Opéra et Drame (Wagner, trad. Prod’homme)/Partie 1/Chapitre IV

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1851
traduit de l’allemand par J.-G. Prod’homme, 1913

Première partie : L’Opéra et l’essence de la musique





IV



Toute tendance artistique approche de son apogée dans la mesure même où elle acquiert le pouvoir d’une forme plus dense, plus précise et plus certaine. Le peuple, qui, à l’origine, manifestait par les accents de l’enthousiasme lyrique, son étonnement pour les merveilles agissantes de la nature, condense, pour dominer l’objet qui provoque sa surprise, le phénomène naturel aux mille ramifications, en un dieu et, en dernière analyse, ce dieu en héros.

En ce héros, image en raccourci de son propre être, il se reconnaît soi-même, et célèbre ses exploits dans l’épopée ; mais, dans le drame, il les représente. Le héros Indique des Grecs sortait du chœur et se tournant vers lui, disait : « Voyez, ainsi fait et agit un homme ; les pensées et sentences que vous célébrez, je vous les représente comme incontestablement vraies et nécessaires. »

La tragédie grecque, dans le chœur et les héros, réunissait ensemble le public et l’œuvre d’art : en elle, cette [œuvre d’art] s’offrait elle-même — comme conception poétisée — au jugement et au peuple à la fois, et le drame ne devenait œuvre d’art que dans la mesure exacte où le jugement à prononcer par le chœur s’exprimait avec tant d’évidence dans les exploits des héros, que le chœur pouvait abandonner la scène [pour revenir] dans le peuple, et devenir — comme tel — acteur vivant et réel participant à l’action.

La tragédie de Shakespeare surpasse incontestablement la grecque parce qu’elle a entièrement aboli la nécessité du chœur dans la technique artistique. Dans Shakespeare, le chœur s’est simplement disséminé en individus prenant personnellement part à l’action, et qui agissent pour eux-mêmes, tout comme le héros principal, et d’après les mêmes nécessités individuelles de pensée et de situation ; et leur apparente sujétion au cadre artistique ne résulte que des points de contact lointains où ils sont par rapport au héros, mais nullement d’un mépris systématique et technique pour les personnages secondaires ; car, chaque fois que le personnage, même le moins important, est appelé à prendre part à l’action principale, il s’exprime en toute liberté d’après son caractère personnel.

Si les personnages si sûrement et si fortement dessinés de Shakespaere ont, dans le cours ultérieur de l’action dramatique moderne, perdu de plus en plus de leur individualité plastique, et en sont venus à n’être que de simples masques au caractère invariable, sans aucune personnalité, il faut l’imputer à l’influence de l’État, qui uniformisa sans cesse, qui opprima le droit de la libre personnalité de son poids de plus en plus mortel. Le jeu d’ombres de ces masques de théâtre, creux à l’intérieur et dépourvus de toute individualité, telle fut la base dramatique de l’opéra. Plus les personnalités étaient vides derrière ces masques, plus on les jugea aptes à chanter l’air d’opéra. « Prince et princesse » — ce fut l’axe de l’art dramatique autour duquel tourna l’opéra, et — si l’on y regarde de près, — il tourne autour, aujourd’hui encore.

Aucun [caractère] individuel ne pouvait être donné à ces masques d’opéra qu’au moyen d’un vernis extérieur et il fallut enfin que la couleur locale de la scène suppléât, une fois pour toutes, à ce qui leur manquait intérieurement. Lorsque les compositeurs eurent épuisé toute la productivité mélodique de leur art, et qu’il leur fallut emprunter au peuple la mélodie locale, on finit par prendre tout ce qu’il y avait de local : décor, costumes et le milieu mouvementé qui devait les compléter — le chœur d’opéra devint finalement le principal, l’opéra même, qui devait jeter de toutes parts ses lueurs vacillantes sur « Prince et princesse », pour maintenir à ces infortunés leur vie colorée de chanteurs.

Ainsi fut remplie, à sa honte mortelle, la carrière du
drame : les personnalités individuelles, dans lesquelles
s’était jadis condensé le chœur du peuple, furent noyées
dans un milieu disparate, confus, sans aucun centre de
 ralliement. Et tout ce milieu se présente à nous, dans
l’opéra, comme un énorme appareil scénique qui, avec ses
machines, ses toiles peintes et ses costumes bigarrés, nous
 crie par la voix du chœur : « Je suis moi, et hors de moi, 
 il n’y a pas d’opéra ! »

Sans doute, de nobles artistes s’étaient déjà servis autrefois de la parure du [caractère] national ; mais cela ne pouvait produire un charme réel que là où elle s’ajustait occasionnellement, comme la parure obligée d’un sujet dramatique animé par une action caractéristique et sans aucune ostentation. Avec quelle perfection Mozart sut donner une couleur nationale à son Osmin et à son Figaro, sans aller chercher ce coloris ni en Turquie, ni en Espagne, ni même dans les livres ! Cet Osmin et ce Figaro étaient pourtant des caractères individuels réels, esquissés avec bonheur par un poète, doués par le musicien d’une expression vraie, et qu’il était impossible à un bon acteur de trahir.

