin ; il donna à Olivier une petite tape sur la tête, et lui dit que, s’il était bien tranquille et se mettait à la besogne, ils deviendraient une paire d’amis ; puis il prit son chapeau, endossa une vieille redingote rapiécée, et sortit en fermant derrière lui la porte à double tour.
Pendant toute cette journée et pendant les jours suivants, Olivier resta seul, depuis le matin de bonne heure jusqu’à minuit.
Abandonné pendant de longues heures à ses pensées, il se reportait sans cesse vers ses bons amis de Pentonville, et songeait avec amertume à la fâcheuse opinion qu’ils devaient avoir de lui. Au bout d’une semaine, le juif ne ferma plus à clef la porte de la chambre, et Olivier eut la liberté de rôder dans la maison.
C’était un triste séjour. Les pièces du haut étaient garnies de grands panneaux de boiserie, avec de larges portes, et des corniches qui, bien que noircies par le temps et couvertes de poussière, laissaient apercevoir des sculptures variées. Olivier en conclut que jadis, longtemps avant la naissance du juif, cette maison avait appartenu à des gens d’une classe plus élevée, et que peut-être, tout affreuse et délabrée qu’elle était maintenant, elle avait été alors une demeure joyeuse et élégante.
Des araignées avaient tendu leurs toiles à tous les angles des murs et le long des plafonds ; quelquefois, tandis qu’Olivier arpentait doucement la chambre, une souris se mettait à trotter sur le plancher, et se sauvait épouvantée dans son trou : c’étaient là les seuls êtres vivants qu’il pût voir ou entendre ; souvent, quand la nuit tombait, et qu’il était fatigué d’errer de chambre en chambre, il allait se blottir dans un coin de l’allée qui donnait sur la rue, pour être aussi près que possible de la société des vivants, et il restait là, l’oreille tendue, à compter les heures jusqu’au retour du juif et de ses élèves.
Dans toutes les chambres, les volets vermoulus des fenêtres étaient soigneusement fermés, et les barreaux qui les retenaient étaient fortement vissés dans le bois ; le jour ne pénétrait que par quelques trous ronds : ce qui donnait aux appartements un aspect encore plus sinistre, et les peuplait d’ombres bizarres. Il y avait, il est vrai, dans un grenier du fond, une fenêtre sans volets, et garnie de barreaux rouillés ; souvent Olivier venait s’y installer pendant des heures entières, et regardait au loin d’un air pensif ; mais il ne pouvait voir qu’une masse confuse de toits et de cheminées noires ; quelquefois, pourtant, une vieille tête grise se montrait aux combles d’une maison éloignée ; mais elle disparaissait aussitôt. D’ailleurs, comme la fenêtre de l’observatoire d’Olivier était condamnée, et que les carreaux étaient obscurcis par une épaisse couche de poussière et de suie, il pouvait à peine distinguer au travers les objets extérieurs ; mais, quant à essayer de se faire voir ou entendre, autant eût valu pour lui être niché dans la boule qui surmonte la cathédrale de Saint-Paul.
Un jour que le Matois et maître Bates devaient passer la soirée dehors, le premier de ces jeunes filous se mit en tête d’apporter à sa toilette plus de soin que de coutume ; il n’avait pas souvent, il faut le dire, de faiblesse de ce genre ; en conséquence, il daigna ordonner à Olivier de lui venir en aide.
Celui-ci était trop enchanté de se rendre utile, trop heureux aussi de voir des visages humains quelque désagréables qu’ils fussent, et trop désireux de se concilier l’affection de ceux qui l’entouraient, quand il pouvait le faire honnêtement, pour hésiter un instant à se plier à la volonté du Matois ; celui-ci s’assit sur la table, et Olivier, mettant un genou en terre, se mit à cirer les bottes de M. Dawkins, ce que ce dernier appelait se faire vernir les trotteuses.
