Opéra et Drame (Wagner, trad. Prod’homme)/Partie 2/Chapitre I

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1851
traduit de l’allemand par J.-G. Prod’homme, 1913

Deuxième partie : Le Spectacle et l’essence de la poésie dramatique





I



Le drame moderne a une double origine : l’une naturelle, propre à notre évolution historique, le roman, et l’autre étrangère, greffée sur notre évolution par réflexion, le drame grec, élaboré d’après les règles mal comprises d’Aristote.

La substance proprement dite de notre poésie réside dans le roman ; dans leur effort pour rendre cette substance aussi savoureuse que possible, nos poètes se sont fréquemment attachés à une imitation plus ou moins lointaine du drame grec. —

Nous avons, dans les pièces de Shakespeare, la suprême floraison du drame issu directement du roman ; à un pôle opposé de ce drame, nous trouvons son antithèse la plus parfaite dans la « tragédie » de Racine. Entre ces deux extrêmes, flotte tout le reste de notre littérature dramatique, indécis et errant de ci, de là. Pour connaître le caractère de ce flottement et de cette indécision, nous devons considérer d’un peu plus près l’origine de notre drame.

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Si nous observons, depuis la disparition de l’art grec, la marche de l’histoire universelle, il est une période artistique dont nous pouvons nous enorgueillir avec joie ; c’est la période appelée « Renaissance », par laquelle nous désignons la fin du moyen âge et le commencement des temps modernes. Alors, l’homme intérieur s’essaye avec une véritable force de géant à s’extérioriser. Tous les ferments de ce mélange merveilleux de l’héroïsme individuel germanique avec l’esprit du christianisme catholique romain s’agitaient du dedans au dehors, comme pour résoudre dans l’extériorisation de son être l’insoluble scrupule intérieur. Partout se manifestait ce besoin impérieux uniquement comme un plaisir de description, car l’homme ne peut se donner absolument tout entier que s’il est intimement uni avec soi-même : mais l’artiste de la Renaissance ne fut pas cela ; il ne conçut le monde extérieur que dans le désir d’échapper à la discorde intérieure.

Si cet instinct s’exprima de la façon la plus nette dans la tendance des arts plastiques, il n’est pas moins visible dans la poésie. Il faut observer cependant, que, de même que la peinture s’était adonnée à la description la plus fidèle de l’homme vivant, la poésie, en passant du roman au drame, abandonnait déjà la description pour la représentation.

La poésie du moyen-âge avait déjà produit le poème narratif et l’avait porté à son apogée. Ce poème décrivait les actes et événements humains et leurs rapports pleins de mouvements, d’une manière analogue [à celle] du peintre qui s’efforce de nous représenter les moments caractéristiques de ces actions. Le pouvoir du poète, qui détournait ses yeux de la représentation vivante et directe des actions des hommes réels, était pourtant aussi illimité que l’imagination du lecteur ou de l’auditeur à laquelle il s’adressait, uniquement. Cette faculté se sentit d’autant plus portée aux combinaisons les plus extravagantes d’événements et de lieux, que son horizon s’élargissait sur une mer de plus en plus houleuse d’actions venues de l’extérieur, que faisait surgir la vie en ces temps d’aventures. L’homme qui n’était pas en soi d’accord avec soi-même, et voulait se soustraire par la création artistique au doute de son être intime, — il s’était jadis efforcé en vain de résoudre ce désaccord même d’une façon artistique [1] — n’éprouvait pas le désir d’exprimer quelque chose de déterminé de son être intime, mais bien plutôt de chercher quelque chose dans le monde extérieur : il se résorba en quelque sorte vers l’intérieur par une conception rapide de tout ce que lui présentait le monde extérieur, et plus il s’entendait à mêler avec diversité et variété ces phénomènes, plus sûrement il pouvait espérer atteindre le but involontaire de sa distraction intime. Le maître de cet art aimable mais dénué de toute prise sur l’âme, fut Arioste.

Or, moins ces tableaux d’une fantaisie étincelante pouvaient, par leurs extravagances énormes, distraire l’homme intime, et plus cet homme, sous l’oppression des puissances politiques et religieuses, était poussé à un effort de réaction [venant] de son être intime, plus nous voyons clairement exprimé, dans cet art poétique, l’effort fait pour maîtriser de l’intérieur la masse de la matière multiforme, pour donner à sa conformation un point d’appui solide et pour emprunter ce point central comme axe de l’œuvre d’art à l’intuition propre, à la ferme volonté de ce quelque chose en lequel s’exprime l’être Intérieur.

Ce quelque chose, c’est la matière génératrice des temps nouveaux, la condensation de l’essence individuelle en un vouloir artistique déterminé. De la masse énorme des phénomènes extérieurs, tels que jadis, hétérogènes et disparates, ils n’avaient pu se représenter suffisamment au poète, les éléments ayant des affinités entre eux se séparent, la multiplicité des situations se condense en une détermination du caractère des [êtres] agissants.

De quelle importance infinie pour toute enquête sur l’essence de l’art, est-il maintenant que cette impulsion intérieure du poète, telle qu’elle se présente nettement à nos yeux, puisse enfin se contenter seulement de ce qu’elle parvint à une manifestation plus précise par l’immédiate représentation aux sens, en un mot, de ce que le roman devient drame !

On ne pouvait arriver à dominer la matière extérieure afin de manifester l’intuition intime de l’essence de cette matière, que si l’objet même était représenté en une réalité évidente, et cela n’était possible que dans le drame.

Le drame de Shakespeare est tiré avec la plus entière nécessité de la vie et de notre évolution historique ; sa création fut conditionnée par notre nature, de même que le drame de l’avenir naîtra de la satisfaction des besoins que le drame shakespearien a suscités mais non encore apaisés.

Shakespeare, que nous devons toujours considérer ici en compagnie de ses prédécesseurs et seulement comme chef, condense le roman narratif en drame, quand il le traduit en quelque sorte pour la représentation sur la scène théâtrale. Les actions humaines, seulement décrites auparavant par la poésie narrative orale, il les fit maintenant représenter à la vue et à l’oreille par des hommes parlant réellement, qui s’identifiaient pour la durée de la représentation par leur aspect et leurs gestes avec les personnages décrits dans le roman. Il inventa dans ce but une scène et des acteurs qui, comme les veines cachées jusque-là sous terre et cependant toujours secrètement en action de la véritable œuvre d’art populaire, s’étaient dérobés à l’œil du poète ; mais il les découvrit bien vite de son regard scrutateur, lorsque la nécessité le contraignit à les inventer.