Mais l’assaisonnement national n’a pas été appliqué par nos modernes compositeurs d’opéra à de semblables individualités ; il doit surtout fournir, au contraire, une base caractéristique, en quelque sorte, à un [personnage] qui manque absolument de caractère, afin d’animer et de justifier une existence nulle et incolore en soi. Sommet vers lequel s’échappe toute caractéristique sainement populaire, la caractéristique purement humaine est tout d’abord employée dans notre opéra comme un masque incolore, insignifiant pour le chanteur d’airs, et ce masque ne doit être animé qu’artificiellement, par le reflet de la couleur ambiante ; c’est pourquoi cette couleur de l’entourage est appliquée dans les barbouillages les plus crus et les plus criards possible.

Pour animer la scène déserte autour des chanteurs d’airs, on amena finalement sur la scène le peuple même, auquel on avait pris sa mélodie ; or, naturellement, ce ne pouvait être le peuple qui inventa cette mélodie, mais une masse dressée artificiellement à faire des marches et des contre-marches, suivant le rythme de l’air d’opéra. On n’employa pas le peuple, mais la masse, c’est-à-dire, le résidu matériel du peuple dont on avait aspiré le souffle vital. Le chœur en masse de notre opéra moderne n’est autre chose que la machinerie des décors du théâtre dressée à marcher et à chanter, la pompe muette des coulisses transformée en tapage mouvementé. « Prince et princesse » n’avaient, avec la meilleure volonté du monde, rien de plus à dire que leurs airs à fioritures, déjà mille fois entendus : on chercha enfin à varier le thème en faisant chanter cet air en même temps par tout le théâtre, de la coulisse jusqu’au plus infime des choristes, et même — l’effet devant en être d’autant plus grand — non plus à plusieurs voix, mais dans un unisson vraiment furieux. Dans l’unisson devenu si célèbre de nos jours, se révèle très clairement l’esprit spécial qui préside à l’emploi des masses, et dans le sens de l’opéra, nous entendons bien évidemment les masses « émancipées », lorsque nous les entendons, comme dans les passages les plus fameux des plus fameux opéras modernes, exécuter par cent voix à l’unisson la vieille ariette banale.

C’est ainsi que notre État contemporain a émancipé les masses, lorsqu’il les fait marcher par bataillons sous l’uniforme militaire, leur fait faire demi-tour à gauche et à droite, mettre l’arme sur l’épaule et présenter les armes : quand les Huguenots de Meyerbeer atteignent leur point culminant, nous y entendons exactement ce que nous voyons dans un bataillon prussien de la garde. Des critiques allemands appellent cela — [je l’ai] déjà dit — l’émancipation des masses.

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Cette fois encore ce milieu ainsi « émancipé » n’était en somme qu’un masque. Alors que la vie réellement caractéristique faisait défaut aux personnages principaux de l’opéra, elle pouvait d’autant moins être infusée à l’attirail de la foule. Le reflet vivifiant, que cet attirail devait jeter sur les personnages principaux, ne pouvait donc être de quelque efficacité que si le masque de l’entourage recevait aussi du dehors une peinture qui pût donner le change sur son vide intérieur. Cette peinture, on la tira du costume historique, qui devait rendre le coloris national encore plus voyant.

On pourrait croire maintenant que l’immixtion du motif historique devait imposer au poète la tâche d’empiéter d’une façon décisive sur la formation de l’opéra. Nous reconnaîtrons facilement notre erreur, si nous nous rappelons quelle marche avait suivie jusqu’alors la formation de l’opéra, et comment toutes les phases de cette évolution n’étaient redevables qu’aux efforts désespérés du musicien pour conserver à son œuvre une existence artificielle, et que le musicien même, en employant les motifs historiques, ne s’était pas soumis au poète par un simple désir nécessairement éprouvé, mais sous la pression de circonstances purement musicales — pression qui provenait seulement de l’obligation contre nature, pour lui, de donner à la fois au drame l’intention et l’expression.

Nous reviendrons plus tard sur la position du poète vis-à-vis de notre opéra contemporain ; pour l’instant, recherchons immédiatement, du point de vue du musicien, véritable facteur de l’opéra, jusqu’où devait le conduire son effort mal dirigé.

