Opéra et Drame (Wagner, trad. Prod’homme)/Partie 2/Chapitre IV

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1851
traduit de l’allemand par J.-G. Prod’homme, 1913

Deuxième partie : Le Spectacle et l’essence de la poésie dramatique





IV



Pour l’art, qui était l’objet exclusif de ces recherches, il existe en la destruction de l’État un élément de détermination de la plus haute importance ; le voici [1].

La représentation de la lutte dans laquelle l’individu cherchait à se libérer de l’État politique ou du dogme religieux, s’imposait d’autant plus au poète, que la vie politique, à l’écart de laquelle ce poète ne mènerait plus, en fin de compte, qu’une vie de rêve, portait de façon de plus en plus consciente sur les péripéties de cette lutte, et non sur son contenu réel. Si nous ne tenons pas compte du poète d’État, à caractère sacerdotal, et qui, même comme artiste, sacrifie, avec un plaisir cruel, l’homme à son idole, il ne nous restera que le poète qui, rempli d’une sympathie vraiment douloureuse pour les souffrances de l’individu, se tournera soi-même, narrateur en même temps qu’acteur, contre l’État et contre la politique. Seulement, par la nature même des choses, l’individu que le poète a dressé contre l’État n’était pas purement humain : c’était une — individualité conditionnée par l’État lui-même. De même espèce que l’État, elle n’était que l’antithèse, au sein de cet État, des manifestations extrêmes de celui-ci.

Nous n’acquérons une individualité consciente, c’est-à-dire une individualité qui nous détermine à agir, dans un cas donné, d’une certaine manière, et non autrement, que dans la société qui nous soumet le cas au sujet duquel il nous faut prendre parti. Hors de la société, l’individu est absolument inconcevable, pour nous, en tant qu’individualité ; car ce n’est que dans le commerce d’autres individus que se révèle ce qui nous différencie d’eux et constitue notre originalité. Depuis que la société s’est transformée en État politique, celui-ci a déterminé l’originalité de l’individu d’après son essence, et, en tant qu’État — opposé à la société libre, — naturellement d’une manière de beaucoup plus stricte et plus catégorique que la société. Nul ne peut caractériser une individualité sans dépeindre en même temps le milieu qui la détermine comme telle : si ce milieu était naturel, donnant de l’air et de l’espace à l’individualité qui, à son contact, se constituerait à nouveau immédiatement, librement, selon sa détermination spontanée, par une simple réaction élastique, ce milieu pourrait être esquissé d’une manière frappante et vraie, en quelques traits simples, car ce n’est que par la peinture de l’individu qu’il aurait pu manifester son caractère original. Mais l’État n’est pas un milieu doué d’une semblable élasticité et d’une telle souplesse ; c’est une puissance dogmatique, rigide, oppressive, autoritaire, qui prescrit à l’avance à l’individu, — comment il doit penser et agir !

L’État s’est érigé en éducateur de l’individualité : il s’en empare dès le ventre de la mère, en lui attribuant d’avance une participation inégale aux moyens d’indépendance sociale ; il lui enlève tout libre-arbitre dans la formation de ses opinions, en lui imposant sa morale, et lui désigne, comme à sa chose, la place qu’il doit occuper par rapport à son entourage. Le citoyen doit son individualité à l’État ; celle-ci ne signifie autre chose que la position déterminée à l’avance qu’il occupe à l’égard de celui-ci, situation dans laquelle son individualité humaine est détruite quant à l’action et réduite tout au plus à ce qu’il pense bien silencieusement, à part soi.

Il est vrai que l’État s’est efforcé, à l’aide du dogme religieux, de balayer aussi le recoin dangereux du cerveau humain où s’était réfugiée toute l’individualité ; mais ici, il était nécessairement au bout de sa puissance. Tout ce qu’il pouvait faire était de fabriquer des hypocrites, c’est-à-dire des citoyens qui agissent autrement qu’ils ne pensent. Par contre, c’est de la pensée que naquit d’abord la force de résistance contre l’État. Le premier mouvement purement humain vers la liberté se manifesta dans l’aversion pour la lutte défensive contre le dogme religieux, et l’État, cédant à la nécessité, accorda la liberté de penser. Mais comment s’extériorise-t-elle dans l’action cette individualité limitée à la seule pensée ? —

Tant que durera l’État, elle ne pourra s’extérioriser que sous les espèces d’un citoyen, c’est-à-dire comme une individualité dont la manière d’agir n’est pas conforme à sa manière de penser. Le citoyen est dans l’impossibilité de faire un geste qui, par avance, ne soit classifié devoir ou crime : la nature de ce qu’on lui indique comme son devoir ou comme son crime n’a rien à voir avec la nature propre de son individualité. Il aura beau entreprendre tout ce qu’il voudra pour agir conformément aux impulsions de sa pensée libre, il ne pourra pas sortir de l’État, dont relève même son crime. Ce n’est que par la mort qu’il pourra cesser d’être citoyen ; mais alors, il cesserait aussi d’être homme.

