Opéra et Drame (Wagner, trad. Prod’homme)/Partie 2/Chapitre II

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1851
traduit de l’allemand par J.-G. Prod’homme, 1913

Deuxième partie : Le Spectacle et l’essence de la poésie dramatique





II



L’homme est poète de deux façons : dans la conception et dans la communication.

Le don naturel de la poésie est la faculté de condenser les phénomènes qui se manifestent du dehors par les sens vers une image intérieure ; le [don] artistique, [la faculté] de communiquer de nouveau cette image au dehors.

De même que l’œil ne peut atteindre les objets éloignés que dans des proportions de plus en plus réduites, de même le cerveau de l’homme, point de départ de la vue vers l’intérieur, à l’activité conditionnelle de laquelle il communique par tout l’organisme vital interne, les phénomènes reçus de l’extérieur, ne peut les saisir que dans les proportions réduites de l’individualité humaine. Mais, à cette échelle, c’est l’activité du cerveau qui peut donner aux phénomènes à lui présentés, abstraits de leur réalité naturelle, la forme d’images nouvelles des plus vastes, telles qu’elles résultent du double effort [fait] pour les discerner ou pour les réunir en un tout ; et cette activité du cerveau, nous l’appelons imagination.

L’effort inconscient de l’imagination tend à donner la véritable mesure des phénomènes, et c’est ce qui l’incite à extérioriser à nouveau son image, tout en cherchant en quelque sorte à adapter cette image pour, la comparer avec la réalité. Mais cette extériorisation ne peut se produire que par un moyen artistique ; les sens qui ont perçu inconsciemment les phénomènes extérieurs, conditionnent, pour la communication en retour de l’image de l’imagination, l’exercice et l’emploi de la faculté d’extériorisation de l’organisme de l’homme qui veut se communiquer intelligiblement aux sens. Cette image de la fantaisie ne devient totalement intelligible dans son extériorisation, que lorsqu’elle se communique aux sens dans la mesure où ces phénomènes se sont originellement communiqués à ceux-ci : et ce n’est que dans l’effet de ses manifestations, conformes finalement à ses désirs, que l’homme se rend compte de l’exacte mesure des phénomènes, lorsqu’il perçoit la mesure où les phénomènes se communiquent à l’homme en général.

Personne ne peut se manifester intelligiblement qu’à ceux qui voient comme lui,’selon une commune mesure : mais cette mesure est, quant à la communication, l’image réduite des phénomènes eux-mêmes, dans laquelle ces phénomènes se présentent à l’homme d’une façon connaissable. Cette mesure doit donc reposer sur une conception générale, car il n’y a que ce qui est accessible à cette conception générale, qui permette une manifestation artistique : un homme dont la conception n’est pas celle de tous, ne peut se manifester artistiquement. —

De mémoire d’homme, le besoin de manifestation artistique n’a pu se développer jusqu’à acquérir une puissance de représentation évidente pour les sens, que dans une mesure limitée d’intuition intime de l’essence des phénomènes : jusqu’ici, il n’a été donné qu’à la conception grecque du monde de produire la véritable œuvre d’art dramatique. Or, le sujet de ce drame était le mythe, et, par sa nature seule, nous pouvons comprendre la suprême œuvre de l’art grec et sa forme fascinatrice.

Dans le mythe, la faculté poétique collective du peuple ne comprend les phénomènes qu’autant que l’œil du corps peut les voir, mais non tels qu’ils sont en soi. La grande diversité des phénomènes dont l’homme ne peut encore saisir l’ensemble, fait sur lui une impression de tumulte : pour surmonter ce tumulte, il recherche entre ces phénomènes une coordination qu’il puisse concevoir comme leur cause première : mais c’est l’intelligence seule qui trouve là le lien qui rassemble les phénomènes d’après leur réalité : la connexité que découvre l’homme qui ne peut encore comprendre les phénomènes que d’après les impressions immédiates [faites] sur lui, peut n’être tout simplement que l’œuvre de l’imagination, et la cause initiale qu’il leur suppose [peut n’être que] une création de son imagination poétique. Dieu et dieux sont les premières créations de l’imagination poétique de l’homme : en elles, l’homme se figure l’essence des phénomènes naturels comme dérivée d’une cause première ; mais il ne conçoit inconsciemment pas cette cause première comme sa propre essence humaine, dans laquelle cette cause première poétisée est exclusivement fondée.

Si l’aspiration de l’homme qui veut surmonter son trouble intérieur en présence de la multiplicité des phénomènes, est de se représenter avec autant de précision que possible cette cause première inventée — car il ne peut retrouver sa tranquillité que par les sens mêmes qui ont troublé son être intérieur — il lui faut se représenter le Dieu sous le même aspect qui corresponde non seulement à l’essence de sa conception purement humaine, de la façon la plus précise, mais encore comme la force extérieure qui soit la plus intelligible pour lui.

Toute intelligence ne nous vient que de l’amour, et l’homme est porté de la façon la plus impérieuse vers l’essence de sa propre espèce. De même que pour lui, la forme humaine est la plus intelligible, de même, l’essence des phénomènes naturels qu’il ne connaît pas encore dans leur réalité, n’est saisissable que par la condensation en une forme humaine. Toute la force plastique du peuple dans le mythe, tend à matérialiser l’ensemble le plus vaste des phénomènes les plus divers en la forme la plus réduite : cette forme modelée exclusivement d’imagination, doit devenir d’autant plus précise, conformément au caractère humain, bien que son contenu soit à la vérité surhumain et surnaturel, et surtout ces force et capacité communes aux hommes ou communes à la nature, et d’action générale, qui conçues en général seulement dans la connexité des forces humaines et naturelles, agissantes, sont certainement humaines et naturelles ; mais elles apparaissent surhumaines et surnaturelles précisément pour cette raison qu’elles sont attribuées à la forme imaginaire d’un individu représenté sous une forme humaine. Par la faculté qu’il possède de se représenter ainsi, en imagination, toutes les réalités et matérialisations possibles, dans le champ le plus vaste, sous une forme plastique condensée et précise, il devient donc créateur d’art, dans le mythe ; car ces figures doivent nécessairement acquérir une substance et une forme artistiques si, comme cela est sa propriété, elles ne sont nées que du désir de représenter intelligiblement les phénomènes en même temps que du désir qu’a l’homme de se reconnaître, lui et sa propre essence — essence divinement créatrice — dans l’objet représenté lui-même.