Le musicien, qui ne pouvait donner — quelque attitude qu’il voulût prendre — que l’expression et rien que l’expression, devait perdre la faculté réelle de l’expression saine et vraie, à mesure que, dans son effort absurde, il abaissait l’objet de son expression à décrire, à résumer môme cet objet, en un schéma foncièrement insipide et vide. Il n’avait pas demandé un homme au poète, mais un mannequin au mécanicien, et il le drapait à volonté avec ses vêtements, afin de charmer exclusivement par l’attrait des couleurs et l’arrangement de ces vêtements ; il lui fallut alors, lui étant impossible de donner à ce mannequin les chaudes pulsations du corps humain, et, d’autre part, ses moyens d’expressions s’appauvrissant de plus en plus, se résoudre finalement à apporter une variété inouïe dans les couleurs et les plis de ces vêtements.

Le costume historique de l’opéra — le plus avantageux, puisqu’il permet d’emprunter la plus grande variété, suivant le climat et l’époque — n’est à vrai dire que l’œuvre du peintre-décorateur et du tailleur du théâtre, qui, tous deux, sont devenus en réalité les associés principaux du compositeur d’opéra moderne. Le musicien cependant ne négligea pas non plus de charger sa palette de couleurs pour [peindre] le costume historique. Comment le créateur de l’opéra, qui avait soumis le poète à son service, n’aurait-il pas supplanté aussi le peintre et le tailleur ? Il avait résolu tout le drame, action et caractère, en musique ; comment lui serait-il impossible de rendre musicalement les esquisses et les couleurs du peintre et du tailleur ? Il pouvait bien abattre toutes les digues, lâcher toutes les écluses qui séparent la mer de la terre, et, dans le déluge de la musique, noyer ainsi le drame avec l’homme et la souris, avec pinceaux et ciseaux.

Le musicien devait cependant remplir le rôle auquel il était prédestiné, offrir à la critique allemande, pour laquelle, on le sait, la providence infinie de Dieu a créé l’art, le joyeux cadeau d’une musique historique. Sa haute mission lui inspira de trouver bientôt ce qui lui convenait exactement.

Comment une musique historique devrait-elle se faire entendre, pour faire l’effet d’une [musique] de ce genre ? Non pas, certes, de la même façon qu’une musique non historique. D’où provenait donc cette différence ? Apparemment de ce que la musique historique est aussi différente de la musique accoutumée de notre temps, que [l’est] le costume d’une époque ancienne de celui de notre temps. Le plus sage n’était-il donc pas, puisqu’on imitait le costume d’une époque déterminée, de prendre avec la même exactitude la musique de ce temps-là ? Malheureusement ce n’était pas aussi facile ; car, en ces temps si pittoresques par le costume, il n’y avait pas encore d’opéra à la mode barbare : on ne pouvait donc pas lui emprunter un langage universel d’opéra.

On chantait, par contre, dans les églises, et ces chants d’église ont, en effet, lorsqu’on les fait entendre soudain aujourd’hui, en opposition avec notre musique, un [caractère] étrange qui surprend. Excellent ! À nous les chants d’église ! Il faut introduire la religion au théâtre ! — Et ainsi la nécessité du costume musical historique conduisit à la vertu d’opéra chrétienne et religieuse. Quant au crime d’avoir dérobé la mélodie populaire, on s’en fit donner l’absolution catholique-romaine et protestante-évangé-lique, en échange du service qu’on avait rendu à l’église, puisque, comme tout à l’heure les masses, la religion — pour rester conforme à l’expression de la critique allemande — avait été émancipés par l’opéra. *

Ainsi le compositeur d’opéra devint littéralement le rédempteur du monde, et nous devons reconnaître en Meyerbeer, animé d’un enthousiasme profond et d’un ravissement qui se consume soi-même, entraîné irrésistiblement par un zèle fanatique, l’agneau de Dieu chargé des péchés du monde.

Toutefois, cette purificatrice émancipation de l’Église ne pouvait être accomplie par le musicien que sous certaines conditions. Si la religion voulait être sanctifiée par l’opéra il lui fallait condescendre à ne prendre la place qui lui revenait parmi les autres émancipés que d’une certaine façon raisonnable. L’opéra, libérateur du monde, devait dominer la religion, non pas la religion l’opéra ; l’opéra dut se transformer en église, et ce n’est pas la religion qui fut émancipée par l’opéra, mais bien celui-ci par celle-là. Pour la pureté du costume musico-religieux, il eût été certainement désirable que l’opéra n’eût affaire qu’à la religion, car la seule musique historique utilisable ne se rencontrait que dans la musique d’église. Mais, en n’ayant affaire qu’à des moines et à des prêtres, on eût causé un dommage sensible à l’agrément de l’opéra : car, l’émancipation de l’opéra ne devait glorifier autre chose que l’air d’opéra, ce germe primitif, développé avec abondance, de l’essence de l’opéra et qui prenait ses racines, non pas dans le désir d’un recueillement pieux, mais au contraire dans une distraction amusante. À proprement parler, la religion ne pouvait être exploitée que comme un goût, tout comme dans la vie d’un État bien ordonné ; le condiment principal devait rester le « Prince et princesse », relevé par l’ingrédient convenable de coquins, de chœur de courtisans et de chœur du peuple, décors et costumes.