Soit que le Matois éprouvât ce sentiment de liberté et d’indépendance que ressent tout animal raisonnable, quand il est assis nonchalamment sur une table, fumant sa pipe, balançant mollement une jambe, tout en faisant cirer ses bottes qu’il n’a pas eu la peine d’ôter et qu’il n’aura pas l’ennui de remettre ; soit que la bonté du tabac éveillât sa sensibilité, ou, que la bonne qualité de la bière influât sur son humeur, il s’abandonna à un élan d’enthousiasme qui contrastait singulièrement avec son caractère habituel ; d’un air pensif il abaissa ses regards sur Olivier, puis, levant la tête, il dit avec un soupir, moitié à part et moitié à maître Bates :
« Quel dommage qu’il ne soit pas du métier !
— Ah ! oui, dit Charlot Bates ; il refuse son bonheur. »
Le Matois poussa encore un soupir et reprit sa pipe. Charlot en fit autant, et tous deux fumèrent en silence pendant quelques instants.
« Je parie que tu ne sais seulement pas ce que c’est que le métier ? dit le Matois d’un air de pitié.
— Je crois que si, répondit Olivier en levant vivement la tête : cela veut dire vol… C’est ce que vous faites, n’est-ce pas ? demanda-t-il en se reprenant.
— Oui, répondit le Matois, et j’aurais honte de faire autre chose. » En même temps il mit son chapeau sur l’oreille d’un air tapageur, et regarda maître Bates comme pour l’inviter à dire le contraire, s’il l’osait. « Oui, c’est mon métier ; et c’est celui de Charlot, et de Fagin, et de Sikes, et de Nancy, et de Betty, de nous tous tant que nous sommes, à commencer par Fagin et à finir par le chien, qui ferme la marche.
— Et qui est le moins disposé à trahir, ajouta Charlot Bates.
— Ce n’est pas lui, dit le Matois, qui s’aviserait d’aboyer au banc des témoins et d’aller se compromettre ; on pourrait bien l’y attacher et le laisser quinze jours sans manger, qu’il ne bougerait pas.
— Il s’en garderait bien ; il n’y a pas de danger, observa Charlot.
— C’est un drôle de chien, poursuivit le Matois ; quand il est en société, comme il regarde d’un air menaçant quiconque se met à rire ou à chanter ! Avec ça qu’il ne grogne pas quand il entend jouer du violon, et qu’il ne déteste pas les chiens de toute autre espèce ! Non, il se gêne !
— C’est, ma foi, un parfait chrétien, » dit Charlot.
Maître Bates voulait seulement dire par là que c’était un chien doué de toutes les qualités, et ne songeait pas que cette remarque offrait un autre sens également juste : car il y a bien des hommes et des femmes qui se donnent pour de parfaits chrétiens, et qui ne ressemblent pas mal au chien de M. Sikes.
« C’est bon, c’est bon, dit le Matois en revenant au sujet de la conversation ; ceci n’a rien à faire avec le jeune nigaud ici présent.
— C’est vrai, dit Charlot. Olivier, pourquoi ne te mets-tu pas au service de Fagin ?
— Ta fortune serait faite, ajouta le Matois en riant.
— Tu vivrais de tes rentes, et tu ferais le monsieur, comme c’est mon intention, à Pâques ou à la Trinité.
— Cela ne me plaît pas, répondit timidement Olivier ; je voudrais bien qu’on me permît de m’en aller. J’aimerais mieux m’en aller.
— Et Fagin aime mieux que tu restes, » répliqua Charlot.
Olivier ne le savait que trop ; mais, jugeant dangereux de s’expliquer plus clairement, il soupira et se remit à cirer les bottes du Matois.
« Allons donc ! s’écria celui-ci ; tu n’as donc pas de cœur, pas d’amour-propre ? Est-ce que tu voudrais vivre aux dépens de tes amis ?
— Oh ! fi donc ! dit maître Bates en tirant deux ou trois foulards de sa poche et en les jetant dans une armoire ; ce serait ignoble.
— Quant à moi, je ne pourrais pas vivre comme ça, dit le Matois de l’air du plus profond dédain.
