Aller au contenu

Oliver Twist/Chapitre 48

La bibliothèque libre.
Traduction par Alfred Gérardin sous la direction de P. Lorain.
Librairie Hachette et Cie (p. 360-369).
CHAPITRE XLVIII.
Fuite de Sikes.

De toutes les actions coupables qui, à la faveur des ténèbres, avaient été commises dans la vaste enceinte de Londres, depuis que la nuit l’avait jamais enveloppée, celle-ci était la plus criminelle. De toutes les horreurs qui allaient empester de leur odeur infecte l’air pur du matin, celle-ci était la plus lâche et la plus odieuse.

Le soleil brillant qui ne ramène pas seulement avec lui la lumière, mais qui rend l’homme à la vie et à l’espérance, le soleil se levait radieux sur la populeuse cité ; ses rayons tombaient également sur les vitraux richement colorés et sur les misérables vitres de la mansarde, sur le dôme des cathédrales et sur les masures en ruines. Il éclairait la chambre où gisait la femme assassinée ; il l’éclairait en dépit des efforts du brigand pour empêcher ses rayons d’y pénétrer : ils y pénétraient à torrent. Si ce spectacle était affreux dans le crépuscule du matin, qu’était-ce maintenant au milieu de cette éclatante lumière !

Sikes n’avait pas changé de place : il avait eu peur de se sauver ; sa victime avait poussé un gémissement plaintif et remué la main. Alors, avec une rage que la terreur augmentait encore, il avait frappé à coups redoublés. Un instant il avait jeté une couverture sur le cadavre ; mais se représenter les yeux de la victime, s’imaginer qu’ils se tournaient vers lui, était encore plus insupportable que de les voir fixés, immobiles, pour regarder la mare de sang qui tremblait et dansait au soleil, sur le plancher, et il avait retiré la couverture. Le corps était là gisant ; un corps, rien de plus, de la chair et du sang : mais quelle chair et que de sang !

Il battit le briquet, alluma du feu et y jeta le gourdin. Des cheveux de femme étaient restés collés à l’extrémité ; ils s’enflammèrent en pétillant et produisirent quelques légères étincelles que le courant d’air entraîna rapidement dans la cheminée. Cela seul le remplit d’effroi, tout barbare qu’il était. Il continua pourtant à tenir le gourdin, jusqu’à ce que le feu l’eut réduit en plusieurs morceaux ; il les réunit sur les charbons pour les consumer entièrement et les réduire en cendres. Il se lava les mains et frotta ses vêtements ; il y avait des taches qu’il ne put faire disparaître ; il coupa les endroits tachés et les jeta au feu. Toute la chambre était teinte de sang : les pattes même du chien en étaient pleines.

Pendant tout ce temps, il n’avait pas un instant tourné le dos au cadavre. Après avoir terminé ses préparatifs, il gagna la porte à reculons, tirant le chien après lui. Il la ferma doucement, tourna deux fois la clef dans la serrure, la retira et sortit de la maison.

Il traversa la rue et jeta un regard vers la fenêtre, pour s’assurer qu’on ne pouvait rien voir du dehors. Le rideau était toujours baissé, le rideau que Nancy avait voulu tirer pour laisser pénétrer le jour qu’elle ne devait plus revoir. Elle était gisante tout près de la fenêtre : l’assassin le savait. Dieu ! comme le soleil dardait ses rayons dans cet endroit !

Sikes ne jeta sur la fenêtre qu’un coup d’œil rapide ; il se sentit soulagé en pensant qu’il avait pu sortir sans être vu. Il siffla son chien et s’éloigna rapidement.

Il traversa Islington et gravit la colline de Highgate, où se trouve le monument en l’honneur de Whittington ; mais il marchait à l’aventure et sans savoir où il irait. Il prit à droite, suivit un sentier à travers champs, longea Caen-Wood, arriva à la bruyère de Hampstead, franchit la vallée au Val-de-Santé, puis gravit la pente opposée, et, traversant la route qui unit les villages de Hampstead et de Highgate, il gagna les champs de North-End, et se coucha le long d’une haie.

Il s’endormit ; mais bientôt il fut debout de nouveau et se remit à marcher, non plus du côté de la campagne, mais dans la direction de Londres, en suivant la grande route ; puis il revint encore sur ses pas, refit le même trajet qu’il venait de faire, et arpenta les champs en tout sens, tantôt se couchant au bord des fossés pour se reposer, tantôt se remettant à errer à l’aventure.

