Opéra et Drame (Wagner, trad. Prod’homme)/Partie 2/Chapitre V

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1851
traduit de l’allemand par J.-G. Prod’homme, 1913

Deuxième partie : Le Spectacle et l’essence de la poésie dramatique





V



Le miracle, dans l’œuvre du poète, diffère du miracle dans le dogme religieux, en ce sens qu’il ne supprime pas, comme celui-ci, la nature des choses, mais plutôt qu’il la rend intelligible au sentiment.

Le miracle judéo-chrétien déchirait les liens entre les phénomènes naturels, afin de faire paraître la volonté divine, comme placée au-dessus de la nature. Il n’était nullement la condensation d’un vaste enchaînement de rapports en vue de leur intelligence par le sentiment ; on ne s’en servait qu’en vue de lui-même. On l’exigeait comme le témoignage de la force surhumaine de celui qui se donnait comme étant d’extraction divine et en qui on ne voulait croire avant qu’il n’eût justifié, aux propres yeux des hommes, de sa qualité de maître de la nature, c’est-à-dire de son pouvoir de la tourner et de la retourner à volonté. On demandait par conséquent un miracle de ce genre à celui qu’on ne considérait pas comme sincère en soi et d’après ses actes naturels, car on ne s’était proposé de le croire qu’après qu’il aurait accompli quelque acte incroyable, inintelligible.

Cela supposait donc nécessairement, aussi bien de la part dû ceux qui demandaient le miracle, que de la part du thaumaturge, la négation, par principe, de l’entendement ; par contre ce qu’exigeaient le faiseur de miracles et le témoin du miracle, c’était la foi absolue.

Or l’entendement poétique ne se soucie guère de la foi qu’on ajoute à sa communication, mais bien plutôt de sa compréhension par le sentiment. Ce qu’il veut, c’est représenter, dans une image facilement intelligible, un vaste enchaînement de phénomènes naturels. Il faut donc que cette image corresponde à ces phénomènes, en sorte que la sensibilité spontanée la reçoive sans résistance, sans être incitée à en chercher l’interprétation. Le trait caractéristique du miracle dogmatique consiste donc en ceci, qu’il subjugue impérieusement l’entendement par l’impossibilité pour celui-ci de trouver une explication qu’il cherche malgré tout, et que cette sujétion est précisément le but qu’il veut atteindre. Le miracle dogmatique est donc aussi impropre à l’art que le miracle du poète est le produit le plus éminent et le plus indispensable de la faculté d’intuition et d’expression artistique.

En examinant plus en détail le procédé du poète dans la production de son miracle, nous remarquons d’abord qu’afin de pouvoir représenter, dans un ensemble aisément intelligible, un vaste enchaînement d’actions se déterminant entre elles, le poète est obligé de condenser ces actions en elles-mêmes dans de telles proportions que, tout en pouvant être facilement embrassées du regard, elles ne gardent rien de la richesse de leur contenu. Une simple abréviation ou une élimination d’éléments d’action plus faibles n’aurait pour conséquence que de défigurer les éléments qu’on aurait conservés, car ces éléments d’action, plus puissants, ne peuvent être justifiés pour le sentiment que comme résultant du renforcement progressif des éléments plus faibles.

Les éléments qui ont été éliminés en vue de circonscrire l’espace destiné à la vision artistique, doivent donc être transportés dans les éléments principaux mêmes qui doivent y être contenus d’une manière quelconque reconnaissable pour la sensibilité. Si la sensibilité ne peut s’en passer, c’est parce qu’elle a besoin, pour l’intelligence de l’action principale, de ressentir du même coup les motifs d’où celle-ci est issue et qui se manifestaient dans ces éléments d’ordre inférieur. Le point culminant d’une action est en lui-même un moment d’une durée très courte, et qui, en tant que simple fait, est insignifiant, s’il ne nous apparaît pas comme motivé par des états d’âme qui, par leur nature même, mettent à contribution notre sympathie : l’entassement de motifs de ce genre ravira nécessairement au poète toutes les possibilités de les justifier devant notre sentiment, car c’est précisément cette justification, cet exposé des motifs, qui doit remplir l’espace réservé à l’œuvre d’art, et cet espace serait complètement gaspillé s’il était rempli d’une masse d’éléments d’action dont on ne saurait justifier la présence.