— Ça n’empêche pas que vous abandonnez vos amis, dit Olivier avec un léger sourire, et que vous les laissez punir à votre place.
— Quant à cela, répondit le Matois, c’était par pure considération pour Fagin, parce que les mouchards savent que nous travaillons avec lui ; et, si nous n’avions pas déguerpi, il aurait pu lui en cuire. C’était là le seul motif, n’est-ce pas Charlot ? »
Maître Bates fit un signe d’assentiment, et allait répondre, quand tout à coup le souvenir de la fuite d’Olivier lui revint à l’esprit et le fit pouffer de rire ; il avala la fumée de sa pipe, et resta cinq minutes au moins à tousser et à frapper du pied.
« Tiens, regarde-moi ça, dit le Matois en tirant de sa poche une poignée de schillings et de pence, voilà ce qui s’appelle mener une jolie existence ! Et à quel jeu gagne-t-on tout cela ? Il ne tient qu’à toi de l’apprendre. Le trésor où j’ai pris cet argent n’est pas encore à sec, va. Et tu ne veux pas en avoir autant, idiot que tu es !
— C’est bien laid, n’est-ce pas, Olivier ? demanda Charlot. Il finira par se faire accrocher, n’est-ce pas ?
— Je ne comprends pas, répondit Olivier.
— Voici à peu près ce que c’est, » dit Charlot. En même temps il saisit un bout de sa cravate, et, le tenant en l’air, il pencha sa tête sur son épaule, et fit craquer ses dents d’une manière singulière, montrant, par cette pantomime expressive, que se faire accrocher ou se faire pendre était une seule et même chose. « Tu comprends maintenant, dit Charlot ; mais vois donc, Jack, comme il me regarde d’un air ébahi… Je n’ai jamais vu pareille innocence ! Il me fera mourir à force de rire, c’est sûr. »
Et maître Bates, après avoir ri aux larmes, reprit sa pipe et se remit à fumer.
« Tu n’as pas été bien éduqué, Olivier, dit le Matois en regardant ses bottes avec satisfaction, quand Olivier les eut rendues bien luisantes ; Fagin fera quelque chose de toi pourtant, ou tu serais le premier qui ne répondrait pas par ses progrès à l’habileté de sa direction ; tu ferais mieux de te mettre tout de suite à la besogne, car tu en viendras toujours là un jour ou l’autre, sans même t’en douter, et en attendant tu perds ton temps. »
Maître Bates appuya cet avis de force réflexions morales de son cru ; ensuite son ami M. Dawkins et lui entamèrent un long dialogue sur les mille agréments de la vie qu’ils menaient ; ils insinuèrent, à plusieurs reprises, à Olivier, que le meilleur parti qu’il eût à prendre était de mériter au plus vite la bienveillance de Fagin, en s’y prenant comme eux-mêmes l’avaient fait.
« Et mets-toi bien dans la cervelle, dit le Matois en entendant le juif ouvrir la porte, que si tu n’escamotes pas des toquantes…
— À quoi bon lui parler ainsi ? remarqua maître Bates ; il ne comprend seulement pas ce que cela veut dire.
— Si tu n’escamotes pas des montres et des foulards, reprit le Matois en se servant d’expressions à la portée d’Olivier, d’autres le feront ; tant pis pour ceux qui se les laissent prendre, et tant pis pour toi aussi ; il n’en revient pas un sou de plus à personne, excepté à celui qui met la main dessus ; et tu as autant de droit que celui-là à t’en emparer.
— Sans doute, sans doute, dit le juif qui était entré sans qu’Olivier l’aperçût ; c’est tout simple, mon ami, tu peux en croire le Matois sur parole ; ah ! ah ! en voilà un qui entend à merveille le catéchisme de sa profession ! »
Tout en donnant ainsi son assentiment aux beaux raisonnements du Matois, le vieux juif se frottait les mains d’un air de satisfaction, et s’applaudissait des talents de son élève.
La conversation en resta là, car le Juif était rentré en compagnie de miss Betty et d’un monsieur qu’Olivier n’avait pas encore vu, mais que le Matois salua du nom de Tom Chitling.