Or, le plus caractéristique de cette scène de spectacle populaire, fut que les acteurs, qui se qualifiaient ainsi de préférence, [2] s’y montraient même presqu’exclusivement pour la vue. Leurs représentations sur la place publique, devant une foule qui s’étendait au loin, ne pouvait guère produire d’effet que par le geste et dans ce geste, ne s’exprimaient nettement que des actes mais non — puisque la langue faisait défaut — les mobiles intimes de cette action ; aussi le jeu de ces acteurs débordait-il naturellement d’actions grotesques accumulées en masse, comme le roman dont le poète s’efforçait de condenser la prolixité confuse. Le poète, qui assistait au spectacle populaire, dut trouver que, en l’absence d’une langue intelligible, celui-ci était contraint à une action multiple monstrueuse, de même que le poète de romans narratifs [était contraint], par l’impossibilité de représenter réellement les personnages et actions qu’il décrivait. Il dut crier aux acteurs : « Donnez-moi votre scène, je vous donnerai mes paroles, et nous nous aiderons tous deux mutuellement ! »

Nous voyons donc le poète restreindre, au profit du drame, la scène populaire en théâtre. De même que l’action dut être, par une exposition claire des motifs déterminants, réduite à ses épisodes les plus importants, la nécessité naquit de réduire la scène, par égard surtout pour le spectateur, qui ne devait pas uniquement voir, mais encore entendre directement. Cette limitation dut porter aussi bien sur la durée que sur le lieu du jeu dramatique. La scène des mystères du moyen âge, installée dans une vaste prairie, sur la place publique ou dans les rues de la ville, offrait à la foule du peuple assemblé un spectacle qui durait une et même — nous le voyons encore aujourd’hui — plusieurs journées : des histoires entières, des histoires de toute une vie, étaient représentées, dont la foule des spectateurs, allant et venant, pouvait prendre à sa fantaisie, pour son plaisir de spectacle, ce qui lui paraissait le plus digne d’être vu. Une représentation de ce genre était un pendant, absolument analogue, aux histoires démesurées, prolixes et multiples, du moyen-âge même : les personnages aux actions multiples de ces histoires lues, étaient tout aussi privés de caractère, sans aucun trait d’une vie individuelle, taillés grossièrement en bois, et tels que ces acteurs les leur faisaient voir. Pour les mêmes raisons, qui le déterminaient à réduire l’action et la scène, le poète dut aussi réduire la durée de la représentation, parce qu’il voulait présenter à ses spectateurs, non plus des fragments, mais un tout complet en soi ; ainsi, il mesura la durée de la représentation à la faculté du spectateur à apporter au sujet représenté une attention soutenue.

L’œuvre d’art qui ne fait appel qu’à l’imagination, comme le roman lu, peut s’interrompre facilement dans sa communication, parce que l’imagination est de nature si capricieuse, qu’elle n’obéit à aucune autre loi qu’aux jeux du hasard : mais ce qui tombe sous le sens et veut se faire connaître avec une certitude convaincante et infaillible, non seulement doit faire appel à l’individualité, à la faculté et à la force naturelle limitée de ces sens, mais doit aussi se [représenter à celles-ci entièrement, de la tête aux pieds, du commencement à la fin, ci elle ne veut pas seulement, par suite d’une interruption soudaine ou d’une lacune dans sa représentation, exiger de l’imagination qu’elle y supplée nécessairement, [de cette imagination] qu’elle abandonnait précisément pour s’adresser aux sens.

Une seule chose, sur cette scène réduite, est entièrement laissée à l’imagination — la représentation de la scène elle-même, sur laquelle les acteurs jouaient selon les exigences locales de l’action. Des tentures entouraient la scène ; l’inscription sur un écriteau facile à modifier indiquait aux spectateurs le lieu de la scène, palais, rue, forêt ou campagne, qu’il fallait supposer. Par ce simple appel à l’imagination, indispensable à l’art scénique d’alors, le drame laissait encore la porte ouverte au roman touffu et disparate et aux histoires à actions multiples. Si le poète, qui n’avait jamais eu jusqu’alors qu’à incarner le roman dans une représentation orale, ne sentait pas encore la nécessité d’une représentation conforme à la nature de la scène environnante, il ne pouvait non plus éprouver la nécessité de condenser l’action à représenter dans les limites encore plus précises de ses moments les plus importants. Nous voyons ici avec la plus grande évidence comment la nécessité impérieuse détermine seule la forme la plus parfaite, et cette nécessité détermine l’artiste, d’après la nature de l’œuvre d’art, à en appeler de l’imagination à la sensation, et à rendre l’imagination [tirée] par les sens de son activité vague, à une action nette et intelligible. Cette nécessité, qui donne la forme à tout art et satisfait seule aux efforts de l’artiste, ne s’éveille en nous que par la certitude d’une conception générale des sens : quand nous avons justifié toutes ses exigences, elle stimule à la création artistique la plus parfaite.

Shakespeare, qui ne ressentait pas encore la nécessité de représenter fidèlement selon la nature la scène environnante, et ne resserrait et concentrait la multiple action du roman traité dramatiquement par lui, qu’autant que l’exigeait la nécessité, éprouvée par lui, d’un théâtre réduit et d’une durée limitée à l’action représentée par des êtres humains véritables, — Shakespeare, qui animait histoire et roman dans ces limites, avec une vérité si persuasive et caractéristique, qu’il fut le premier à représenter des hommes ayant une individualité marquée et diverse, comme aucun poète n’avait pu le faire avant lui, — ce Shakespeare est néanmoins, dans ses drames non encore modelés par une nécessité définie, devenu la base et le point de départ d’une confusion sans exemple dans l’art dramatique pendant deux siècles, et jusqu’à notre époque.

Le drame de Shakespeare avait, je l’ai dit, laissé au roman et à la vague souplesse de l’histoire, une porte ouverte par laquelle on pouvait à volonté entrer et sortir : cette porte fut la représentation de la scène laissée à l’imagination. Nous verrons que la confusion ainsi créée augmenta à mesure que cette porte fut poussée d’un autre côté sans la moindre attention, et que l’insuffisance ressentie de la scène fit commettre même les violences les plus arbitraires contre le drame vivant.