Pour être compris, le poète est, par conséquent, obligé de limiter les éléments d’action de façon à pouvoir gagner toute la place nécessaire à l’exposé des motifs de ceux qu’il aura retenus : tous les motifs que recelaient les éléments éliminés seront alors incorporés aux motifs de l’action principale, mais de telle manière qu’ils ne paraissent pas isolés, car ils produiraient leurs éléments d’action particuliers — et notamment ceux qui ont été éliminés. Ils doivent être au contraire contenus dans le motif principal, de sorte qu’ils ne tendent pas à le morceler, mais à le renforcer dans son ensemble. Mais en renforçant le motif, on renforce encore, nécessairement, l’élément d’action lui-même, celui-ci n’étant, pris en lui-même, qu’une manifestation adéquate du motif. Un motif puissant ne peut s’exprimer en un moment d’action faible ; action et motif deviendraient alors incompréhensibles. —

Donc, pour faire ressortir d’une manière claire le motif principal, renforcé de tous les motifs qui, dans la vie ordinaire, se manifestent dans un grand nombre d’actions différentes, il est nécessaire que l’action déterminée par lui soit également plus forte, plus puissante et plus étendue dans son unité que celles que produit la vie courante, où la même action se déioule reliée à une multitude d’actions secondaires et échelonnée sur un espace plus vaste et un laps de temps plus long. Le poète qui a resserré des actions secondaires, ainsi que cet espace et cette durée, en vue d’une compréhension plus nette, avait non seulement à réduire cet ensemble par des coupures, mais encore et surtout à condenser ce qu’il contenait d’essentiel : or, cette forme condensée de la vie véritable ne saurait être comprise par le poète que si, — placée en face d’elle-même, — elle lui apparaît agrandie, renforcée, sortant de l’ordinaire. C’est qu’à travers la multiplicité des actions qu’il disperse dans l’espace et le temps, l’homme est incapable de comprendre sa propre vie ; mais l’image dans laquelle cette activité a été condensée en un seul de ses éléments, renforcé au possible, et qui, bien que pris en lui-même, paraît certainement sortir de l’ordinaire et tenir du merveilleux, ne fait pourtant rien apparaître de ces caractères peu communs et merveilleux, au point que le spectateur ne le conçoit pas comme un miracle, mais comme la représentation la plus intelligible de la réalité.

Au moyen de ce miracle, le poète est à même de représenter, dans un ensemble extrêmement clair, les enchaînements d’actions les plus vastes. À cet effet, il suffit qu’il renforce les traits caractéristiques de ses personnages, en raison directe de la multiplicité et de l’étendue de l’ensemble qu’il voudrait nous faire embrasser, Il condensera également, en des formes tenant du merveilleux, pour les faire paraître adéquats aux mouvements de ses personnages, les durées les plus longues et les espaces les plus vastes ; il réunira de même les particularités d’éléments infiniment dispersés dans l’espace et dans le temps pour en faire le contenu d’une particularité plus marquée, comme il a rassemblé les motifs dispersés en un motif principal, et il accentuera la manifestation de cette particularité, comme il a renforcé l’action résultant de ce motif. Les formes mêmes les plus extraordinaires que le poète est amené à représenter, en recourant à cette méthode, ne seront, à vrai dire, jamais hors nature, et cela parce que l’essence de la tjature n’y est nullement altérée : seules, ses manifesta lions y sont réduites en une image nette et intelligible que seul l’homme [doué d’une nature d’] artiste peut comprendre. La hardiesse poétique qui a réuni les manifestations de la nature en une telle image, peut même être une qualité utilisable avec succès, pour nous seulement qui sommes, par expérience, éclairés sur l’essence de la nature.

Tant que les phénomènes de la nature étaient simplement un objet de l’imagination, celle-ci devait nécessairement leur être assujettie : leur apparence née de l’illusion les influençait et les conditionnait aussi dans la conception du monde des phénomènes humains, de telle sorte que tout ce qui, en elle, était inexplicable, — c’est-à-dire ’. l’inexpliqué, — ils le faisaient dériver de la décision arbitraire d’une force extra-naturelle et extrahumaine qui, finalement, supprimait du même coup, dans le miracle, et la nature et l’homme.