Où trouver un endroit assez rapproché et pas trop fréquenté pour s’y procurer quelque nourriture ? S’il allait à Hendon ? L’endroit semblait propice, étant à peu de distance et assez à l’écart. Il se dirigea de ce côté, tantôt courant, tantôt, par une étrange contradiction, marchant comme une tortue, ou s’arrêtant tout à fait, et battant négligemment les buissons avec sa canne. Mais à Hendon, il lui sembla que tous les gens qu’il rencontrait, et jusqu’aux enfants qui se tenaient sur les portes, le regardaient d’un air de soupçon ; il revint sur ses pas, sans avoir le courage de demander une goutte d’eau ou un morceau de pain, quoiqu’il fût à jeun depuis la veille ; il reprit la route de Hampstead sans savoir où se diriger.

Il erra ainsi sans s’arrêter, et revint à son point de départ. La matinée, l’après-midi, s’étaient écoulées ; le jour allait décliner et il était toujours là, allant à droite, à gauche, en avant, en arrière, et revenant toujours au même endroit. Enfin il s’éloigna et se dirigea vers Hatfield.

À neuf heures du soir, il était à bout de forces, et son chien, harassé d’une course si extraordinaire, cheminait derrière lui en boitant. Sikes descendit la colline, près de l’église du village silencieux, et, se traînant le long d’une rue étroite, se glissa dans un petit cabaret où il apercevait un peu de lumière. Quelques paysans en train de boire étaient assis autour du foyer ; ils firent place au nouveau venu : mais il alla s’asseoir au fond de la salle pour y boire et manger seul, ou plutôt avec son chien, auquel il jetait de temps à autre quelques bouchées de pain.

Les paysans réunis en ce lieu s’entretenaient des terres et des fermiers des environs. Quand ce sujet fut épuisé, ils se mirent à parler de l’âge auquel était parvenu un vieillard qu’on avait enterré le dimanche précédent. Les jeunes gens trouvaient qu’il était mort très vieux, tandis que les vieillards présents soutenaient qu’il était encore bien jeune. « Il n’était pas plus âgé que moi, dit un vieux grand-père à la tête blanchie, et il avait encore dix ou quinze ans au moins à vivre… s’il avait pris des précautions…»

Il n’y avait rien dans tout cela qui pût attirer l’attention ou éveiller les craintes de Sikes. Il paya son écot et resta silencieux et inaperçu dans son coin ; il allait s’endormir profondément, quand il fut tiré de son demi-sommeil par l’arrivée d’un nouveau venu.

C’était un vieux routier, à la fois colporteur et charlatan, qui parcourait à pied les campagnes pour vendre des pierres à repasser, des cuirs à rasoir, des rasoirs, des savonnettes, du cirage pour les harnais, des drogues pour les chiens et les chevaux, de la parfumerie commune, du cosmétique et autres articles semblables, contenus dans une balle qu’il portait sur son dos. Son entrée fut saluée par les paysans de mille plaisanteries qui ne tarirent pas jusqu’à ce qu’il eut fini de souper. Alors il eut l’idée ingénieuse d’unir l’utile à l’agréable, et déballa sa pacotille pour tenter les chalands.

« Qu’est-ce que c’est que ça, Henry ? est-ce bon à manger ? demanda un plaisant de village en montrant du doigt des tablettes de savon posées dans un coin.

— Ça ? dit le colporteur, en en prenant une qu’il montra à toute l’assistance, c’est une composition infaillible et inappréciable pour enlever toutes les taches ; taches de rouille, taches de boue, taches d’humidité, taches de toute sorte, petites ou grandes, sur la soie, le satin, la batiste, la toile, le drap, le crêpe, les tapis, le mérinos, la mousseline, et tous les tissus possibles ; taches de vin, taches de fruits, taches de bière, taches d’eau, taches de peinture, taches de poix, taches quelconques, disparaissent à l’instant à l’aide de cette infaillible et inappréciable composition. Une dame a-t-elle une tache à son honneur ? elle n’a qu’à avaler une de ces tablettes, et elle est guérie pour toujours… car c’est du poison. Un monsieur a-t-il besoin de fournir une preuve du sien, il n’a qu’à en prendre une tablette, et son honneur est pour toujours hors de question… Le résultat est tout aussi satisfaisant qu’avec une balle de pistolet, et, comme la saveur en est bien plus désagréable, il y a d’autant plus d’honneur à s’en servir… Un penny la tablette !… Tout ça pour la bagatelle d’un penny ! »

Deux acheteurs se présentèrent aussitôt ; le reste de l’auditoire hésitait ; ce que voyant, le vendeur redoubla de loquacité.