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Dans les nations européennes dites romanes, où l’esprit illimité du roman d’aventure — qui confondait pêle-mêle tous les éléments germaniques et romans, — a sévi avec la rage la plus folle, ce roman avait perdu toute pénibilité d’être dramatisé. Le désir, né dans l’intimité concentrée de l’être humain, de donner une forme à des actes précis, déterminés, à des manifestations incohérentes inventées par l’imagination, ne se manifesta eccellemment que dans les nations germaniques, et celles-ci entreprirent la guerre intérieure de la conscience contre les lois d’oppression extérieure de l’action protestante. Les nations romanes, qui demeuraient extérieurement sous le joug du catholicisme, continuèrent à se fortifier dans la tendance, suivant laquelle elles s’évadaient vers le dehors de l’insoluble désaccord intérieur, pour se distraire du dehors au dedans — comme je l’ai déjà dit.

L’art plastique et une poésie qui — étant descriptive — l’égalait dans son essence sinon dans son apparence extérieure, sont les arts propres de ces nations, intéressants, captivants et récréatifs de la vie extérieure.

L’Italien et le Français cultivés [3] se désintéressèrent de leurs spectacles populaires nationaux qui, dans leur rude simplicité et dans leur absence de forme, leur rappelaient tout le fatras du moyen-âge qu’ils s’étaient efforcés de secouer comme un lourd cauchemar.

Au contraire, ils remontèrent à l’origine historique de leur langue, et se choisirent tout près, dans les poètes romains, imitateurs littéraires des Grecs, des modèles de drame ; ils les représentèrent, pour distraire la société polie et raffinée, à la place du spectacle populaire, qui n’amusait plus que la plèbe. Les arts principaux de la Renaissance romane, peinture et architecture, avaient éduqué l’œil de ce monde poli avec tant de goût et pour de telles exigences, que l’échafaud grossier, entouré de tentures, de la scène britannique ne pouvait leur plaire. On assigna aux acteurs, comme lieu de spectacle, la salle somptueuse des palais princiers, dans laquelle ils devaient dresser leurs scènes au moyen de quelques petites modifications. La stabilité de la scène devint l’exigence principale et directrice de tout le drame, et là, le goût admis de cette société polie s’accorda avec l’origine moderne du drame représenté devant elle, avec les règles d’Aristote.

Le spectateur princier, dont l’œil était devenu, grâce aux arts plastiques, l’organe le plus parfait du sens positif du plaisir, n’aimait pas à devoir lier ce sens, à le subordonner à l’imagination sans visage ; d’autant moins qu’il évitait par principe les excitations de l’imagination médiévale et de ses formes vagues. Il eût fallu lui offrir, chaque fois que le drame était remplacé par un autre, la possibilité de voir la scène représenter fidèlement l’objet avec une exactitude pittoresque et plastique, afin de pouvoir permettre ce changement même. Mais, ce qui lui fut rendu possible plus tard, par le mélange des écoles dramatiques, il n’était alors nullement nécessaire de le désirer, parce que d’autre part, les règles d’Aristote, d’après lesquelles ce drame était construit, faisaient de l’unité de lieu une condition importante.

Ce fut donc ce que l’Anglais, en créant organiquement son drame, de l’intérieur, avait laissé caché comme situation extérieure, qui devint une règle formée sur l’extérieur, pour le drame français qui cherchait à se construire dans la vie au moyen de ce mécanisme.

Or, il est important de bien remarquer comment cette unité extérieure conditionna de telle sorte toute l’action du drame français, que la représentation de cette action fut presque entièrement exclue et qu’il ne lui fut plus laissé que le débit du discours. Le roman débordant d’action dut, par principe, exclure l’élément fondamental poétique de la vie médiévale et moderne de la représentation sur la scène, car l’exposition de son sujet multiple était impossible sans de fréquents changements de scène. Et ce ne fut pas seulement la forme extérieure, mais aussi toute la coupe de l’action, et avec elle, finalement, le sujet de l’action elle-même, qui dut être emprunté aux modèles qui avaient déterminé, quant à la forme, le poète dramatique français. Celui-ci dut choisir des actions n’ayant pas besoin d’être condensées par lui en une masse compacte pour obtenir la faculté de la représentation dramatique, mais qui s’offraient à lui toute condensées en cette masse.

D’après leurs légendes nationales, les poètes tragiques avaient condensé de tels sujets, suprême floraison artistique de ces légendes : le dramaturge moderne, partant des règles extérieures qu’il avait empruntées à ces poèmes, ne pouvait pas rassembler l’élément poétique de son temps qui ne pouvait être assujetti que d’une manière contraire à celle de Shakespeare, pour être condensé de telle sorte qu’il répondît à cette mesure extérieure ; et il ne lui resta plus qu’à imiter et répéter — en le défigurant, bien entendu — ce drame tout fait.

Dans la tragédie de Racine, nous avons le discours sur la scène et l’action derrière la scène : mobiles séparés de leur cause, vouloir sans pouvoir. Tout l’art s’applique donc à extérioriser le discours, qui, conséquemment, en Italie (d’où était venu ce nouveau genre d’art), s’était soudain confondu avec ce débit musical avec lequel nous avons fait amplement connaissance, comme le contenu propre de l’essence de l’opéra. Aussi, la tragédie française se transforma-t-elle nécessairement en opéra : Gluck exprima le véritable contenu de cette essence de la tragédie. L’opéra fut donc la fleur prématurée d’un fruit vert poussé sur un sol non naturel, artificiel. Le drame moderne doit réussir, dans le développement organique de soi-même, suivant le procédé ordinaire de Shakespeare avec la forme extérieure. C’est par là que le drame italien et français commença ; ensuite mûrit le fruit naturel du drame musical.

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Entre ces deux extrêmes, le drame de Shakespeare et celui de Racine, le drame moderne atteignit à sa forme hybride, anti-naturelle, et l’Allemagne fut le terrain qui nourrit ce produit.