L’art, étant donné son importance, n’est autre chose que l’accomplissement du désir de se reconnaître soi-même dans la représentation de l’objet admiré ou aimé, de se retrouver dans les phénomènes du monde extérieur qu’il a maîtrisé par sa représentation. L’artiste se dit dans l’objet qu’il représente : « Tel que tu es, sens et penses, tel tu agirais si, libre de la contrainte arbitraire de la vie extérieure, tu pouvais agir au gré de tes désirs. » Ainsi, dans le mythe, le peuple se représenta Dieu, le héros, et enfin, l’homme. —

La tragédie grecque est la mise en œuvre artistique du contenu et de l’esprit du mythe grec. De même que dans ce mythe, le cercle le plus étendu des phénomènes fut réduit à une forme de plus en plus condensée, de même le drame représenta à son tour cette forme sous la forme la plus condensée et concise. La conception générale de l’essence des phénomènes qui, de la conception de la nature se réduisait à celle de f’homme, passe ici, comme œuvre d’art, sous la forme la plus nette et la plus intelligible, à l’universelle faculté de conception humaine, de la fantaisie à la réalité. De même que dans le drame, les figures seulement imaginaires encore du mythe étaient représentées par des hommes, dans une figuration réelle, matérielle, de même aussi, l’action réellement représentée, absolument adéquate à l’essence du mythe, se résumait dans une condensation plastique.

Si les pensées de l’homme ne nous deviennent évidentes que dans son action, et si le caractère d’un homme consiste en la parfaite concordance de ses pensées et de ses actes, ces actes et, partant les pensées qu’ils recouvrent — cela est tout à fait conforme à l’esprit du mythe — acquièrent une signification et un contenu étendu, dès qu’ils se manifestent dans leur plus forte concision. Ou bien une action qui se compose de plusieurs parties est excessive, extravagante et inintelligible, quand toutes ces parties sont d’une importance décisive et significative, ou bien elle est mesquine, fantaisiste et vide, si ces parties ne contiennent que des commencements et des bribes d’action.

Le sujet d’une action est l’idée qui est à sa base ; si cette idée est grande, vaste et épuise l’essence de l’homme dans un sens donné, elle fait de cette action une action décisive, unique, indivisible, car il n’y a qu’une action de ce genre qui nous révèle une grande pensée. Le sujet du mythe grec possédait de par sa nature cette distinction, ce caractère riche mais condensé, et il s’exprimait dans la tragédie avec la plus haute précision comme [étant] cette action nécessaire et décisive. Ce fut la tâche du poète tragique de faire résulter cette action absolument justifiée, avec son maximum d’importance, de la pensée des personnages; et l’accomplissement de sa tâche -consista à rendre intelligible la nécessité-de l’action en exposant la vérité de la pensée. Mais la forme nue de son œuvre d’art lui fut indiquée dans l’échafaudage du mythe, qui n’était fait que pour aider la construction vivante, mais nullement pour réduire en miettes et rebâtir un édifice imaginé par la fantaisie de l’artiste. Le poète tragique ne fit connaître le contenu et l’essence du mythe que de la manière la plus évidente et la plus intelligible, et la tragédie n’est autre chose que la perfection artistique du mythe même ; mais le mythe est le poème d’une conception collective de la vie.

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Cherchons maintenant à nous expliquer quelle est la conception de la vie pour le monde moderne, qui a trouvé son expression artistique dans le roman. —

À peine la raison qui réfléchit eut-elle fait abstraction de la figure imaginée et recherché la réalité des phénomènes résumés en elle, qu’elle reconnut une variété de plus en plus grande de particularités là où l’intuition poétique voyait un tout. La science anatomique commença son œuvre, et suivit la route diamétralement opposée à celle de la poésie populaire : là où celle-ci unissait inconsciemment, elle dissociait délibérément : là où la première voulait se représenter l’ensemble des choses, celle-ci ne s’ingéniait qu’à connaître les plus petits détails ; et pas à pas, toute conception populaire devait être anéantie, asservie comme une superstition, tournée en dérision comme puérile. La conception populaire de la nature, s’est transformée en physique et en chimie ; la religion, en théologie et philosophie; la commune, en politique et diplomatie ; l’art, en science et en esthétique, et les mythes, en chronique historique. —

Le monde nouveau môme a tiré du mythe sa force créatrice ; de la rencontre et du mélange de deux cycles mythiques principaux, qui ne peuvent jamais se pénétrer complètement, ni s’élever à une unité plastique, sortit le roman médiéval.