« On ne peut suffire à en fabriquer assez, dit-il ; c’est enlevé à l’instant. Quatorze moulins, six machines à vapeur et une pile électrique, marchent sans s’arrêter, et ça ne suffit pas. Les ouvriers travaillent si fort qu’ils en crèvent, et leurs veuves reçoivent une pension annuelle de vingt livres sterling par enfant, avec une prime de cinquante livres pour deux jumeaux. Un penny la tablette !… ou deux demi penny, si vous voulez… c’est tout comme ; ou quatre pièces de deux liards, ça m’est égal. Un penny la tablette ! Taches de vin, taches de fruits, taches de bière, taches d’eau, taches de peinture, taches de poix, taches de boue, taches de sang… Voici une tache au chapeau de quelqu’un de la société ; je vais la faire disparaître avant qu’il ait eu le temps de me faire servir une pinte de bière.

— Holà ! s’écria Sikes en tressaillant. Rendez-moi mon chapeau…

— Je vais vous le nettoyer, monsieur, répondit le colporteur en faisant signe de l’œil à la société, avant que vous ayez le temps de traverser la salle pour le reprendre. Observez bien, messieurs, cette tache noire sur le chapeau de monsieur : que ce soit une tache de vin, une tache de fruit, une tache de bière, une tache d’eau, une tache de peinture, une tache de poix, une tache de houe, ou une tache de sang… »

Il ne put continuer : car Sikes, en proférant d’affreuses imprécations, renversa la table, lui arracha le chapeau des mains, et s’élança hors du cabaret.

De nouveau en proie à l’irrésolution qui l’avait tourmenté, malgré lui, toute la journée, le meurtrier, voyant qu’il n’était pas suivi et que probablement on l’avait pris pour un ivrogne de mauvaise humeur, reprit le chemin de Londres ; il évita la lueur des lanternes d’une diligence arrêtée dans la rue, et il poursuivait sa route, quand il s’aperçut que c’était la malle venant de Londres et qu’elle était arrêtée à la porte du bureau de poste. Il était presque sûr de ce qui allait se passer, mais il s’arrêta pour écouter.

Le courrier était devant la porte, attendant le sac aux dépêches ; survint un individu en costume de garde-chasse, auquel il remit un panier déposé sur le trottoir.

« Voici pour chez vous, dit le courrier. Ah çà ! avez-vous bientôt fini, là dedans ? Déjà, avant-hier, vos maudites dépêches n’étaient pas prêtes ; ça ne peut pas aller comme ça, entendez-vous ?

— Quoi de nouveau en ville, Benjamin ? demanda le garde-chasse en regardant les chevaux avec admiration.

— Rien, que je sache, répondit l’autre en mettant ses gants. Le blé est un peu en hausse. J’ai aussi entendu parler d’un assassinat du côté de Spitalfields, mais je n’y crois guère.

— Oh ! ce n’est que trop vrai, dit un voyageur en mettant la tête à la portière ; c’est un affreux assassinat.

— En vérité, monsieur ? reprit le courrier en mettant la main à son chapeau. Est-ce un homme ou une femme ?

— C’est une femme, répondit le voyageur ; on suppose que…

— Allons, allons, Benjamin ! s’écria le postillon avec impatience.

— Les maudites dépêches ! dit le courrier. Ah çà ! dormez-vous, là dedans ?

— On y va, dit le directeur du bureau en apportant les lettres.

— On y va, on y va ! grommela le courrier… c’est comme la jeune millionnaire qui doit un jour avoir un caprice pour moi ; mais quand ? je n’en sais rien. Allons, donnez vite !… En route ! »

Il sonna du cor et la voiture partit.

Sikes resta immobile dans la rue, indifférent, en apparence, à ce qu’il venait d’entendre, et sans autre préoccupation que celle de savoir où aller. À la fin il revint encore une fois sur ses pas, et prit la route qui mène de Hatfield à Saint-Albans. Il marchait d’un pas résolu ; mais quand il eut laissé Londres derrière lui et qu’il se fut enfoncé de plus en plus dans la solitude et les ténèbres de la route, il se sentit gagné par un sentiment de terreur et d’épouvante qui l’ébranla jusqu’au fond du cœur. Autour de lui tous les objets, réels ou imaginaires, immobiles ou agités, prenaient une apparence formidable ; mais ces craintes n’étaient rien au prix de ce que lui faisait éprouver le souvenir incessant de cet affreux cadavre du matin qu’il croyait sentir sur ses talons. Il pouvait distinguer, jusque dans les moindres détails, ses formes au milieu de l’ombre ; il le voyait s’avancer d’un air sinistre et solennel ; il entendait le frôlement des vêtements de sa victime contre les buissons, et chaque souffle du vent apportait à son oreille le son de ce cri, suprême et étouffé ; s’il s’arrêtait, le fantôme s’arrêtait aussi ; s’il courait, le fantôme le suivait, non pas en courant : ç’aurait été une consolation ; mais non, c’était comme un cadavre encore doué du simple mécanisme de la vie, emporté tout droit sur quelque vent funèbre qui rasait le sol.