Là, le catholicisme romain subsistait avec une force égale, concurremment au protestantisme germanique : seulement, ils s’étaient tous deux heurtés dans un conflit si violent et resté si indécis, qu’aucune floraison d’art naturelle n’en avait surgi. L’impulsion intérieure qui, chez l’Anglais, s’était orientée vers la représentation dramatique de l’histoire et du roman, s’attaqua avec un effort opiniâtre, chez le protestant allemand, à résoudre le conflit intérieur d’une façon intime. Nous avons un Luther, qui certes s’est élevé, en art, jusqu’au lyrisme religieux, mais [nous n’avons] pas de Shakespeare. Le Midi catholique romain ne put jamais cependant s’élever à l’oubli génial et étourdi de ce conflit intérieur, où les nations romanes se livraient à l’art plastique : avec un sérieux farouche, il conserva sa folie religieuse. Tandis que toute l’Europe s’orientait vers l’art, l’Allemagne restait barbare dans sa méditation. Seul, ce qui était venu de l’extérieur se réfugia en Allemagne, afin d’y fructifier sur son sol, dans un été tardif. Des comédiens anglais, auxquels les acteurs du drame shakespearien avaient enlevé le pain de la bouche, vinrent en Allemagne, montrer au peuple les jongleries grotesques des pantomimes : ce n’est que longtemps après sa décadence en Angleterre, que le drame de Shakespeare lui-même leur succéda : des comédiens allemands, fuyant la férule de leur ennuyeux maître d’école dramatique, s’emparèrent de ce drame pour l’adapter à leur usage.

Dérivé du drame roman, l’opéra, au contraire, était venu du Midi. Sa noble naissance dans les palais princiers le recommandait aux princes allemands ; et ces princes introduisirent ainsi l’opéra en Allemagne, tandis que — remarquons-le — le théâtre de Shakespeare était recueilli par le peuple. —

Dans l’opéra, s’oppose diamétralement à l’indigence scénique du théâtre de Shakespeare la parure la plus somptueuse et la plus recherchée de cette scène. Le drame musical était devenu à proprement parler un spectacle tandis que le spectacle était devenu une audition [4]. Nous n’avons pas besoin de rechercher ici la cause de cette dégénérescence de la décoration scénique dans l’opéra: ce drame détaché était construit de l’extérieur, et il ne pouvait se conserver qu’au moyen du luxe et de la pompe extérieurs. Il importe seulement d’observer comment cette pompe scénique, avec des changements d’une variété inouïe et faits avec choix, dans les productions théâtrales, se présentait à la vue, selon une tendance dramatique où l’unité de lieu avait été, à l’origine, posée en principe. Ce n’est pas le poète, qui, en condensant le roman en drame, lui laissa sans limitation son exubérance d’action, en tant qu’il pouvait changer souvent et rapidement la scène, à sa volonté, en faisant appel à l’imagination,— ce n’est pas le poète qui, en faisant appel à la confirmation des sens après s’être adressé à l’imagination, a inventé ce mécanisme compliqué pour le changement des scènes représentées matériellement, mais c’est le désir d’une distraction extérieure, superficielle et variée, [c’est] la pure curiosité des yeux qui l’a créé.

Si le poète avait inventé cet appareil, nous devrions admettre qu’il eût ressenti comme un besoin la nécessité du changement fréquent de scène, de la nécessité de l’action surabondante du drame même : comme le poète, nous l’avons vu, construisait organiquement, par nécessité intérieure, il fut certain, par conséquent, dans cette hypothèse, que la multiplicité d’action de l’histoire et du roman était une condition nécessaire du drame ; car il n’y a que l’inflexible nécessité de cette condition qui puisse l’inciter à répondre à ce besoin d’action multiple par l’invention d’un appareil scénique, grâce auquel la matière surabondante devait s’extérioriser en une multiplicité de scènes disparates et sans lien. Mais c’était justement le cas contraire.

Shakespeare se vit contraint par la nécessité de représenter dramatiquement l’histoire et le roman ; dans son zèle juvénile à obéir à cette impulsion, il n’éprouvait pas encore le sentiment de la nécessité d’une représentation fidèle de la nature ; —s’il avait éprouvé cette nécessité, en vue d’une représentation absolument persuasive d’une action dramatique, il eût cherché à y satisfaire par un choix bien plus précis et une condensation plus stricte de la prolixité du roman, et cela de même qu’il avait déjà réduit la scène et la durée de la représentation, ainsi que la pluralité d’action qui en était la conséquence. L’impossibilité de condenser davantage le roman, [impossibilité] à laquelle il s’était heurté immanquablement, lui montra que, étant donné la nature du roman, cette nature ne concordait pas, à la vérité, avec celle du drame ; découverte que nous ne pûmes faire que lorsque la réalisation de la scène nous mit sous les sens la pluralité d’action anti-dramatique du roman ; cette [réalisation], par le fait qu’elle n’avait besoin que d’être indiquée, ne permit à Shakespeare que le roman dramatique. —

Avec le temps, la nécessité d’une représentation adéquate au lieu de l’action ne pouvait rester indifférente : la scène médiévale devait disparaître et faire place à la scène moderne. En Allemagne, elle fut déterminée par le caractère de l’art dramatique populaire, qui, depuis, la disparition des jeux de la Passion et des mystères, empruntait de même ses fondements dramatiques à l’histoire et au roman. À l’époque de la renaissance de l’art dramatique allemand — vers le milieu du siècle dernier — ce fut le roman bourgeois, adéquat à la mentalité du peuple, à cette époque — qui forma cette base. Il était infiniment souple, et surtout de beaucoup moins riche par ses sujets que le roman historique ou légendaire dont disposait Shakespeare. Une reproduction scénique du lieu et de l’action qui lui fût adéquate, pouvait être obtenue avec bien moins de frais qu’en exigeait la dramatisation shakespearienne du roman. Les pièces de Shakespeare adoptées par ces comédiens devaient subir des remaniements et des coupures de toutes sortes, qui les rendissent jouables. Je passe, ici, toutes les raisons qui commandaient ces remaniements, et je n’en retiens qu’une, celle des convenances purement dramatiques, parce qu’elle est des plus importantes pour le but actuel de mes recherches.

Ces acteurs, les premiers importateurs du théâtre de Shakespeare sur la scène allemande, agirent si loyalement dans l’esprit de leur art, qu’il ne leur vint pas même à l’idée de rendre ces pièces jouables, soit en les accompagnant de nombreux changements de décor, par une modification fréquente de leur scène même, soit en y renonçant, par égard pour la représentation réelle de la scène, et d’en revenir à la scène sans scène du moyen-âge ; mais ils s’en tinrent au point de vue de leur art une fois adopté, et lui surbordonnèrent la variété scénique de Shakespeare, en coupant tout simplement les scènes qui leur semblaient sans importance, et en fondant ensemble les scènes les plus importantes. Du point de vue littéraire, cependant, on reconnut ce que ce procédé faisait perdre à l’œuvre d’art de Shakespeare, et l’on poussa à la restauration, voire à la représentation, de ces pièces dans leur forme originale ; on fit, dans ce but, deux projets contraires. L’un, le projet qui ne fut pas exécuté, fut celui de Tieck.