Le poète, qui s’était proposé de défendre la lutte de l’individualité contre l’État, ne pouvait donc représenter que l’État ; quant à l’individualité libre, il ne pouvait que l’indiquer à la pensée. L’État était ce qu’il y avait de réel, ce qui avait de la consistance et de la couleur ; l’individualité était la chose simplement pensée, inconsistante et incolore. Tous les traits, contours et couleurs qui donnent à l’individualité sa forme artistique précise et perceptible, le poète était obligé de les emprunter, non à l’individualité même, se donnant elle-même forme et couleur par son contact avec d’autres individualités, mais à la société, marquée au coin de la politique et comprimée par l’État. Il s’ensuit que cette individualité, uniquement pensée et non représentée, ne pouvait être représentée qu’à la pensée, et non à la sensibilité qui saisit les choses sans intermédiaire.

Notre drame était donc un appel à l’entendement et non au sentiment. Il usurpait ainsi la place d’un poème didactique qui ne traite un sujet emprunté à la vie que dans la mesure où l’on se propose de communiquer une pensée à l’entendement. Or, pour communiquer une pensée à l’entendement, le poète est obligé d’avoir recours à un procédé aussi circonstancié qu’est simple et dépourvue d’artifice la méthode qu’il emploie quand il s’adresse à la sensibilité directe. Le sentiment ne saisit que le réel, que ce qui tombe sous les sens et est perçu par eux : on ne lui communique que ce qui est parfait, accompli, que ce qui est tout entier, tel qu’il est actuellement. Il ne comprend que ce qui concorde avec lui-même, ce qui ne se fait pas encore percevoir d’une manière réelle et déterminée, et l’oblige à recourir à la pensée, c’est-à-dire à l’action de combiner qui supprime le sentiment.

Le poète, qui s’adresse à la sensibilité, s’il veut se manifester de manière persuasive, doit à tel point être d’accord avec soi-même, dans sa pensée, qu’il puisse se dispenser de tout secours du mécanisme logique et se communiquer avec sa conscience entière, à l’infaillible réceptivité de la sensibilité inconsciente purement humaine. Il lui faut, pour effectuer cette communication, user de procédés aussi dépourvus d’artifice et aussi immédiats que ceux à l’aide desquels se fait percevoir un phénomène réel — tel que l’air, la chaleur, une fleur, un animal, un homme. Mais pour communiquer par description ce qu’il y a de plus élevé parmi les choses communicables, et ce qui est en même temps le plus persuasif et le plus intelligible — l’individualité purement humaine, — l’auteur dramatique moderne, je l’ai démontré, est obligé, au contraire, de recourir à la méthode diamétralement opposée. Avec des éléments choisis dans la masse énorme de son ambiance, il est obligé de construire d’abord cette individualité avec une peine infinie, dans l’État qui lui fournit évidemment dimensions, couleur et forme, et dans l’histoire qui s’est figée en une image de l’État, pour ne le présenter, en fin de compte, qu’à la pensée, ainsi que nous l’avons vu [2].

Ce que notre sensibilité saisit dès l’abord spontanément, c’est exclusivement la forme et la couleur de l’État. Dès nos premières impressions de jeunesse, nous ne percevons l’homme que sous l’apparence et avec le rang que lui attribue l’État ; l’individualité que l’État lui a fait endosser nous semble inconsciemment être son essence vraie ; nous ne pouvons le reconnaître que d’après les qualités distinctives qui, en réalité ne sont pas les siennes propres, mais lui ont été conférées par l’État. Le peuple est incapable, de nos jours, de concevoir l’homme autrement que revêtu de l’uniforme de sa catégorie sociale, car c’est ainsi que, dès sa prime jeunesse, il le voit devant ses yeux, palpable et vivant, et l’« auteur dramatique populaire » ne peut se faire comprendre du peuple qu’en ne lui faisant pas quitter un seul instant cette illusion civique qui domine à tel point ses sentiments inconscients, qu’on jetterait la plus grande confusion dans son esprit en voulant, de dessous cette apparence sensible, lui montrer l’homme vrai [3].