Dans le mythe chrétien, l’homme, auquel le Grec rapportait tous les phénomènes extérieurs, et dont il avait fait en conséquence le point de concentration de toutes les conceptions de la nature et du monde— [l’homme], l’incompréhensible par principe, était devenu étranger à soi-même. Le Grec était venu à l’homme du dehors, par la comparaison des phénomènes extérieurs avec l’homme : dans sa forme, dans sa conception morale inconsciemment formée, il trouvait mesure et quiétude, au retour ..de ses lointaines excursions dans la nature. Mais cette mesure était. imaginée et réalisée seulement par l’art : en cherchant à la réaliser de parti-pris dans l’État, il se rendit compte de l’antagonisme entre cette mesure imaginaire et la réalité de l’arbitraire humain, de sorte que l’État et l’individu ne cherchèrent plus à se conserver qu’en dépassant cette mesure imaginaire. Lorsque la coutume naturelle, fut devenue la loi naturelle supportée volontairement, et la communauté de la tribu, l’État politique construit arbitrairement, l’instinct vital inconscient de l’homme se révolta contre la loi et l’État, avec toute l’apparence de l’arbitraire égoïste. Dans le conflit entre ce que l’homme reconnut pour bon et juste, en tant que loi et État, et ce vers quoi le poussait son instinct de bonheur — la liberté individuelle, l’homme dut en fin de compte s’apparaître incompréhensible, et cette erreur en soi fut le point de départ dn mythe chrétien. En ce mythe, l’homme individuel, dans son besoin de réconciliation avec soi-même, alla jusqu’à concevoir la rédemption à laquelle il aspirait, mais qu’il croyait réellement pensée dans la foi, en un être extra-terrestre en lequel loi et État étaient anéantis en tant que pensés comme [choses] comprises dans sa volonté impénétrable,

La nature, de laquelle le Grec avait reçu une conception exacte de l’homme, le chrétien l’avait totalement omise : pour lui, l’homme en désaccord avec soi-même et ayant besoin de rédemption, était son roi : elle ne pouvait lui apparaître que comme plus désunie et plus condamnable encore. La science qui divisait la nature en ses parties, sans en trouver le lien véritable, ne pouvait que seconder la conception chrétienne de la nature. .

Or, le mythe chrétien reçut une forme corporelle en la personne de l’homme, qui souffrit le martyre pour avoir attenté à la loi de l’État ; par l’assujettissement à la peine, il justifia la loi et l’État comme nécessités extérieures, mais en même temps, par sa mort volontaire, il abolit la loi et l’État en faveur d’une nécessité intérieure, de la libération de l’individu par la rédemption en Dieu. La puissance d’influence du mythe chrétien sur l’esprit réside dans la transfiguration par la mort, qu’il représente.

Le regard trouble et moribond d’une personne aimée qui, ne pouvant plus se rendre compte de la réalité, nous émeut encore une fois du dernier rayon de sa clarté, fait sur nous l’effet de la mélancolie la plus déprimante ; mais ce regard est accompagné d’un sourire de ses lèvres et de ses traits pâlis qui, né du sentiment de bien-être de la douleur mortelle enfin surmontée au moment de la complète disparition qui commence, fait sur nous l’impression de la béatitude supra-terrestre entrevue ; et cette béatitude ne peut être obtenue que par la mort du corps humain. Or, le disparu reste, au regard de notre souvenir, tel que nous l’avons vu à l’heure de son trépas ; notre pensée supprime de son image tout ce qu’il y avait de contingent et d’indéterminé dans son apparence extérieure ; notre œil spirituel, regard de notre faculté pensante, dans la douce apparence vaporeuse d’une félicité douce, et tranquille, ne voit que l’image pensée.

Ainsi le moment de la mort est pour nous comme la rédemption réelle en Dieu ; c’est par sa mort, en effet, que la personne aimée, quand nous pensons à elle, est séparée de la sensation de la vie ; [de la vie] dont nous oublions les délices, dans l’aspiration à de plus grandes délices imaginaires, mais dont nous conservons les douleurs, surtout dans l’aspiration à la béatitude, comme l’essence de la sensation de la vie.

Cette mort, et le désir ardent que nous en avons, est le seul contenu véritable de l’art issu du mythe chrétien ; il s’exprime comme une peur, une aversion, une crainte de la vie réelle, et comme une aspiration à la mort. La mort n’était pour les Grecs qu’une nécessité, non seulement, naturelle, mais encore morale ; mais seulement à l’égard de la vie, qui était en soi le véritable objet de toute conception artistique, La vie déterminait de soi-même sa réalité et sa nécessité spontanée, la mort tragique, qui n’était en soi autre chose que la cessation d’une vie remplie par le développement d’une individualité complète, et conduite pour mettre en valeur cette individualité. Or, pour le chrétien, la mort en soi était l’objet ; — la vie pour lui n’était justifiée et consacrée que comme une préparation à la mort, comme une aspiration à la mort. La mutilation du corps physique, consciente et exécutée de toutes les forces de la volonté, l’anéantissement intentionnel de l’être réel, tel était l’objet de l’art chrétien ; de sorte que cet [objet] ne pouvait qu’être décrit, raconté, mais non représenté, surtout dans le drame.

L’élément décisif du drame est le mouvement réalisé artistiquement d’un sujet nettement déterminé : or, un mouvement ne peut captiver notre intérêt que s’il progresse ; un mouvement décroissant affaiblit et détruit notre intérêt ; excepté lorsque s’exprime en lui la nécessité d’un repos.