Tieck [5], se rendant compte à fond de l’essence du drame de Shakespeare, demandait le rétablissement de la scène shakespearienne, en faisant appel à l’imagination, quant à la scène. Ce vœu était parfaitement logique et conforme à l’esprit du drame de Shakespeare. Mais, si un demi-essai de restauration est resté infructueux dans l’histoire, une [tentative] radicale au contraire s’est ainsi prouvée impossible. Tieck fut un restaurateur radical, et comme tel, digne d’estime, mais sans influence. —

Le second projet tendait à dresser l’appareil extraordinaire de la scène de l’opéra, pour la représentation du drame de Shakespeare, par l’établissement fidèle d’une scène avec des changements fréquents, indiqués seulement dans l’original.

Sur la scène anglaise moderne, on traduisit la scène shakespearienne dans sa réalité la plus exacte ; la machinerie inventa des merveilles pour le changement rapide (.les décors de la scène, exécutés dans le plus grand détail : des troupes en marche et des batailles furent représentées avec l’exactitude la plus frappante. On imita ces façons de faire sur les grands théâtres allemands.

Or, en présence de ce spectacle, le poète moderne examina et réfléchit, perplexe. Le drame de Shakespeare avait, comme morceau de littérature, fait sur lui l’impression bienfaisante de l’unité poétique la plus parfaite; aussi longtemps qu’elle ne s’était adressée qu’à son imagination, celle-ci avait été capable d’en tirer pour soi une image harmonieusement formée, que maintenant, dans l’accomplissement du désir nécessairement réveillé de voir cette image, réalisée pour les sens en par une représentation parfaite, il voyait soudain disparaître entièrement à ses yeux. L’image réalisée de l’imagination ne lui avait pas seulement montré une masse d’objets matériels impossibles à embrasser d’un coup d’œil ; l’œil égaré ne pouvait absolument pas reconstruire le tableau de l’imagination. Ce phénomène faisait sur lui deux impressions principales, qui se manifestaient toutes deux dans le désenchantement à l’égard de la tragédie shakespearienne. Dès lors le poète renonça à son désir de voir ses drames représentés sur la scène, afin de pouvoir reformer tranquillement l’image de fantaisie empruntée au drame shakespearien, d’après ses intentions intellectuelles, en écrivant des drames littéraires, pour la lecture muette; — ou bien, pour réaliser pratiquement sur la scène l’image de sa fantaisie, il chercha plus inconsciemment à donner une forme réfléchie au drame dont nous avons découvert l’origine moderne dans le drame à l’antique construit selon les règles des unités d’Aristote.

Ces deux effets et tendances sont les motifs qui ont déterminé les œuvres des deux poètes dramatiques les plus importants de l’époque moderne, Gœthe et Schiller) dont je dois parler plus en détail, autant que l’exige mon but.

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Gœthe commença sa carrière de poète dramatique en dramatisant un roman de chevalerie germanique pur-sang, Gœtz de Berlichingen. Il y suivit très fidèlement le procédé shakespearien, transporta sur la scène le roman tout entier avec ses épisodes détaillés, autant que l’exiguïté de celle-ci et la condensation dans la durée de la représentation dramatique le lui permettaient. Mais Gœthe trouvait déjà la scène sur laquelle le lieu de l’action était déjà prêt, selon les exigences de celle-ci, bien que rudimentaire, avec une intention déterminée en vue de la représentation. Cette circonstance permit au poète d’adapter son poème, écrit d’un point de vue plus littéraire que dramatico-scénique, à la représentation véritable : sous cette dernière forme, qui lui était donnée, eu égard aux exigences de la scène, le poème a perdu la fraîcheur du roman, sans y gagner la force et la plénitude du roman.

Or, Gœthe choisit pour ses drames des sujets de romans bourgeois. La caractéristique du roman bourgeois consiste en ce que l’action qui en forme le fond, se séparant absolument d’un ensemble plus vaste d’actions et de circonstances historiques, ne conserve comme milieu déterminant que le sédiment social de ces événements historiques comme ambiance déterminante et dans ce milieu ; celui-ci, qui n’est en somme que l’action réflexe la plus affaiblie, jusqu’à la rendre incolore, de ces circonstances historiques, se développe selon les états d’esprits déterminés par ce milieu, plutôt que d’après des [états d’esprit] intérieurs ou des mobiles susceptibles d’une extériorisation entièrement plastique. Cette action est de même limitée et pauvre, lorsque les états d’âmes dont elle est issue manquent de liberté et d’intériorité indépendante. Sa dramatisation correspondait aussi bien au point de vue intellectuel du public, que surtout à la possibilité extérieure de la représentation scénique, et cela parce que cette action indigente n’était jamais née de nécessités favorables à la mise en scène pratique, auxquelles celle-ci aurait eu à satisfaire désormais.

Ce qu’un esprit comme celui de Gœthe produisit sous de telles contraintes, nous devons le considérer comme suscité presque exclusivement par cette nécessité qu’il éprouva de subordonner à certaines maximes restrictives la possibilité du drame en général, mais certainement moins que par une subordination volontaire à l’esprit limité de l’action du roman bourgeois et aux dispositions du public qui le favorisaient. Mais, de ces restrictions, Gœthe s’évada vers la liberté la plus effrénée, en abandonnant totalement le drame de la scène véritable. Dans une esquisse du Faust, il ne maintint au poème littéraire que les avantages d’une exposition dramatique n’ayant aucune intention de le porter à la scène. Dans ce poème, Gœthe exprima, pour la première fois, avec une pleine conscience, le caractère fondamental de l’élément vraiment poétique du présent, la pénétration de la pensée dans la réalité, [pensée] qu’il ne pouvait pas encore affranchir artistiquement dans la réalité du drame.

C’est ici le point de démarcation entre le roman bourgeois médiéval, réduit à la stérilité et la matière, vraiment dramatique de l’avenir. Nous devons nous réserver de parler plus longuement de la caractéristique de cette ligne de démarcation : pour l’instant, qu’il nous suffise de constater ce fait que Goethe, parvenu à cette ligne de démarcation, ne put donner ni un véritable roman, ni un véritable drame, mais seulement un poème qui possédât les avantages des deux genres selon un critérium artistique abstrait.