Donc, pour représenter l’individualité moderne, le poète moderne doit s’adresser non à la sensibilité mais à l’entendement, d’autant que pour lui-même, cette individualité est une [individualité] pensée et non sentie. Cela étant, sa manière de procéder sera nécessairement très circonstanciée à l’excès : tout ce qui paraît le plus compréhensible à la sensibilité moderne, devra être dépouillé lentement, avec une prudence extrême, pour ainsi dire sous les yeux de cette sensibilité, de son vêtement extérieur, de sa forme et de sa couleur, pour amener, pendant cette mise à nu, et selon un calcul systématique, cette sensibilité à la réflexion, à la pensée, l’individualité que le poète désire atteindre n’étant, en dernière analyse, qu’un produit de la pensée. C’est ainsi que le poète doit s’adresser à l’entendement en partant de la sensibilité : c’est le sentiment qui est pour lui une entrave ; ce n’est qu’après l’avoir écarté avec la plus grande prudence qu’il peut aborder ce qui est sa tâche proprement dite : l’exposition d’une idée à l’entendement. —

L’entendement se trouve donc aussi être dès l’abord la faculté humaine à laquelle le poète moderne veut se communiquer et il ne peut parler à cet entendement dont le propre est de combiner, d’analyser, de disséquer et de séparer, qu’au moyen de l’organe même de l’entendement, le langage verbal, tout relatif et médiateur, abstrait de la sensibilité, et qui ne nous donne plus qu’une connaissance discursive des impressions qu’elle reçoit et perçoit. Si notre État était lui-même un objet digne de nos sentiments, le poète serait obligé, pour atteindre son but, de passer en quelque sorte, dans le drame, de la musique au langage verbal : tel était à peu près le cas dans la tragédie grecque, bien que pour des raisons inverses. Celle-ci avait à sa base le lyrisme, d’où elle évolua vers le langage verbal, de même que la société, partant de l’association naturelle, à caractère moral et religieux, fondée sur le sentiment, se transforma en État politique. Le retour de l’entendement à la sensibilité sera la marche que suivra le drame de l’avenir, dans la mesure où nous progresserons de l’individualité pensée à l’individualité réelle. Mais le poète moderne est tenu dès l’abord de représenter un milieu, l’État, qui est dépourvu de tout élément de sensibilité humaine et qui n’est communicable que par l’ultime moyen d’expression le plus parfait de nos sentiments. Il ne peut donc atteindre entièrement à son but qu’au moyen de l’organe de communication de l’entendement qui combine, au moyen de la langue moderne creuse de toute sensibilité, et c’est à juste titre que le dramaturge contemporain s’imagine qu’il agirait improprement et apporterait un élément de confusion et de perturbation, s’il voulait faire appel à la musique, pour atteindre à un but qui ne peut être exprimé tant soit peu clairement que sous la forme d’une pensée s’adressant à l’entendement, et non d’une émotion affectant la sensibilité.

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Mais, quelle forme de drame provoquerait, dans le sens indiqué, la disparition de l’État et, partant, engendrerait une société organique et saine ?

La disparition de l’État ne peut évidemment signifier qu’une chose, à savoir, la conscience religieuse de la société se réalisant d’après son essence purement humaine. De par sa nature, cet état de la conscience ne peut être un dogme imposé de l’extérieur, c’est-à-dire fondé sur la tradition historique ou inculqué par l’État. Tant que l’accomplissement d’une action est exigé de nous comme un devoir imposé de l’extérieur, l’objet de cette action ne pourra être considéré comme l’objet d’une conscience religieuse ; car, tant que nous agissons sous l’impulsion de la conscience, nous le faisons de nous-même, et cela de telle sorte qu’il nous est impossible d’agir autrement.