Dans le drame grec, le mouvement progresse dès le commencement, de plus en plus rapide, jusqu’à la bienheureuse tempête de la catastrophe ; le drame chrétien authentique, sans mélange, dut commencer avec les orages de la vie, pour affaiblir le mouvement jusqu’à la mort fanatique. Les jeux de la Passion du moyen-âge représentaient la Passion de Jésus-Christ sous forme de tableaux vivants et changeants ; le plus important et le plus saisissant de ces tableaux représentait Jésus pendu sur la croix : des hymnes et des psaumes étaient chantés pendant cette exhibition. —

La légende, ce roman chrétien, pouvait seule donner une exposition attrayante des sujets chrétiens ; car — étant seule possible avec ces sujets — elle s’adressait exclusivement à l’imagination, mais non à l’intuition des sens. À la musique seule était réservé de représenter ces sujets, au moyen d’un mouvement extérieur, concrètement perceptible ; mais seulement parce qu’elle les résolvait entièrement en une simple situation de sentiment, en un mélange de couleurs sans dessin, qui s’éteignait dans le coloris fondu de l’harmonie, comme le mourant s’évade de la réalité de la vie. —

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Le second cycle de mythes, qui s’oppose au mythe chrétien, et qui exerce une influence décisive sur la conception et la création artistique de l’époque moderne est la Saga nationale des peuples de l’Europe moderne, et avant tout [celle] des [peuples] allemands.

Le mythe de ces peuples sortit, comme celui des Hellènes, de la conception de la nature, jusqu’à la création de dieux et de héros. Dans une légende — la légende de Siegfried — nous pouvons jeter aujourd’hui, avec une certaine précision, un regard jusqu’à sa substance originale, qui ne nous édifie pas peu sur l’essence du mythe en général. Nous y voyons des phénomènes naturels comme ceux du soleil, condensés par l’imagination en des personnages agissants, honorés, ou redoutés pour leurs actes, et qui, de dieux imaginés sous la forme humaine, furent métamorphosés en héros vraiment humains, ayant réellement vécu et dont les races et les tribus vivantes se flattaient d’être descendues.

Le mythe servant de norme et donnant la forme, justifiant des prétentions et enflammant à l’action, pénétra ainsi dans la vie ; il n’y fut pas conservé comme croyance religieuse, mais il s’y manifesta comme la religion pratiquée elle-même. Une quantité indéfinie d’événements et d’exploits glorieux vint enrichir ce mythe religieux formé pour la légende héroïque : mais, si variés que se présentassent ces exploits chantés par la poésie, ils n’apparaissent que comme des variations d’un type bien déterminé d’événements, que nous pouvons, par un examen rigoureux, réduire à une simple représentation religieuse. Dans cette représentation religieuse, empruntée à la conception de la nature, les manifestations les plus variées de la légende, ramifiées à l’infini, avaient, dans l’évolution tranquille de la légende particulière, leur point de départ toujours fécond : les formes de la légende, dans les nombreuses familles et tribus, pouvant toujours s’enrichir à nouveau d’événements réels, la formation poétique de ces faits nouveaux ne se créait inconsciemment, toutefois, que de la manière propre à la conception poétique, et celle-ci poussait de profondes racines dans cette même conception religieuse de la nature, qui avait jadis créé le mythe primitif.

La force poétique créatrice de ces peuples fut donc aussi religieuse, inconsciemment collective, prenant racine dans la conception primitive de l’essence de la chose. C’est sur cette racine que le christianisme mit la main : le prosélytisme chrétien pouvait s’attaquer à la végétation luxuriante de l’arbre populaire germanique, mais il chercha à extirper les racines qui l’avaient fait grandir sur le sol de l’existence. Le christianisme enleva la foi religieuse, la conception fondamentale de l’essence de la nature, et la repoussa par une foi nouvelle, par un nouveau mode de conception tout à fait opposé à l’ancien. S’il ne put jamais extirper entièrement la foi ancienne, il lui emprunta du moins sa riche force artistique de persuasion : mais ce que cette force avait créé jusque-là, la légende infiniment riche, demeura comme une branche arrachée du tronc et de la racine, le fruit qui, ne recevant plus désormais sa nourriture de son germe même, alimentait encore misérablement le peuple même. Là où, auparavant, le nœud qui reliait uniformément toutes les formes si diverses de la légende, avait consisté en la conception religieuse populaire, après la dissolution de ce lien, il ne pouvait que subsister une confusion de formes disparates, dont le chaos vacillait sans retenue et sans lien dans l’imagination encore à la recherche de distraction, mais non plus créatrice. L e mythe, devenu incapable de création, se brisa en ses éléments isolés et achevés, son unité [se morcela] en mille pièces, et le germe de son action en une infinité d’actions. Ces actions qui n’étaient en soi que des individualisations d’un grand acte primordial et, pour ainsi dire, des variations personnelles de cette même action nécessaire à l’essence du peuple dont elle est l’extériorisation, — furent à leur tour morcelées et défigurées de telle sorte qu’elles pouvaient être de nouveau rassemblées et utilisées à volonté en leurs fragments, pour alimenter l’instinct incessant d’une imagination — intimement paralysée et dépouillée de sa faculté d’extériorisation créatrice — qui ne pouvait plus qu’absorber des éléments extérieurs, mais non se manifester intimement. La dissolution et la mort de l’épopée allemande, telle qu’elle nous apparaît dans les formes confuses du Livre des héros, se révèle à nous dans une foule énorme d’actions qui se multiplie d’autant plus que toute substance proprement dite en est absente. —

Ce mythe, des conditions vitales originelles duquel le peuple avait perdu toute véritable intelligence, en acceptant le christianisme, se superposa à la conception christiano-religieuse comme pour une renaissance, lorsque la vie de son corps plein d’unité se fut dissoute par la mort dans la vie multiple de myriades de vers rongeurs fabuleux. Cette conception, d’après son caractère le plus intime ne pouvait vraiment qu’illuminer cette mort du mythe, et la parer d’une auréole mystique : elle justifiait en une certaine mesure sa mort, en même temps que dans son arbitraire capricieux, elle se représentait toute cette masse d’actions disparates et enchevêtrées qui ne pouvaient en soi être expliquées et justifiées que par une conviction comprise, acceptée du peuple, et propre à lui ; et comme cette conception n’était pas en état de comprendre ses causes déterminantes, elle conduisit vers la mort chrétienne comme vers le point de départ de la rédemption.