Faisons abstraction de ce poème qui traverse, comme une artère gigantesque toujours vivante, la vie artistique du poète, avec une excitation créatrice de forme; et suivons toujours l’activité créatrice de Gœthe, là où il s’adresse au drame scénique, avec une recherche nouvelle.

Du roman bourgeois dramatisé qu’il chercha, dans Egmont, à élever à la hauteur la plus grande, par l’élargissement du milieu, jusqu’à un ensemble de situations historiques poussant de lointaines ramifications, Goethe s’écarta décidément, dans l’esquisse du Faust ; si le drame le charmait encore, comme le genre le plus parfait de la poésie, cela fut surtout par la prise en considération de ce [drame] dans sa forme artistique la plus parfaite. Cette forme que les Italiens et les Français, d’après leur Connaissance de l’antiquité, ne concevaient que sous l’aspect d’une contrainte extérieure, se révéla au regard plus épuré des érudits allemands comme un moment essentiel de la manifestation extérieure de la vie grecque : la vitalité de cette forme pouvait les inspirer, puisqu’ils avaient bien reçu cette chaleur vitale au contact de ses monuments. Le poète allemand comprit que la forme unitaire de la tragédie grecque n’était pas venue au drame de l’extérieur, mais qu’elle avait dû être vivifiée à-nouveau par le sujet unitaire venu du dedans. La substance de la vie moderne, qui ne pouvait jamais se manifester intelligiblement que dans le roman, il était impossible de la concentrer en une unité aussi plastique, de manière qu’elle s’exprimât intelligiblement et avec une intention dramatique dans la forme du drame grec, et pût justifier de soi-même cette forme, ou la créer par nécessité. Le poète qui avait ici à faire une création artistique absolue, n’avait plus qu’à en revenir — au moins extérieurement — au procédé des Français; il dut pour justifier la forme du drame grec dans son œuvre d’art, s’adresser aussi aux sujets tout prêts du mythe grec.

Mais, lorsque Goethe prit le sujet tout prêt d’Iphigénie en Tauride, il procéda tout comme Beethoven dans les mouvements les plus importants de ses symphonies : de même que Beethoven se rendit maître de la mélodie absolue toute faite, et la fit dissoudre, en quelque sorte, la fragmenta et en réunit les morceaux par une nouvelle vie organique, pour rendre capable l’organisme même de la musique d’engendrer la mélodie ; de même, Gœthe prit le sujet tout prêt d’Iphigénie, le divisa en ses éléments et réunit ceux-ci de nouveau dans une création poétique organiquement vivante, afin de rendre l’organisme du drame même capable d’engendrer la forme artistique absolue du drame.

Mais ce système ne pouvait réussir à Gœthe qu’avec ce sujet tout prêt à l’avance : le poète n’aurait pu arriver à un pareil résultat avec tout autre [sujet] tiré de la vie moderne ou du roman. Nous reviendrons sur la cause de ce phénomène ; pour l’instant, qu’il suffise, en jetant un coup d’œil sur la création artistique de Gœthe, de constater que le poète se détourna de nouveau de la recherche du drame, dès qu’il n’y eut plus pour lui à faire une création artistique absolue, mais à représenter la vie elle-même. Cette vie, dans ses ramifications multiples, et sa forme extérieure, influencée sans volonté, de près ou de loin, Goethe ne pouvait en concevoir l’exposition intelligible que dans le roman. Le poète ne pouvait nous communiquer la propre floraison de sa conception moderne du monde que dans la description, dans un appel à l’imagination, non dans la représentation dramatique directe ; — de sorte que la création artistique, si riche en conséquences, de Gœthe, dut retourner se perdre dans le roman, d’où, au début de sa carrière dramatique, il s’était dirigé vers le drame, sous une impulsion shakespearienne. —

Schiller commença, comme Gœthe, par le roman dramatisé, sous l’influence de Shakespeare. Le roman politique et bourgeois occupa sa productivité dramatique jusqu’au moment où il parvint à la source moderne de ce roman, à l’histoire pure et simple. Alors se montra la pruderie des sujets historiques, et leur incapacité à la représentation sous la forme dramatique. —

Shakespeare traduisait la chronique historique, sèche mais sincère, dans la langue vigoureuse du drame ; cette chronique notait avec une fidélité exacte et pas à pas la marche des événements historiques et les exploits des personnages qui y agissaient ; elle procédait sans critique ni conception individuelle, et donnait ainsi le daguerréotype des faits historiques. Shakespeare n’avait eu qu’à donner à ce daguerréotype l’animation d’un tableau coloré ; il avait dû emprunter à ces faits les motifs nécessairement dérivés de leur connexité, et empreindre ces [motifs] dans la chair et le sang des personnages de l’action. D’ailleurs, la carcasse de l’histoire restait encore absolument intacte : sa scène le lui permettait, nous l’avons vu. —

Le poète reconnut bientôt, au contraire, l’impossiblité pour la scène moderne, de se servir, en vue du spectacle, de l’histoire, avec la fidélité de chroniqueur de Shakespeare ; il comprit qu’il n’était possible qu’au roman — tout à fait indifférent à la longueur comme à la concision — de doter la chronique d’une description vivante des caractères, et qu’il n’avait été permis qu’à la scène de Shakespeare de condenser ce roman en drame. S’il cherchait maintenant dans l’histoire un sujet de drame, cela provenait de ce qu’il souhaitait et s’efforçait de dominer de prime abord le sujet historique par une conception directement poétique, et de ce qu’il ne pouvait s’exprimer intelligiblement que sous la forme dramatique, celle-ci ne se manifestant d’une façon intelligible que dans le maximum d’unité.

Mais précisément, dans ce souhait et dans cet effort, réside la.cause de la nullité de notre drame héroïque. L’histoire donc n’est que de l’histoire, parce que, en elle, les actions pures et simples des hommes se représentent à nous dans leur vérité la plus immédiate : elle ne nous donne pas les pensées intimes des hommes, mais elle nous laisse inférer leurs pensées d’après leurs actes. Si nous croyons avoir justement reconnu ces pensées, et si nous voulons représenter l’histoire comme justifiée par ces pensées, nous ne le pouvons qu’en écrivant purement et simplement l’histoire, ou — avec la plus grande chaleur artistique possible — dans le roman historique, c’est-à-dire dans une forme d’art où nous ne sommes astreints par aucune contrainte extérieure à altérer les données toutes nues de l’histoire, par une sécheresse ou par une condensation volontaire.