Comme réaction contre cette croyance au miracle, le poète lui-même a subi le mouvement rationnellement prosaïque, qui exigeait la renonciation au miracle ; cela se produ’sit à l’époque où les phénomènes qu’on n’avait jusqu’alors contemplés qu’avec les yeux de l’imagination, devinrent l’objet de la spéculation scientifique de l’entendement. Mais l’entendement scientifique ne fut pas lui-même fixé sur l’essence de ces phénomènes, tant qu’il s’imagina qu’il pourrait les rendre intelligibles par la seule mise à nu anatomique de leurs particularités intérieures ; or, nous avons une certitude à ce sujet, depuis le moment où nous avons reconnu que la nature était un organisme vivant et non un mécanisme construit selon une intention ; [depuis le moment] où nous nous sommes rendu compte qu’elle n’a pas été créée, mais qu’elle est elle-même l’éternel devenir ; qu’elle contient en elle et ce qui engendre et ce qui donne la naissance, [l’élément] mâle et [l’élément] femelle ; que l’espace et le temps, dont nous croyions qu’ils l’entouraient, ne sont que des abstractions de sa réalité ; qu’en outre, le fait de savoir ces choses devrait, en général, nous suffire, parce que nous n’avons plus besoin, pour sa confirmation, d’explorer par des calculs mathématiques des régions infiniment éloignées, étant à même de trouver à proximité de nous, dans les phénomènes les plus insignifiants de la nature, des preuves pour montrer ce qui peut nous être apporté de ces régions lointaines pour la confirmation de notre science de la nature.

Mais, depuis, nous savons également que nous existons pour jouir de la nature, parce que nous pouvons en jouir, c’est-à-dire parce que nous sommes aptes à cette jouissance. Or, la jouissance de la nature la plus conforme à la raison est celle qui satisfait à notre aptitude universelle de jouir : c’est dans ce caractère d’universalité propre aux organes de réceptivité humaine et dans leur aptitude à pouvoir être aiguisée au plus haut degré en vue de la jouissance, que réside la seule mesure selon laquelle l’homme doit jouir ; l’artiste qui s’adresse à cette aptitude supérieure de jouir ne doit, par conséquent, régler que sur cette mesure celle des phénomènes qu’il voudrait lui communiquer, dans leur connexité, et cette [mesure] n’a besoin de se régler sur les manifestations de la nature dans ses phénomènes, qu’en tant que ces manifestations doivent être conformes à son contenu essentiel que le poète n'altère pas par exagération et renforcement, mais — dans son extériorisation même, - qu'il resserre selon une mesure adéquate à celle de la plus grande exaltation du désir humain de comprendre un vaste enchaînement de faits. C'est seulement sa compréhension la plus entière de la nature qui permet au poète d'en faire défiler les phénomènes devant nous, sous une forme qui tient du merveilleux, car ce n'est que sous cette forme qu'ils nous soient compréhensibles, comme conditions d'actions humaines intensifiées.

Seul l'entendement qui la décompose en ses parties les plus isolées, voit la nature dans son existence réelle. Quand il veut se représenter ces éléments dans leur enchaînement organique, il se substitue spontanément au calme contemplatif de l'entendement un état d'esprit qui s'élève peu à peu pour ne plus être qu'un pur état d'esprit de sentiment. Sous l'influence de cette disposition, l'homme rapporte inconsciemment la nature à lui-même, car c'est sa sensibilité d'individu humain qui a fait naître en lui cet état d'esprit, dans lequel il a ressenti la nature sous l'action d'une impression déterminée. Quand l'exaltation de ses sentiments est à son comble, l'homme aperçoit dans la nature un être compatissant, car celle-ci détermine en effet d'une manière inéluctable, par le caractère de ses manifestations, le caractère de l'état d'esprit de l'homme. Ce n'est que sous l'action de la froideur égoïste de l'entendement, que l'homme peut se soustraire à cette impression immédiate de la nature, bien que, là encore, il soit obligé de s'avouer qu’il subit quand même son influence immédiate. —