Or, conscience religieuse signifie conscience commune à tous, et une conscience ne peut être commune à tous que quand elle sait que l’inconscient, le spontané, le purement humain seul est vrai, et qu’elle fonde cela sur son savoir. Tant que le purement humain ne s’offrira à nos regards que sous une apparence plus ou moins vague, et il ne peut en être autrement dans l’état actuel de notre société, nous serons tiraillés entre des millions d’opinions différentes, pour savoir comment l’homme devrait être : tant que, plongés dans l’erreur sur sa véritable essence, nous nous forgerons des idées sur la manière dont cet être voudrait se manifester, nous serons également obligés d’aspirer et de courir après des formes abstraites, sous lesquelles nous voudrions que cet être imaginaire se manifestât. Et tant que cela durera, jusqu’à ce que nous n’ayons plus qu’une [seule] religion et plus d’État du tout, nous aurons des États et des Religions. Mais si cette religion doit être nécessairement commune à tous, elle ne saurait être autre chose que la vraie nature humaine justifiée, comme telle, par la conscience, et tout homme doit être capable de la percevoir inconsciemment et de la mettre spontanément en action. Cette nature commune aux hommes est perçue le plus distinctement par l’individu, comme sa nature propre et individuelle, quand elle se manifeste en lui comme un instinct de conservation et d’amour : c’est la satisfaction de cet instinct qui pousse l’individu vers la société, dans laquelle, précisément, parce qu’il ne peut y satisfaire que dans la société, il arrive de soi-même à cette conscience qui par son caractère religieux, c’est-à-dire étant commune à tous, est la justification de sa nature. C’est donc sur la détermination de l’individu par lui-même qu’est fondée la religion sociale de l’avenir, qui ne pourra entrer en vigueur que lorsque cette individualité aura obtenu de la société la justification nécessaire à son libre et plein épanouissement. —

Ne pouvant percevoir actuellement tous les rapports entre les hommes qu’à travers des manières de juger transmises par la tradition historique et qu’après qu’ils auront été déterminés selon les principes de l’État et de la hiérarchie sociale, nous sommes absolument incapables d’imaginer, même sous forme d’indication vague, la variété infinie des rapports qui s’établiraient entre des individualités vivaces, et la richesse inépuisable de formes nouvelles dont les variations correspondraient toujours exactement au caractère particulier de ces rapports pleins de vie. Nous pouvons cependant pressentir l’incalculable richesse de ces rapports individuels si vivaces, en les concevant comme exclusivement humains et toujours et pleinement adéquats aux tendances actuelles des individualités, c’est-à-dire, si nous écartons par la pensée tous les éléments extra-humains et non actuels qui, dans L’État, se sont intercalés entre ces rapports, comme droit de propriété ou droit historique, en déchirant le lien de sympathie qui les unit, en les dépouillant de leur individualité, en les recouvrant de l’uniforme de la hiérarchie sociale et en les faisant stabiliser par l’État.

Il nous est possible, par contre, de nous figurer ces rapports sous un aspect des plus simples, si nous groupons, comme autant de caractères distinctifs de la société moderne, les principaux aspects de la vie individuelle humaine, dont la nature détermine nécessairement aussi celle de la vie commune comme jeunesse et vieillesse, croissance et maturité, ardeur et calme, activité et contemplation, inconscience et conscience.

L’habitude, que nous avons vue être la sauvegarde la plus naïve des idées de morale sociale et, figée en une morale politique et d’État, devenir absolument hostile au développement de l’individualité, que nous avons reconnue comme un facteur de démoralisation et la négation de ce qui est purement humain, est cependant, en tant que manifestation spontanée de la nature humaine, un aspect dont on ne saurait nier le bien fondé. En y regardant de plus près, nous nous apercevons qu’elle n’est qu’un aspect de la variété de la nature humaine qui se détermine chez l’individu selon son âge. L’homme n’est pas le même dans sa jeunesse et dans son âge mûr ; jeunes, nous aspirons à l’action, vieux, à la tranquillité. Le trouble jeté dans notre quiétude nous est aussi pénible dans notre vieillesse que les entraves mises à notre activité dans notre jeunesse. L’aspiration de la vieillesse se justifie d’elle-même par l’émoussement progressif de notre instinct d’activité, émoussement dont le gain est l’expérience. Or, l’expérience comporte, certes, quantité de jouissances et d’enseignements pour celui qui l’a acquise : par contre, pour l’inexpérimenté que l’on instruit, elle ne peut avoir de résultat déterminé que lorsqu’il n’est doué que d’un instinct d’activité faible, que l’on dompte facilement, ou lorsque les acquisitions de l’expérience lui sont imposées par force, comme une règle obligatoire de son activité ; — or, seule, une telle contrainte peut affaiblir l’instinct d’activité naturel de l’homme ; cet affaiblissement qui, à un examen superficiel, nous semble être absolu, fondé dans la nature humaine même, et par lequel nous voulons par conséquent justifier nos lois qui nous poussent à l’action, n’est donc que très relatif. —