Le roman de chevalerie chrétien, en donnant l’expression fidèle de la vie médiévale, commence avec les restes cadavériques de la vie multiple du mythe héroïque antique, avec une foule d’actions dont la véritable pensée nous semble incompréhensible et fantaisiste, parce que leurs mobiles, qui reposent sur une tout autre conception de la vie que celle du christianisme, ont été perdus pour le poète : représenter par soi-même l’absence de but et le manque d’autorité de ces actions, et justifier par elles, pour le sentiment inconscient, la nécessité de la disparition des auteurs de ces actions — soit en acceptant sincèrement les règles de la vie chrétienne qui invitent à la contemplation et à l’inaction, soit par le témoignage le plus extérieur de la conception chrétienne [c’est-à-dire] par le martyre même ; — telle fut la tendance naturelle et la mission de la poésie chevaleresque spirituelle. —

Mais la matière primitive du mythe païen s’était enrichie même jusqu’à la variété la plus extravagante par le mélange de tous les sujets légendaires nationaux, déracinés comme l’était le sujet germanique. Par le christianisme, tous les peuples qui le reconnaissaient furent arrachés du sol de leur conception naturelle des choses, et les poèmes nés de celle-ci furent transformés en jongleries à l’usage d’une imagination effrénée. Les pays d’Orient et d’Occident avaient échangé ces sujets pendant . les croisades dans leur mêlée en masse et en avaient développé la variété jusqu’à la monstruosité. Le peuple qui, autrefois, ne saisissait dans le mythe que l’élément national, cherchait, maintenant qu’il avait perdu l’intelligence du côté païen, à le remplacer par un élément étranger toujours nouveau. Il avalait comme un affamé tout ce qui était exotique et étranger : son imagination avide d’aliments épuisait toutes les possibilités de l’imagination humaine pour les dissiper en des aventures inouïes et incohérentes.

La conception chrétienne finit par ne plus pouvoir diriger cet instinct, bien qu’elle l’eût créé en somme, et qu’il ne fût autre chose, à l’origine, que l’instinct d’échapper à la réalité incomprise, pour se satisfaire dans un monde imaginaire. Ce monde imaginaire devait, dans une débauche aussi grande de l’imagination, ne jamais trouver son prototype que dans les phénomènes du monde concret : l’imagination put enfin recommencer à procéder comme dans le mythe : elle condensa toute la réalité du monde concret qui lui fût saisissable en images poétiques, dans lesquelles elle individualisa l’essence de totalités, et qu’elle présenta ainsi comme des miracles extraordinaires.

Comme dans le mythe, cet instinct de l’imagination ne tendait, à la vérité, qu’à découvrir la réalité, la réalité même d’un monde extérieur énormément développé ; et la confirmation en ce sens ne manqua pas. Le désir d’aventures où l’on recherchait avidement la réalisation des fantaisies de l’imagination, finit par se résumer dans l’esprit d’entreprises où, après les résultats infructueux de l’aventure, mille fois tentée, le but poursuivi de la connaissance du monde extérieur fut cherché dans la jouissance du fruit d’expériences réelles, avec un soin sérieux appliqué à un but déterminé.

Les hardis voyages de découverte entrepris dans un but conscient, et les recherches approfondies de la science basées sur leurs données, nous révélèrent enfin le monde tel qu’il est en réalité. Par cette connaissance, le roman du moyen-âge fut anéanti, et la description de la réalité succéda à la description des phénomènes imaginaires.

Mais cette réalité n’a été altérée par nos erreurs que dans les phénomènes de la nature inaccessibles à notre activité. Nos erreurs étaient inhérentes à la réalité de la vie humaine avec une force immuable. Les vaincre et reconnaître la vie de l’homme selon la nécessité de sa nature individuelle et sociale, et finalement lui donner la forme, parce que cela est en notre pouvoir, tel est l’instinct de l’humanité depuis qu’elle a acquis du dehors la faculté de connaître dans leur essence les phénomènes de la nature ; car nous avons gagné par cette connaissance la mesure de la connaissance de la nature de l’homme.

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L’homme ne peut être compris qu’en relation avec l’homme en général, avec son milieu : isolé, l’homme moderne ne pourrait apparaître que comme la chose la plus incompréhensible de toutes. L’incessant conflit intime de cet homme qui s’était créé un chaos de conceptions torturantes, entre le vouloir et le pouvoir, qui l’avaient amené à lutter contre soi-même, à se ronger, et à se jeter à corps perdu dans la mort chrétienne, — ce n’était pas aussi facile à expliquer par la nature de l’individu humain, ainsi que le christianisme avait cherché à le faire, que par la fausse conception de cette nature où il avait apporté des vues erronées sur l’essence de la" société. Les pénibles idées qui troublaient cette conception durent être réduites à la réalité qu’elles recelaient, et le chercheur reconnut que cette réalité était le véritable état de la société humaine. Mais, cet état où des millions d’illégalités entretenaient les milliers de privilèges, où l’homme était séparé de l’homme par d’infranchissables barrières imaginaires, [cet état] ne pouvait se comprendre en dehors de lui-même ; il fallut l’expliquer par des traditions historiques devenues des droits, par des faits concrets, et enfin par l’esprit des événements historiques et par les mobiles qui les avaient provoqués.