Dans les moments de grande exaltation, l’homme perd, au contact des phénomènes de la nature, jusqu’à la notion du hasard : quand nous sommes indifférents, ou dominés par des sentiments égoïstes qui ne nous laissent ni l’envie ni le temps de réfléchir sur les raisons de leur connexité dans un enchaînement de faits naturels, les manifestations de la nature, qui, produites par un enchaînement organique fondé, certes, mais dont l’intervention, dans notre vie courante, semble à première vue arbitraire, sont conçues par nous comme [effets du] hasard ; selon notre intérêt personnel, nous devons les utiliser comme favorables, ou les écarter comme nuisibles. Par contre, l’homme en but à une agitation profonde, quand sous la poussée de son émotion intérieure, il se tourne subitement vers la nature, y trouve, selon les manifestations de celle-ci, soit un aliment nouveau pour son état d’esprit, soit une impulsion tendant à la modifier. Il attribue à ce qui le domine ou lui donne ainsi un appui, une force d’autant plus grande que cet état d’esprit est plus puissant. Il sent inconsciemment sa propre connexité, qu’il perçoit avec la nature exprimée également dans une vaste connexité de phénomènes naturels actuels, avec lui-même, avec son état d’esprit ; il reconnaît dans la nature l’état d’esprit, intensifié ou modifié par elle, de ses propres émotions, le rapportant ainsi à lui dans ses manifestations les plus puissantes, dans la mesure où il se sent lui-même conditionné par elle. Dans ce vaste flux et reflux des phénomènes de la nature qu’éprouve son sentiment, ceux-ci se condensent en une forme précise à laquelle il attribue une perception individuelle correspondant à l’impression que cette forme a produite sur lui et sur son propre état d’esprit, ainsi que, finalement, des organes — à lui compréhensibles, — pour exprimer cette perception.

Alors il s’entretient avec la nature, et elle lui répond. — Dans ce dialogue, ne comprend-il pas mieux la nature que celui qui l’observe an microscope ? Que comprend celui-ci à la nature, sinon ce qu’il n’a pas besoin de comprendre ? L’autre, au contraire, perçoit d’elle ce dont il a besoin au moment de la plus grande exaltation de son être et il embrasse ainsi la nature sur une étendue infiniment plus grande et de telle façon que l’intelligence la plus vaste serait incapable de la représenter. Ici, l’homme aime la nature ; il l’annoblit et l’élève au rang d’une associée sympathique aux états d’âme les plus élevés de l’homme, dont elle déterminait d’elle-même inconsciemment l’être physique [1].

Si maintenant nous voulons définir avec exactitude l’œuvre du poète réalisée avec la plus grande perfection imaginable, nous serons obligés de la donner comme un mythe justifié par la conscience humaine la plus lucide, inventé nouvellement, en concordance avec l’intuition de la vie toujours actuelle, et présenté sous sa forme la plus intelligible, dans le drame. —

Il ne nous reste plus qu’à nous demander par quels moyens d’expression nous rendrons ce mythe le plus intelligible. Nous sommes obligés, à cet effet, de revenir sur le moment de cette œuvre d’art qui la détermine d’une manière essentielle et qui est la justification nécessaire de l’action par ses motifs, en vue de laquelle l’entendement poétique s’adresse au sentiment inconscient, fondant ainsi la compréhension de cette justification sur la sympathie spontanée de celui-ci. Nous avons vu que la condensation nécessaire pour comprendre pratiquement des moments d’action qui, dans l’existence réelle, offrent des ramifications s’étendant à l’infini, était déterminée par le désir du poète de représenter un ensemble considérable de phénomènes connexes de la vie humaine, qui seul pouvait rendre compréhensible la nécessité de ses phénomènes. En conformité avec son but principal, le poète ne pouvait rendre cette condensation possible qu’en insérant les motifs des éléments d’action déterminés dans ceux des éléments d’action destinés à la représentation réelle, et il justifiait cette intervention devant le sentiment, en la faisant paraître comme un renforcement des motifs principaux ; ceux-ci, de leur côté, déterminent un renforcement des éléments d’action adéquats. .Nous avons vu, enfin, qu’on ne pouvait parvenir à ce renforcement de l’élément d’action, qu’en élevant cette action au-dessus de la commune mesure humaine, par la création poétique du miracle ; d’une chose qui, tout en étant entièrement conforme à la nature humaine, porte cependant les capacités de celle-ci à un degré d’exaltation et de puissance auquel on ne saurait atteindre par la vie ordinaire ; d’un miracle qui ne doit pas être en dehors de la vie humaine, mais qui, tout en ayant ses racines en elle, doit cependant la dépasser suffisamment pour s’élever d’une façon évidente au-dessus de la vie ordinaire ; — maintenant nous avons à bien nous entendre sur [la question de savoir] en quoi doit consister le renforcement des motifs d’où résultera ce renforcement des éléments d’action.

Dans le sens [que nous avons] indiqué, que veut dire « renforcement des motifs » ?