De même que la société humaine reçut de la famille ses premières idées de morale, de même, elle acquit de la même source le respect de la vieillesse ; mais, dans la famille, ce respect était motivé, déterminé, conditionné par l’amour : le père aimait son fils par-dessus tout, le conseillait par amour, mais par amour aussi, il le laissait faire. Or, dans la société, l’amour qui justifiait ce sentiment disparut complètement à mesure que la vénération passa des personnes à des représentations et à des choses extra-humaines, lesquelles — en elles-mêmes dépourvues de réalité, — ne pouvaient entrer avec nous dans ces relations d’action et de réaction réciproques, où l’amour peut répondre à la vénération, c’est-à-dire d’où il peut écarter le sentiment de la crainte. Le père devenu Dieu ne pouvait plus nous aimer ; le conseil des parents devenu Loi ne pouvait plus nous laisser agir librement ; la famille devenue État ne pouvait plus nous juger selon la spontanéité d’approbation de l’amour, mais selon les prescriptions de froides conventions morales. L’État — d’après sa conception la plus raisonnable, — nous impose comme règle de nos actes les expériences de l’Histoire : mais nous n’agissons sincèrement que lorsque nous avons acquis nous-mêmes une expérience au cours de notre activité inconsciente ; une expérience que nous avons apprise par communication ne nous devient profitable que lorsque nous la répétons dans des actes spontanés. L’amour vrai et raisonnable de la vieillesse pour la jeunesse est donc confirmé par ce fait qu’elle ne fait pas de son expérience la mesure de l’activité de la jeunesse, mais qu’elle l’incite à acquérir d’elle-même de l’expérience, augmentant ainsi ses propres expériences ; car ce qui caractérise le mieux l’expérience et la rend persuasive, c’est précisément ce qu’elle contient d’individuel, de particulier, de connaissable ; et elle y arrive par ce fait qu’elle l’acquiert au cours de l’action inconsciente d’un individu déterminé, dans un cas déterminé.

La disparition de l’État équivaut donc à la suppression de l’obstacle que la vanité égoïste de l’expérience a mis à la spontanéité de l’acte individuel. Cet obstacle occupe à présent la place qui, naturellement, devrait revenir à l’amour ; ce qui constitue son essence, c’est la dureté de cœur, c’est-à-dire l’expérience s’engouant d’elle-même, Je désir enfin réalisé par la force de ne plus rien apprendre, l’étroitesse bornée de l’habitude et la cruelle inertie de la quiétude. — Grâce à l’amour, par contre, le père sait que son expérience est encore insuffisante et que les expériences de son enfant que, par amour pour celui-ci, il fait siennes, peuvent l’enrichir indéfiniment. C’est dans la faculré de profiter des faits et gestes d’autrui, dont elle sait, par l’amour, transformer le contenu en un objet digne de jouissance et dont on jouit, que réside la beauté du calme de la vieillesse. Là où sa place lui est assignée naturellement par l’amour, le calme n’est nullement une entrave à l’instinct d’activité de la jeunesse, mais bien plutôt un encouragement pour elle. Il donne du champ à l’activité de la jeunesse, dans une atmosphère d’amour, ce qui, par la contemplation de cette activité, devient une collaboration éminemment artistique avec celle-ci, un élément artistique de la vie en général.

La vieillesse expérimentée est à même de concevoir, d’après leur contenu caractéristique, et aussi d’embrasser du regard dans leur connexité, les faits et gestes de la jeunesse, où celle-ci se manifeste inconsciemment par une impulsion spontanée : elle est donc capable de juger ces actes mieux que la jeunesse agissante elle-même, car elle sait les expliquer et se les représenter consciemment. C’est ainsi que nous acquérons dans la quiétude de la vieillesse l’élément le plus élevé de l’aptitude à la production poétique, et seul l’homme jeune qui est déjà parvenu à cette quiétude, c’est-à-dire à cette conception exacte des phénomènes de la vie, peut également l’acquérir. —

La méthode la plus persuasive et la plus efficace pour communiquer à l’homme inexpérimenté les exhortations sympathiques de l’expérience, à l’homme pasionné celles du calme et à l’homme actii celles de la contemplation, est donnée à l’homme aux actes inconscients par une idée exacte de sa propre essence. Ce n’est pas en l’exhortant par des maximes générales de morale qu’on peut infuser à l’homme, prisonnier de l’ardeur inconsciente de la vie, une intelligence de son essence capable de jugement. On ne peut y parvenir d’une manière satisfaisante qu’en mettant cet homme à même de se contempler soi-même, dans une image fidèle qu’on lui présente, car la vraie connaissance, c’est la reconnaissance, comme la véritable conscience est la science que nous avons de notre inconscient. Ce qui exhorte, c’est l’entendement, la faculté consciente d’intuition de l’homme expérimenté ; et les exhortations doivent s’adresser au sentiment, [qui est] l’instinct inconscient d’activité de celui qui acquiert l’expérience.