Parfois il se retournait avec l’énergie du désespoir, résolu à éloigner de force le fantôme, qu’il savait pourtant bien être privé de vie ; mais alors ses cheveux se dressaient sur sa tête et son sang se glaçait dans ses veines ; le fantôme avait suivi son mouvement et se tenait toujours derrière lui ; ce cadavre qu’il n’avait pas perdu de vue un instant le matin, il l’avait maintenant à ses trousses, et sans relâche. Il s’adossa à un talus, le long de la route ; le fantôme se posta au-dessus de lui, et il le voyait parfaitement, malgré les ténèbres ; il se jeta à terre, se coucha sur le dos ; le fantôme se tint près de sa tête, tout droit, silencieux et immobile, semblable à une pierre sépulcrale avec l’épitaphe tracée en lettres de sang.

Qu’on ose parler après cela des assassins qui échappent à la justice ! Qu’on vienne nous dire qu’il faut que la Providence sommeille ! Une seule longue minute passée dans ce paroxysme de terreur ne valait-elle pas mille morts violentes ?

Dans un champ, près de la route, il y avait un hangar qui lui offrit un abri pour la nuit. Devant la porte étaient plantés trois grands peupliers dont le vent agitait les branches avec un sifflement sinistre. Le brigand était hors d’état de continuer sa route avant le retour du jour ; il se blottit contre le mur… Mais là de nouvelles tortures l’attendaient.

Il eut une vision aussi obstinée et plus terrible que celle à laquelle il venait de se soustraire : ces yeux hagards et ternes, que le matin il avait préféré regarder plutôt que de se les figurer cachés sous la couverture, ses deux yeux lui apparurent au milieu des ténèbres ; ils brillaient, mais ne répandaient autour d’eux aucune clarté ; il n’y en avait que deux, et ils étaient partout. Si lui-même fermait les yeux, il voyait par la pensée la chambre de la victime avec les moindres objets qu’elle renfermait, et chacun d’eux à sa place accoutumée. Le cadavre aussi était à sa place, et les yeux étaient tels qu’il les avait vus en quittant la chambre. Il se leva et s’élança dans les champs : l’apparition l’y suivit ; il revint sous le hangar et se tapit de nouveau contre le mur : avant qu’il eût eu le temps de s’étendre à terre, les deux yeux étaient déjà là devant lui.

Il resta ainsi en proie à une terreur inexprimable, tremblant de tous ses membres, une sueur froide s’échappant de tous ses pores. Tout à coup un tumulte lointain domina le bruit du vent et l’on entendit des cris de désespoir et des exclamations de surprise ; il trouva quelque soulagement à entendre des voix humaines dans ce lieu solitaire, bien que ce fût pour lui une cause sérieuse d’alarme. Il retrouva ses forces et son énergie en présence d’un danger personnel, et, se levant précipitamment, il s’élança hors du hangar.

Tout le ciel paraissait en feu ; des tourbillons de flammes s’élevaient dans l’air et, lançant une pluie d’étincelles, éclairaient l’atmosphère à plusieurs milles à la ronde, et chassaient des nuages de fumée dans la direction du lieu où il se trouvait. Les cris devinrent plus perçants à mesure qu’ils étaient poussés par plus de bouches, et il put entendre celui de : « Au feu ! » mêlé aux tintements du tocsin, à la chute bruyante des poutres et des toitures, au craquement des flammes quand elles s’enroulaient autour de quelque obstacle, et qu’elles s’élançaient ensuite avec une nouvelle force pour continuer leurs ravages. Le bruit augmentait de plus en plus ; il y avait foule autour de l’incendie, des hommes, des femmes, tous en mouvement. Ce fut pour lui comme une nouvelle vie. Il s’élança tête baissée dans la direction du feu, se frayant un passage au milieu des ronces et des épines, et escaladant comme un fou les haies et les clôtures, tandis que son chien courait devant lui en aboyant de toutes ses forces.