Nous avons déjà vu qu’il est impossible d’entendre par là, une accumulation de motifs, car ceux d’entre eux qui ne pourraient se manifester par des actes seraient inintelligibles au sentiment, et l’entendement même, — s’il les comprenait, — ne serait pas capable d’en trouver la justification. Dans une action serrée, beaucoup de motifs pourraient paraître mesquins, dus à un caprice, indignes, et ne pourraient être employés ailleurs que dans la caricature d’une grande action. Le renforcement d’un motif ne peut donc consister dans une simple adjonction de motifs moins importants, mais dans une fusion complète de nombreux motifs avec ce [motif] unique. Une aspiration propre à différents hommes ayant vécu à des époques différentes et dans des circonstances différentes, et dont les formes varient avec ses différences, doit, — du moment que ces hommes, ces époques et ces circonstances présentent, au fond, une ressemblance typique et mettent par eux-mêmes à découvert devant la conscience contemplative, un côté essentiel de la nature humaine, — être ramenée à l’aspiration d’un homme, à une époque déterminée et dans des circonstances déterminées. Toutes les différences extérieures doivent, dans l’aspiration de cet homme, être élevées à un objet déterminé, où ladite aspiration devra se manifester dans toute son étendue et intégrité. Cela ne signifie rien, sinon que l’aspiration en question doit être dépouillée de tout ce qui est contingent ou particulier, et présentée dans la plénitude de son véritable aspect, comme une expression de sentiment nécessaire et purement humaine. Est incapable d’une telle expression de sentiments l’homme qui n’est pas encore fixé sur ce qui constitue l’aspiration nécessaire de son être, qui n’a pas encore perçu l’objet qui le pousse à une manifestation déterminée, nécessaire, et qui éparpille encore ses forces en lui-même devant des phénomènes extérieurs impuissants, accidentels et incapables de provoquer sa sympathie. Mais, dès que cet objet extérieur puissant s’est présenté devant lui, soit sous l’aspect d’une force si étrangère et si hostile, qu’il ramasse toute son individualité pour le repousser, soit comme une chose d’un attrait si irrésistible que toute son individualité tende à s’y fondre, — alors son aspiration devenue du coup aussi précise que possible, prend en même temps une telle ampleur qu’elle englobe et absorbe totalement en elle ses autres aspirations, éparses et sans vigueur.

Le moment de cette absorption est l’acte que le poète doit préparer pour renfermer un motif tel qu’il puisse en résulter un élément d’action renforcé ; et cette préparation est la dernière œuvre de son activité intensifiée. C’est là que s’arrête le champ d’action de son organe, de l’organe de l’entendement poétique, le langage des mots ; jusqu’ici, son rôle a consisté à exposer des aspirations, à l’interprétation et à la constitution desquelles aucun sentiment nécessaire ne prenait encore part, que des circonstances déterminées influençaient de différentes façons, du dehors, sans que cependant il en fût résulté en dedans un effet déterminant par lequel le sentiment intérieur eût été poussé à une action spontanée nécessaire, s’exerçant de nouveau au dehors. Jusqu’ici, tout était ordonné par l’entendement qui combinait, disséquait, joignait tel ou tel autre détail à tel ou tel autre de telle ou de telle autre manière ; ici, il n’avait pas à représenter les choses directement, mais à les décrire, à faire des comparaisons, à expliquer le semblable par le semblable, — et non seulement son organe, la langue des mots, y suffisait, mais elle était même le seul moyen par lequel il pût se faire comprendre. — Mais là où ce qu’il a préparé doit devenir réd, où son rôle n’est plus de séparer, ou de composer, mais où il veut se faire manifester spontanément, dans l’expression d’un sentiment impérieux et nécessaire, le motif décisif, devenu une force décisive par renforcement, le motif qui est la négation même du choix, mais qui, par contre, se donne tout entier et absolument, — il ne peut produire aucun effet par le seul secours du langage purement descriptif et explicatif des mots, à moins de l’intensifier, comme il a intensifié le motif, et cela, il ne peut le faire qu’en s’épanchant dans le langage des sons.

  1. Que valent mille étalons arabes des plus beaux, pour leurs acquéreurs qui, sur les marchés anglais, les examinent au point de vue de leur taille et de leurs qualités utiles, à côté de ce que [va’ait] pour Achille son coursier Xanthos, qui le préservait de la mort ? Vraiment, quant à moi, je n’échangerais pas ce coursier prophète du divin cavalier contre le Bucéphale d’Alexandre, si bien dressé, comme on sait, qu’il fit l’hommage de ses hennissements au portrait de cheval d’Appelles ! (Note de Wagner).