Ces faits historiques s’accumulèrent sous les yeux scrutateurs du chercheur en une masse si énorme de récits d’événements et d’actions, que la luxuriante matière du roman médiéval apparut pauvre et nue, en comparaison. Et cependant cette masse, qui se subdivisait de plus en plus et s’offrait à la réflexion attentive, le chercheur devait pénétrer jusqu’en ses profondeurs, selon la réalité des conditions de la vie humaine, pour découvrir dans son chaos apparent la seule chose qui valût la peine de tant de fatigues, l’homme réel, non défiguré, dans la vérité de sa nature. Devant l’inépuisable quantité de réalités historiques, l’homme seul fut obligé d’assigner des bornes à son zèle d’exploration : d’un vaste ensemble de faits qu’il n’osait qu’indiquer encore, il dut détacher des situations pour les coordonner avec plus de précision, coordination sans laquelle tout exposé historique en général reste inintelligible. Mais, même dans les limites les plus étroites, cet ensemble qui seul rend intelligible une action historique n’était possible qu’au moyen de la description circonstanciée d’un milieu pour lequel nous ne pouvons éprouver quelque intérêt que si elle est faite de la façon la plus vivante. L’érudit éprouvant la nécessité de cette description, devait redevenir poète : mais il ne pouvait procéder que d’une façon diamétralement opposée à celle du poète dramatique.

Le poète dramatique condense le milieu où agit le personnage, pour une exposition facile à embrasser du regard, afin que l’action de ce personnage, qui, d’après son caractère comme par son extérieur, résume une action principale étendue, résulte des pensées essentielles de cet individu, afin de permettre à cette individualité de donner une conclusion à ses pensées, et pour représenter en elle l’essence de l’homme en général, suivant une tendance déterminée.

Le poète du roman au contraire doit rendre compréhensible l’action du personnage historique principal d’après les nécessités extérieures de son milieu : pour nous donner l’impression de la vérité historique, il doit tout d’abord faire comprendre le caractère de ce milieu, car c’est sur lui que sont fondées toutes les exigences qui déterminent l’individu à agir comme il le fait et non autrement. Dans le roman historique, nous cherchons à nous rendre intelligible l’homme que nous ne pouvons envisager du point de vue purement humain. Si nous voulons nous représenter toute nue et toute simple l’action d’un homme historique comme une [action] purement humaine, celle-ci nous apparaîtra des plus arbitraires, absurde et, à tout le moins, non-naturelle ; parce que nous ne pouvons justifier par la nature purement humaine l’esprit de cette action.

L’esprit d’un personnage historique est l’esprit de cet individu, mais seulement autant qu’il repose sur une idée généralement reçue de l’essence des choses ; cette idée généralement reçue, idée purement humaine, n’est pas valable en tous temps et en tous lieux ; mais elle ne trouve son explication que dans une situation purement historique qui se modifie au cours des temps et n’est la iurine à aucune autre époque. Or, nous ne pouvons nous expliquer cette circonstance et ses modifications que si nous suivons tout l’enchaînement des faits historiques qui, dans leurs rapports multiples, agirent de telle sorte sur une circonstance historique plus simple, que celle-ci en reçut précisément cette forme, et que cet esprit s’exprima en lui comme une idée généralement reçue.

L’individu dans l’acte duquel cet esprit s’exprimera, doit donc, pour nous faire saisir ses idées et ses actes, être réduit au minimum de liberté individuelle : — ses idées, si elles doivent être expliquées, ne peuvent être justifiées que par les idées de son milieu ; celui-ci, à son tour, ne peut nous être précisé que dans des actes qui doivent d’autant moins remplir tout le temps de la représentation artistique, que le milieu ne nous est compréhensible que dans une extension et un morcellement infinis.

Ainsi le poète du roman peut ne s’occuper presque exclusivement que de la description du milieu, et pour être intelligible, il doit être circonstancié. Ce que le dramaturge suppose pour l’intelligence du milieu, le poète du roman doit y appliquer toute sa faculté d’expression ; l’idée généralement reçue, sur laquelle se base le dramaturge, le romancier doit la développer artificiellement et la fixer au cours de son exposition. Le drame procède donc du dedans au dehors, le roman, du dehors au dedans.

Le dramaturge s’élève d’un milieu simple, intelligible à tous, à un développement de plus en plus riche de l’individualité ; le romancier descend, épuisé, d’un milieu compliqué, difficile à comprendre, à l’analyse de l’individu qui, pauvre en soi, ne peut devenir une individualité que grâce à ce milieu. Dans le drame, une individualité pleine de sève et qui se développe entièrement d’elle-même, enrichit son milieu ; dans le roman, c’est le milieu qui apaise la faim dévorante d’une individualité nulle. Ainsi le drame nous révèle l’organisme de l’humanité en se représentant l’individualité comme essence de l’espèce ; tandis que le roman représente le mécanisme de l’histoire, d’après lequel le genre devient l’essence de l’individu. Et c’est ainsi que la création artistique est organique dans le drame, mécanique dans le roman : car le drame nous donne l’homme, le roman nous explique le citoyen de l’État ; l’un nous montre la plénitude de la nature humaine; celui-ci justifie par l’État son indigence : le drame produit donc par une nécessité intérieure, le roman, sous une contrainte extérieure. —