Il arriva bientôt sur le théâtre du sinistre, au milieu de gens à demi vêtus, courant çà et là, les uns s’efforçant de tirer hors des écuries les chevaux terrifiés, d’autres faisant sortir les bestiaux des cours et des étables, d’autres enfin arrivant chargés d’objets qu’ils avaient arrachés à l’incendie en bravant une pluie d’étincelles et la chute des poutres enflammées. Par toutes les ouvertures qui, une heure auparavant, étaient des portes et des fenêtres, s’échappaient des torrents de flammes ; les murs s’écroulaient au milieu de la fournaise ; le plomb et le fer se fondaient et coulaient en longs ruisseaux. Les femmes et les enfants poussaient des cris affreux ; les hommes s’encourageaient les uns les autres par de bruyantes exclamations ; le bruit des pompes et le sifflement de l’eau tombant sur le bois embrasé se joignaient à ces sons discordants. L’assassin cria au feu, comme les autres, de toute la force de ses poumons, et, oubliant un instant sa position, se jeta au plus fort du tumulte.

Il passa la nuit, tantôt travaillant aux pompes, tantôt s’élançant au travers des flammes et de la fumée, se montrant toujours là où il y avait le plus de bruit et le plus de monde. On le voyait en haut et en bas des échelles, sur les toits, sur des planchers qui menaçaient ruine et tremblaient sous son poids, exposé à la chute des briques et des pierres ; il était partout, mais toujours invulnérable ; il n’eut ni une contusion ni une égratignure ; enfin l’aube du jour parut, et il ne resta plus que de la fumée et des ruines noircies.

Après ces moments d’agitation fiévreuse, l’affreuse pensée de son crime lui revint à l’esprit avec encore plus de force. Il regardait autour de lui avec inquiétude : car il voyait des hommes causer en groupe, et il craignait d’être le sujet de leur entretien. Le chien obéit à un signe énergique qu’il lui fit, et ils s’éloignèrent à la dérobée. Quelques hommes assis près d’une pompe l’appelèrent et l’invitèrent à se rafraîchir avec eux ; il mangea un peu de pain et de viande, et, comme il vidait un verre de bière, il entendit les pompiers qui venaient de Londres parler de l’assassinat. « Il paraît, dit l’un d’eux, qu’il s’est sauvé à Birmingham ; mais on l’attrapera bientôt ; la police est à ses trousses, et avant demain soir il sera traqué dans tout le royaume. »

Sikes s’éloigna précipitamment et marcha jusqu’à ce qu’il fut prêt à tomber de fatigue ; alors il se coucha au bord d’un sentier et dormit longtemps, mais d’un sommeil agité et pénible. Il se remit ensuite à errer, toujours indécis et irrésolu, et saisi de terreur à la pensée de passer la nuit tout seul.

Tout à coup il prit un parti désespéré : celui de retourner à Londres.

« Là du moins, pensa-t-il, j’aurai quelqu’un à qui parler, quoi qu’il arrive ; c’est un bon endroit pour se cacher, et on ne s’avisera peut-être pas de m’y chercher, après s’être mis sur mes traces dans la campagne. Ne puis-je pas y rester une semaine ou deux, et forcer Fagin à me donner de quoi gagner la France ? Ma foi ! je risque cette chance. »

Il se mit sur-le-champ en devoir s’exécuter son projet, et il se rapprocha de Londres par les chemins les moins fréquentés ; il était décidé à se cacher à peu de distance de la capitale, pour y rentrer à la brune par une route détournée et aller droit au but qu’il s’était proposé.

Mais le chien… on n’avait pas dû oublier, en dressant son signalement, de mentionner que son chien avait disparu et l’avait probablement suivi. Cela pourrait contribuer à le faire arrêter dans la rue. Il résolut de noyer son chien, et continua sa route en cherchant des yeux un étang ; tout en marchant, il ramassa une grosse pierre et l’attacha à son mouchoir. L’animal regardait son maître faire ces préparatifs, et, soit que son instinct l’avertît du danger qu’il courait, soit que le brigand le regardât d’un air plus sinistre qu’à l’ordinaire, il se tint prudemment un peu en arrière : quand son maître s’arrêta au bord d’une mare et l’appela, il s’arrêta court.

« Ici ! m’entends-tu ? » cria Sikes en sifflant son chien.

L’animal revint à ce signal par la force de l’habitude ; mais quand Sikes se baissa pour lui nouer le mouchoir autour du cou, il poussa un grognement sourd et recula.

« Ici ! » dit le brigand en frappant du pied contre terre.

Le chien remua la queue, mais ne bougea pas ; Sikes fit un nœud coulant et l’appela de nouveau.

Le chien avança, recula, s’arrêta un instant, puis se sauva au plus vite.

Sikes le siffla plusieurs fois, s’assit et attendit, pensant qu’il reviendrait ; mais du chien point de nouvelles. Le brigand finit par se remettre en route.