Nous ne pouvons nous expliquer les pensées des personnages historiques d’après leurs actes, que par une exposition de ces actes qui nous fasse connaître ces pensées. Mais, si nous voulons, pour expliquer les mobiles intimes de ces actes, varier ou fausser en quelque façon les actions qui en sont les résultantes, par amour de leur représentation, nous ne pouvons nécessairement le faire qu’en altérant les pensées, qu’en niant, par conséquent, toute l’histoire môme. Le poète qui a tenté d’adapter des sujets historiques à la scène dramatique en interprétant l.i pi écision de la chronique, et de soumettre, dans ce but, les données de l’histoire à l’arbitraire de ses vues artis-I iques formelles, n’a pu faire ni de l’histoire ni du drame.

Si, pour préciser ce qui a été dit, nous comparons les drames de Shakespeare avec le Wallenstein de Schiller, nous verrons du premier coup d’œil comment, ici, fut faussée l’interprétation de la fidélité historique, matérielle, de même aussi que le contenu de l’histoire ; tandis que là, le contenu caractéristique de l’histoire fut mis en lumière, avec l’exactitude du chroniqueur, avec la vraisemblance la plus évidente. Sans doute, Schiller fut un historien plus érudit que Shakespeare et, dans ses travaux purement historiques, il se fait pardonner pleinement d’avoir conçu l’histoire en poète dramatique. Mais, ce qui nous importe ici, c’est la confirmation effective que c’est bien Shakespeare, dont le théâtre en appelle de l’imagination à la représentation scénique, mais non pas nous, qui voulons voir représentée la scène matériellement, avec évidence, et qui avons à emprunter à l’histoire le sujet du drame.

Il ne fut pourtant pas possible, même à Schiller, de condenser le sujet historique qu’il avait en vue, en une unité dramatique qu’il avait conçue ; tout ce qui donne à l’histoire sa vie propre, l’ambiance qui s’étend au loin et agit en retour en convergeant vers un point central, il lui fallut, puisqu’il sentait que sa description était indispensable, le rejeter hors du drame dans une action particulière, isolée, déterminée, indépendante, et morceler le drame même en deux drames ; cela, dans le drame historique en plusieurs parties de Shakespeare, a une tout autre importance, car, dans ces drames, ce sont les existences entières de ses personnages qui servent de point central historique, tandis que dans le Wallenstein, il n’y a qu’une de ces périodes, dont le sujet n’est pas relativement surabondant, qui soit divisée en plusieurs parties, simplement afin d’exposer les motifs d’un moment historique compliqué jusqu’à l’obscurité. Sur son théâtre, Shakespeare aurait donné toute la guerre de Trente Ans en trois pièces.

Ce « poème dramatique » — comme Schiller lui-même le qualifie — était donc l’essai le plus loyal tenté pour faire de l’histoire comme telle un sujet de drame.

Dans l’évolution ultérieure du drame, nous voyons que Schiller fit de moins en moins attention à l’histoire, d’une part, afin de ne faire servir l’histoire même qu’en tant que vêtement d’un motif particulier, vide de sens, et propre à l’imagination générale du poète ; d’autre part, afin de rendre ce motif de plus en plus précis dans une forme de drame qui, d’après la nature de la chose, et surtout depuis les diverses tentatives de Goethe, était devenue un objet de spéculation artistique.

Schiller, dans cette subordination à un but, et dans cette détermination volontaire du sujet, s’enfonça de plus en plus profondément dans l’erreur inévitable de représenter le sujet d’une manière purement réfléchie et rhétorique ; jusqu’à ce qu’il finît par ne le déterminer que dans la forme qu’il emprunta à la tragédie grecque, comme étant la plus conforme à son but et purement artistique.

Dans sa Fiancée de Messine, il chercha à imiter la forme grecque avec plus d’exactitude encore que Goethe dans l’lphigénie : Gœthe se reconstruisit cette forme autant que devait se manifester en elle l’unité plastique d’une action ; Schiller chercha à créer avec cette forme même le sujet du drame. En cela, il se rapprochait du procédé des tragiques français : il n’y avait qu’une différence essentielle entre eux et lui, c’est qu’il restaura plus complètement la forme grecque qu’ils ne l’avaient fait, et qu’il chercha à ranimer l’esprit de cette forme, dont ceux-là ne savaient rien, et à en empreindre le sujet.

Il prit à la tragédie grecque le fatum — seulement d’ailleurs d’après l’idée qu’il pouvait s’en être formée — et construisit sur ce fatum une action qui devait former, étant donné le costume médiéval, un point central vivant entre l’antiquité et l’esprit moderne. Jamais rien ne fut créé, du point de vue purement historique, aussi intentionnellement que cette Fiancée de Messine : ce que Gœthe avait imaginé dans l’union de Faust avec Hélène, devait être réalisé ici par la spéculation artistique. Cette réalisation ne fut pas heureuse en somme; sujet et forme étaient également altérés, de sorte que ni le roman médiéval interprété avec vigueur ne fut réalisé, ni la forme antique ne furent clairement conçus. Qui ne tirerait de cette infructueuse expérience de Schiller, un enseignement profitable ? — Indécis, Schiller abandonna cette forme, et chercha dans son dernier poème dramatique, Guillaume Tell, à sauver au moins, en reprenant la forme dramatique du roman, sa fraîcheur poétique, qu’il avait notablement gâtée dans ses expériences esthétiques.

Nous voyons donc l’activité artistique de Schiller osciller entre l’histoire et le roman, prise d’un côté par l’élément vital proprement poétique de notre temps, et d’un autre par la forme parfaite du drame grec : de toutes les fibres de sa force poétique, il se cramponnait à l’un, tandis que son instinct de création artistique l’attirait vers l’autre.