Or, le roman est un produit, non pas arbitraire, mais nécessaire de notre évolution moderne; il donnait la traduction artistique fidèle des événements de la vie, qui étaient représentés artistiquement non par lui, mais par le drame. Le roman aspire à représenter la réalité, et son effort a été si sincère, qu’il a fini par s’anéantir soi-même comme œuvre d’art, devant cette réalité. Comme forme artistique, le roman a atteint son apogée lorsque, du point de vue d’une nécessité purement artistique, il s’appropria, dans la création de types, le procédé du mythe. De même que le roman médiéval concentrait une multitude de faits [tirés] de peuples, de pays et de climats étrangers, en des figures merveilleuses, le roman historique moderne chercha à représenter les nombreuses manifestations de l’esprit de toute une période historique en tant que manifestations de l’essence d’un individu historique particulier. Ici, le romancier ne pouvait que se conformer à la manière usuelle de concevoir l’histoire. Afin d’ordonner synoptiquement la masse débordante des faits historiques, nous ne considérons d’ordinaire que les personnages les plus importants et nous incarnons en eux l’esprit d’une époque. La plupart du temps, les seuls personnages de ce genre que nous transmettent les documents de la chronique sont les chefs, dont Tordre et la volonté engendrent les entreprises historiques et les combinaisons d’État. Les idées peu claires et les façons d’agir contradictoires de ces chefs, mais surtout le fait qu’ils n’ont jamais atteint réellement le but de leurs efforts, nous ont tout d’abord faussé l’esprit de l’histoire ; de sorte que nous avons cru devoir expliquer l’arbitraire qui réside dans les actes des princes, par les influences supérieures et insondables qui dirigent et déterminent à l’avance la marche et le but de l’histoire. Ces facteurs de l’histoire nous apparurent sans volonté, ou comme des instruments qui, dans les mains d’une puissance surhumaine, divine, [agissaient] en contradiction avec leur volonté même. Nous avons pris les données finales de l’histoire pour la raison de leur mouvement, ou pour un but vers lequel un esprit supérieur s’était efforcé avec conscience, dès le principe. De ce point de vue, les commentateurs et les historiens se sont crus autorisés à faire dériver les actions arbitraires en apparence des personnages principaux de l’histoire, de pensées où se reflétait la conscience cachée d’un esprit directeur universel : ils détruisaient ainsi la nécessité inconsciente des mobiles de leurs actes, et lorsqu’ils croyaient leurs actes entièrement justifiés, ils les présentaient comme pleinement volontaires. —

C’est grâce à ce procédé, qui modifia et faussa les faits historiques par une combinaison arbitraire, que le roman parvint à créer uniquement des types et à s’élever, comme œuvre d’art, jusqu’à une certaine hauteur, d’où il put apparaître de nouveau capable de devenir drame. L’époque moderne a produit beaucoup de drames de ce genre, et le plaisir est si grand aujourd’hui de faire de l’histoire au profit de la forme dramatique, que nos habiles jongleurs du théâtre historique s’imaginent avoir découvert le secret de l’histoire même, au profit de l’industrie théâtrale. Us se croyaient d’autant plus fondés dans ces procédés, que ceux-ci leur donnent la possibilité même d’imposer à cette dramatisation de l’histoire la plus parfaite unité de lieu et de temps : ils pénétraient au plus profond de tout le mécanisme historique, et ils en avaient trouvé comme le cœur, dans l’antichambre du prince où se réglaient alors, entre le lever et le souper, les affaires mutuelles entre l’homme et l’État.

Cependant, le drame historique moderne a prouvé avec évidence que cette unité artistique est aussi fausse que cette histoire, et qu’il ne peut sortir que des mensonges de la réalité controuvée. Or, nous savons que l’histoire véritable n’est pas une matière pour le drame,et ce drame historique nous a montré clairement que le roman même ne peut s’élever comme forme d’art à la hauteur qu’il ne lui est permis d’atteindre qu’en péchant contre la vérité historique.

Le roman est retombé de cette hauteur pour s’adonner à la représentation fidèle de la vie historique, en renonçant à la pureté qui lui était assignée comme œuvre d’art.

Le libre arbitre apparent, dans les actes des principaux personnages historiques, ne pouvait donc être expliqué, à l’honneur de l’humanité, que par ce fait qu’il avait trouvé le terrain sur lequel ils avaient grandi nécessairement et spontanément. Si on croyait devoir se représenter cette nécessité d’abord comme planant dans les hauteurs, au-dessus des principaux personnages historiques, et les utilisant comme instruments, avec une sagesse transcendante, lorsqu’on fut persuadé enfin de la stérilité tant artistique que scientifique de cette conception, les penseurs et poètes cherchèrent alors à découvrir cette nécessité explicative dans les profondeurs, dans les fondements de toute l’histoire.

Le terrain de l’histoire est la nature sociale de l’homme : toute la marche de l’histoire provient du besoin qu’a l’individu de se réunir à l’essence de son espèce, pour porter, dans la société, ses facultés à leur plus haute valeur. Les phénomènes historiques sont les expressions du mouvement intime dont le germe est la nature sociale de l’homme. Mais la force qui actionne cette nature est l’individu, qui ne peut apaiser son instinct de bonheur que dans la satisfaction de son besoin nécessaire de vivre. Or, l’évolution de l’époque moderne se révélait ainsi : des manifestations de cette nature, conclure à son essence — de la mort de l’acte accompli, revenir à la vie intérieure de l’instinct social de l’homme, dont cet acte était sorti, fruit complet, mûr et qui va tomber. —

Ce que le penseur conçoit selon sa nature, l’artiste cherche à le représenter sous son apparence : les phénomènes sociaux qu’il a reconnus, lui aussi, comme le terrain de l’histoire, le poète s’est efforcé de les représenter en un ensemble où il pût les expliquer. Il comprit le milieu habituel de la vie bourgeoise comme l’ensemble le plus évident des phénomènes de la société, afin de s’expliquer en en dépeignant les conditions, l’homme qui, éloigné de la participation aux manifestations de l’histoire, lui semblait pourtant conditionner ces phénomènes. Mais cette société bourgeoise n’était, — comme je l’ai déjà dit, — qu’un sédiment de l’histoire qui l’opprimait d’en haut, du moins d’après sa forme extérieure.