Que restait-il [à faire] pour métamorphoser tout ce sacré-collège de l’opéra en musique historique ? —

Devant le musicien, s’ouvrait à perte de vue le champ nébuleux et gris de l’invention pure, abstraite : l’invitation à la création ex nihilo. Et voyez comme il se mit rapidement d’accord avec lui-même ! Il n’avait qu’à veiller à ce que la musique sonnât toujours un peu différente de celle qu’on avait l’habitude d’accepter et que, en résonnant, sa musique résonnât, en tout cas, étrangement ; une coupe exacte [de la part] du tailleur du théâtre suffisait à la rendre parfaitement « historique » .

La musique, puissance d’expression la plus riche, reçut alors une tâche toute nouvelle, extrêmement curieuse, à savoir : démentir d’elle-même l’expression qu’elle avait déjà donnée d’une façon générale à l’objet de l’expression. L’expression qui, dans un objet digne d’expression, était nulle en soi, fut niée dans cet effort pour être cet objet à soi-même, de sorte que le résultat de nos théories sur la formation du monde, d’après lesquelles le quelque chose est sorti de deux négations, devait être complètement acquis par le compositeur d’opéra. Nous recommandons à la critique allemande le style d’opéra qui en est la conséquence comme une métaphysique émancipée.

Considérons d’un peu près ce procédé. —

Si le compositeur voulait donner une expression simple et directement adéquate [à l’objet], il ne le pouvait, avec la meilleure volonté, que dans le langage musical, qui se présente précisément à nous, aujourd’hui, comme expression musicale intelligible ; mais s’il se proposait de donner à cette [expression] un coloris historique, il ne pouvait se considérer comme y étant parvenu, que lorsqu’il lui associait surtout une sonorité étrange, inaccoutumée, et sans doute, il avait ainsi tout près de lui à sa disposition le moyen d’exprimer une époque musicale passée, qu’il pouvait pasticher à son gré, et dont il pouvait se séparer lorsqu’il le jugeait à propos.

De cette manière, te compositeur s’est fait un jargon disparate qui réunît toutes les particularités les plus savoureuses des styles des différentes époques, et qui put ne pas mal répondre à son effort vers l’étrangeté et l’excentricité. Le langage musical, aussitôt qu’il eut abandonné l’objet à exprimer, et qu’il voulut parler tout seul, sans contenu, avec l’arbitraire de l’air d’opéra, c’est-à-dire bavarder rien qu’en chantant et en sifflant, fut dans son essence soumis uniquement à la mode, et à tel point qu’il ne peut que se soumettre à cette mode ou, dans le cas le plus favorable, lui commander, c’est-à-dire lui substituer la dernière mode.

Le jargon qu’a trouvé ainsi le compositeur, pour parler — en faveur de ses visées historiques — d’une manière étrange, devient, quand il fait fortune, immédiatement à la mode, et cette mode, une fois admise, ne semble plus du tout étrange ; c’est le vêtement que nous portons tous, le langage que nous parlons tous. Le compositeur doit se désespérer de voir que ses propres inventions sont toujours un obstacle à son nouvel effort pour paraître étrange ; il lui faut, de toute nécessité, trouver un moyen de paraître étrange une fois pour toutes, du moment qu’il veut se consacrer à la musique « historique » . Il lui faut, une fois pour toutes, penser à défigurer en soi l’expression même la plus défigurée — puisque celle-ci est devenue grâce à lui une habitude à la mode : il doit s’habituer en somme à dire « non » là où il veut précisément dire « oui » ; à prendre un air joyeux, là où il doit exprimer la douleur, à gémir et se plaindre là où il devrait se livrer au plaisir paisible. Vraiment, c’est ainsi et non autrement qu’il lui est possible de paraître, en toutes circonstances, étrange, singulier, comme s’il venait Dieu sait d’où ; il lui faut se se montrer absolument fou, pour paraître « historique-caractéristique » . Par là, en réalité, un élément tout nouveau a été acquis : la recherche de l’ « historique » a conduit à une folie hystérique, et cette folie vue au grand jour pour notre joie, n’est autre chose que — comment dirions-nous bien ? — le Néoromantisme.