Ce qui caractérise Schiller en particulier, c’est que, chez lui, la tendance de la pure forme de l’art antique revêtait surtout la forme d’une tendance vers l’idéal. Il fut si douloureusement troublé de ne pouvoir remplir artistiquement cette forme avec le. contenu de notre élément vital, qu’il dédaigna même à la fin de se servir de cet élément par la représentation artistique. Le sens pratique de Gœthe se conciliait avec ces éléments de notre vie en renonçant à la perfection de la forme artistique et en développant la seule [forme] dans laquelle cette vie pût s’exprimer intelligiblement. Schiller ne revint jamais au roman proprement dit ; de l’idéal de sa haute conception artistique telle qu’elle lui était donnée par la forme de l’art antique, il fit l’essence de l’art même ; mais il ne vit cet idéal que du point de vue de l’incapacité poétique de notre vie; échangeant les conditions de notre vie pour la vie humaine en général, il finit par ne se représenter l’art que comme un objet séparé de la vie, et la plus haute perfection artistique comme un concept accessible seulement par approximation. —

Ainsi Schiller oscillait entre ciel et terre et, depuis, toute noire poésie dramatique oscille de même. Ce ciel n’est autre, en vérité, que la forme antique de l’art, et cette terre, le roman pratique de notre temps. La poésie dramatique moderne, qui ne vit comme art, que des essais de Gœthe et de Schiller devenus monuments, a continué d’osciller jusqu’au vertige entre ces deux tendances opposées. Lorsqu’il s’est élevé de la pure littérature dramatique à la représentation de la vie, cet art est, pour faire scéniquement de l’effet et être intelligible, toujours retombé dans la platitude du roman bourgeois dramatisé ; ou, s’il voulait exprimer une vie supérieure, il se voyait contraint de se dépouiller peu à peu mais complètement de ce faux vêtement dramatique de plume, et de se présenter tout nu, pour la simple lecture, sous forme de roman en six ou neuf volumes.

Pour saisir d’un rapide coup d’œil toute notre production littéraire, résumons dans l’ordre suivant les faits que nous venons d’en tirer

Le roman seul peut exprimer artistiquement de la façon la plus intelligible notre élément vital. Dans l’effort vers une représentation plus immédiate et de plus d’effet, le roman est dramatisé. L’impossibilité de cette entreprise étant reconnue et éprouvée à nouveau par tous les poètes, le sujet fâcheux dans ses multiples commodités, fut rejeté sur la base fausse d’abord, et en outre absolument insipide, de la pièce de théâtre moderne, c’est-à-dire du spectacle qui ne sert de base à son tour qu’au virtuose moderne du théâtre. Dès qu’il plonge dans les habitudes des coulisses, le poète abandonne le spectacle pour exposer sans dérangement son sujet dans le roman ; il s’imagine la forme dramatique parfaite à laquelle il s’est efforcé en vain,comme une chose absolument étrange, par la représentation matérielle du véritable drame .grec. Combattu, bafoué dans la littérature lyrique — il se plaint et déplore enfin la contradiction des conditions de notre vie, qui lui apparaissent pour l’art comme une contradiction entre le sujet et la forme, et pour la vie, comme une contradiction entre l’homme et la nature.

Il est remarquable que l’époque moderne ait démontré ce profond et inconciliable antagonisme dans l’histoire de l’art, avec une telle évidence, qu’il dusse apparaître impossible à tout homme doué seulement de clairvoyance, de persister dans l’erreur dérivée de cette contradiction. Tandis que partout, et notamment chez les Français, le roman, après ses dernières peintures fantaisistes de l’histoire, s’est jeté dans la description la plus crue de la vie contemporaine, a conçu cette vie dans ses fondements sociaux les plus immoraux, et a créé l’œuvre d’art littéraire du roman même pour fournir des armes révolutionnaires contre ces fondements de la société, en en perfectionnant la laideur comme œuvre d’art ; —tandis que le roman, dis-je, fut un appel à la force révolutionnaire du peuple, qui doit détruire les bases de cette vie, — un poète ingénieux, artiste créateur qui n’a jamais trouvé la puissance de se rendre maître d’un sujet quelconque pour créer un drame véritable, sut faire donner par un prince absolu l’ordre à l’intendant de ses théâtres de représenter une véritable tragédie grecque, conforme à l’antique, et pour laquelle un célèbre compositeur dut écrire la musique requise [6]

Ce drame de Sophocle apparut, eu égard à notre vie, comme un pieux mensonge marquant l’insincérité de tout notre art : mensonge qui cherchait à dissimuler la véritable indigence de notre époque sous un prétexte artistique quelconque. Mais une vérité précise devait nous être révélée par cette tragédie, à savoir : que nous n’avons pas de drame et que nous ne pouvons pas avoir de drame ;'' que notre drame littéraire est tout aussi éloigné du drame véritable que le piano l’est du chant symphonique de la voix humaine ; que, dans le drame moderne, nous avons bien pu arriver par tous les moyens imaginables de mécanique littéraire, à produire de la poésie, comme à produire de la musique sur le piano par le moyen très compliqué du mécanisme technique — c’est-à-dire — une poésie sans âme, une musique sans expression. —

Avec ce drame-là, toutefois, la véritable musique, la femme aimante, n’a rien à créer ; la coquette peut s’approcher de cet homme froid pour l’attirer dans les filets de ses agaceries ; la prude peut s’unir à cet impuissant pour se livrer avec lui à la béatitude divine ; la courtisane se fait payer et se moque de lui : mais, la femme qui vraiment cherche l’amour, se détourne froidement de lui ! —

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Si nous voulons examiner de plus près, maintenant, ce qui a rendu ce drame impuissant, nous devons sonder la matière dont il s’alimentait. Cette matière fut, nous l’avons vu, le roman ; et c’est de l’essence du roman que nous allons parler plus en détail.

  1. Pensons à la poésie chrétienne proprement dite. (Note de Wagner.)
  2. Schauspieler, acteur, mot à mot, joueur pour la vue pour le spectacle. Wagner souligne la première partie, le mot : Schau.
  3. Comme je n’écris pas une histoire du drame moderne, mais, conformément à mon but, ne fais que des allusions aux deux principales tendances de son évolution, dans lesquelles s’exprime le mieux la différence foncière de ces deux procédés, j’ai omis [de parler] du théâtre espagnol, car chez lui se croisent ces deux routes divergentes d’une façon caractéristique ; de sorte qu’il devient en soi d’une importance sans égale pour nous, mais sans créer pour nous deux pôles aussi différemment opposés que Shakespaere et la tragédie française, qui donnent le ton à toute l’évolution moderne du drame. (Note de Wagner.)
  4. Schauspiel, jeu pour les yeux, spectacle ; Hörspiel, jeu pour les oreilles, audition.
  5. Ludwig Tieck (I773-1853), l’un des chefs, avec les frères Schlegel, de l’École romantique allemande. Il traduisit, notamment, Don Quichotte, et les drames de Shakespeare.
  6. Wagner fait ici allusion à l’Antigone de Donner (traduite de Sophocle, musique de Mendelssohn), qui fut représentée d’abord à Potsdam, le 28 octobre 1841, puis à Berlin, le 6 novembre de la même année.