M. Chitling était plus âgé que le Matois et comptait environ dix-huit printemps ; mais il avait, à l’égard de son jeune confrère, un ton de déférence qui semblait indiquer qu’il se reconnaissait un peu inférieur à lui en génie et en habileté dans l’exercice de sa profession. Il avait de petits yeux qu’il clignait sans cesse, et la figure gravée de petite vérole. Une casquette de loutre, une veste de gros drap brun, un méchant pantalon de futaine et un tablier, composaient tout son costume ; à dire vrai, sa garde-robe n’était plus présentable ; mais il s’excusa près de la compagnie en disant qu’il avait fini son temps depuis une heure à peine, et qu’ayant toujours porté le costume réglementaire, depuis six semaines, il n’avait pas eu le loisir de s’occuper de ses effets. M. Chitling ajouta, d’un ton très courroucé, qu’on avait adopté là-bas un nouveau système de fumigation pour les vêtements, système infernal et inconstitutionnel, qui les brûlait sans qu’on eût aucun recours contre une telle injustice ; il s’éleva aussi avec force contre l’usage adopté de couper les cheveux des gens, et déclara cette mesure absolument illégale ; enfin il termina ses observations en affirmant que, pendant quarante-deux mortelles journées de travail forcé, il n’avait pas avalé une goutte de n’importe quoi, et qu’il consentait à être empalé, s’il n’avait pas le gosier aussi sec qu’un four à chaux.
« Olivier, demanda le juif, tandis que les jeunes filous mettaient sur la table une bouteille d’eau-de-vie, d’où penses-tu qu’arrive monsieur ?
— Je… ne sais pas, monsieur, répondit l’enfant.
— Qu’est-ce que c’est que celui-là ? demanda Tom Chitling en jetant sur Olivier un regard de dédain.
— Un de mes jeunes amis, mon cher, répliqua le juif.
— Eh bien ! il a de la chance, dit le jeune homme en regardant Fagin d’un air d’intelligence ; ne t’inquiète pas de savoir d’où je viens, mon garçon. Tu prendras assez vite le même chemin, j’en gagerais bien un écu. »
Les jeunes voleurs rirent de cette saillie, et, après quelques plaisanteries sur le même sujet, ils échangèrent avec Fagin quelques mots à voix basse, et quittèrent la chambre.
Après avoir causé un instant tête à tête, le nouveau venu et Fagin allèrent s’asseoir auprès du feu. Le juif dit à Olivier de venir prendre place près de lui, et fit tomber la conversation sur les sujets les plus propres à intéresser ses auditeurs. Il s’étendit sur les grands avantages du métier, sur l’habileté du Matois, la bonne humeur de Charlot Bates et la libéralité de lui, Fagin. Quand il eut épuisé tous ces sujets, comme M. Chitling tombait de fatigue (effet ordinaire d’un séjour de quelques semaines à la maison de correction), miss Betty se retira, et la société se sépara pour aller dormir.
À partir de ce jour, Olivier ne resta presque jamais seul ; il fut continuellement en rapport avec les deux jeunes filous, qui jouaient chaque matin avec le juif à leur jeu favori ; était-ce pour les rendre plus adroits, ou pour former peu à peu Olivier ? à cela M. Fagin eût pu répondre mieux que personne. Parfois le vieux scélérat leur contait des histoires d’escroquerie de sa jeunesse, d’une manière si plaisante et si originale, qu’Olivier ne pouvait s’empêcher de rire de tout son cœur, et de montrer qu’en dépit de la délicatesse de ses sentiments, il prenait plaisir à ces récits.
En un mot, le vieux misérable tenait l’enfant dans ses filets ; après l’avoir amené, par la solitude et la tristesse, à préférer une société quelconque à l’isolement dans cet affreux séjour, sans autre passe-temps que ses tristes pensées, il versait peu à peu dans son cœur le poison sur lequel il comptait pour le corrompre et le souiller à tout jamais.