Depuis la consolidation de l’État moderne, la vie nouvelle du monde prend toutefois son point de départ dans la société bourgeoise : l’énergie vivante des phénomènes historiques s’émousse dans la mesure où la société bourgeoise cherche à faire valoir ses exigences dans l’État. Mais précisément, par son indifférence intime pour les phénomènes historiques, qu’elle considère avec apathie et sans intérêt, elle nous montre de quel poids ils pesaient sur elle, et avec quel respectueux dégoût elle envisage cette oppression.

Notre société bourgeoise n’est pas un organisme vivant, en tant qu’elle est influencée de haut en bas dans sa constitution par les effets rétroactifs de l’histoire. La physionomie de la société bourgeoise est la physionomie de l’histoire assoupie, défigurée, affaiblie jusqu’à manquer d’expression : ce que l’histoire exprimait par un mouvement vivant dans le souffle du temps, la société le donne par une extension inerte clans l’espace. Or, cette physionomie est la marque de la société bourgeoise, sous laquelle elle cache encore cet homme aux regards qui cherchent l’être humain : le narrateur littéraire de cette société ne pouvait guère que retracer les traits de ce masque, mais non pas ceux de l’homme véritable ; plus cette peinture était fidèle, plus l’œuvre d’art devait perdre en force d’expression vivante.

Quand on leva ce masque, afin de rechercher derrière lui les traits sans fard de la société humaine, un chaos de laideur et de choses informes s’offrit tout de suite aux regards. Cet homme, élevé seulement sous le vêtement de l’histoire, estropié et gâté dans sa vraie nature, avait conservé pour l’artiste une apparence supportable. Ce vêtement une fois ôté par lui, nous le révéla, à notre stupéfaction, sous une forme laide et rabougrie qui n’avait plus rien de commun avec l’homme véritable, tel que nous nous l’étions représenté en pensée, dans la plénitude de son essence ; le seul point par lequel il lui ressemblait était le regard douloureux du moribond, — ce regard dont le christianisme avait retiré son enthousiasme fanatique. L’artiste se détourna de ce spectacle, pour rêver — comme Schiller — à la beauté dans le royaume de la pensée, ou — comme Gœthe — sous le vêtement de la beauté artistique, autant que celui-ci pouvait lui convenir. Son roman de Wilhelm Meister fut ce vêtement sous lequel Gœthe chercha à se rendre supportable le spectacle de la réalité ; il répondait à la réalité toute nue de l’homme moderne autant que celui-ci même était imaginé et représenté comme s’efforçant de [trouver] une forme artistiquement belle.

Jusque-là, la forme humaine avait été dissimulée à l’œil de l’artiste non moins qu’au regard de l’historien érudit, sous le vêtement de l’histoire ou sous l’uniforme de l’État : on avait pu imprimer des fantaisies sur ce costume, et discuter à propos de cette forme. Poètes et penseurs disposaient à leur discrétion d’un immense assortiment de formes, sous lesquelles ils pouvaient se figurer, selon leur désir artistique, ou leur conception arbitraire, l’homme qu’ils ne comprenaient plus jamais que sous ce costume qui lui était imposé du dehors.

La philosophie s’était laissé abuser par ce vêtement sur la véritable nature de l’homme ; mais le poète du roman historique n’avait été — en un certain sens, — qu’un simple dessinateur de costumes. En découvrant la véritable forme de la société moderne, le roman conquit une situation plus positive : le poète ne pouvait plus se livrer à la fantaisie artistique, maintenant qu’il avait découvert devant soi la vérité toute nue, qui remplissait le spectateur d’horreur, de pitié et de colère. Mais il n’avait besoin que de représenter cette réalité sans vouloir se faire d’illusion sur elle, — il ne savait que ressentir de la compassion, et ainsi sa colère prit naissance. Il avait encore pu inventer, lorsqu’il ne s’était efforcé que de représenter rétonnante stérilité de notre société ; mais l’aversion profonde que devait susciter en lui ce qu’il représentait, l’induisit à passer de la contemplation béate du poète à la réalité, où il ne pouvait plus qu’éprouver des désillusions croissantes, même pour combattre en celle-ci au profit du véritable besoin ressenti par la société humaine.

Dans cette marche vers la réalisation pratique, la poésie du roman dépouilla son vêtement artistique : son unité possible comme forme d’art dut — pour agir intelligiblement, — se morceler dans la multiplicité positive d’événements quotidiens. Un lien artistique fut impossible, là où tout luttait pour la dissolution, où le lien de contrainte de l’État historique devait être rompu. Le roman devint journalisme ; son contenu se morcela en articles politiques ; son art devint rhétorique de tribune, et le souffle de son discours, l’appel au peuple.

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C’est ainsi que l’art du poète est devenu de la politique : personne ne peut faire de poésie sans faire de politique. Mais l’homme politique ne deviendra jamais poète, s’il ne cesse d’être homme politique : ne pas être homme politique dans un monde purement politique équivaut à ne pas exister du tout; celui qui, aujourd’hui, se soustrait encore à la politique, ne fait que mentir à son propre être. Le poète ne pourra exister de nouveau, tant que nous aurons de la politique,

La politique est le secret de notre histoire et des conditions qui en dérivent. Napoléon l’a proclamé. Il disait à Gœthe : depuis la domination romaine, la politique a pris la place du fatum dans le monde antique. —

Comprenons bien l’expression du pénitent de Sainte-Hélène. Elle résume en elle toute la vérité de ce que nous devons comprendre pour nous expliquer le contenu et la forme du drame.