L’entendement ne peut savoir autre chose que la justification du sentiment, car il n’est lui-même autre chose que la quiétude succédant à l’agitation génératrice du sentiment : il ne se justifie lui-même que lorsqu’il se sait conditionné lui-même par le sentiment inconscient, et l’entendement, justifié par le sentiment, et non plus assujetti au sentiment de cet objet isolé, mais [qui] apprécie à sa juste valeur le sentiment en général, c’est la raison. L’entendement devenu raison est supérieur à la sensibilité en tant qu’il est à même de juger en toute impartialité l’activité du sentiment individuel dans son contact avec ce qui constitue son objet et son antithèse également actionnés par sa sensibilité individuelle : il est la force sociale suprême déterminée uniquement par la société même et qui sait reconnaître la propriété spécifique d’un sentiment selon son genre, et qui sait aussi l’y retrouver et l’en déduire à nouveau. Il est donc également qualifié pour recourir à l’expression par le langage des sentiments, quand il tient à se communiquer à l’[être] qui n’est que sensible, — et l’amour lui fournit le moyen d’y parvenir.

Il sait, grâce au sentiment de l’amour qui le pousse à cette communication, que l’homme passionné, l’homme en pleine activité inconsciente, ne comprend que ce qui s’adresse à la sensibilité : s’il voulait s’adresser à son entendement, il devrait présupposer chez cet homme ce que celui-ci n’acquerra qu’à la suite de sa communication. Mais, de même que l’entendement pur et simple. — comme tel, — ne peut se communiquer qu’à l’entendement, de même la sensiblité ne perçoit que ce qui lui est identique. Les raisonnements de l’entendement laissent la sensibilité froide : seule la réalité d’un phénomène analogue à elle est susceptible de l’intéresser. Il faut, à cet effet, que ce phénomène soit l’image à répercussions sympathiques de l’individu agissant lui-même, dans ce qu’il a de plus intime, et une telle action de sympathie ne peut être obtenue que si cette image est représentative d’une action justifiée par le sentiment même que cet individu ressent comme sien, sous l’influence de cette action et de cette justification.

Par cette sympathie, il arrive à l’intelligence de sa propre individualité intime, aussi inconsciemment qu’il a appris à connaître, par les objets et les antithèses de ses sentiments et de son activité qui ont tiré de sa propre manière de sentir et d’agir, l’essence de ces antithèses ; et cela se produit même de telle sorte que, projeté hors de soi-même par une vive sympathie pour sa propre image, et se trouvant involontairement entraîné à participer même au sentiment et à l’activité de ses antagonistes, il est amené à une appréciation juste envers ceux qui ne s’opposent plus à lui, comme au moment où il est en pleine activité réelle.

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Ce n’est donc que dans l’œuvre d’art la plus complète, dans le drame, que puisse se communiquer tout entière la conception de l’homme expérimenté, et cela parce que l’emploi qu’on y fait de toutes les facultés artistiques de l’homme, permet de transmettre le plus complètement l’intention du poète de l’entendement à la sensibilité, c’est-à-dire sous forme artistique, aux organes de réceptivité immédiate de celle-ci, aux sens. Le drame, étant l’œuvre d’art la plus complète, diffère des autres genres poétiques en ce que, en lui, l’intention parvenue à sa réalisation la plus complète, est rendue de ce fait complètement imperceptible. Lorsque, dans le drame, l’intention, c’est-à-dire la volonté de l’entendement, est encore perceptible, l’effet en est réfrigérant ; car, là où le vouloir du poète se fait encore apercevoir, nous sentons que son pouvoir n’est pas encore. Le pouvoir du poète, c’est, au contraire, l’évanouissement complet de l’intention dans l’œuvre d’art, l’entendement devenant sensibilité. Il n’atteint, en effet, à ce qu’il se propose, qu’en rendant sensibles les phénomènes de la vie, sous nos yeux et dans toute leur spontanéité, c’est-à-dire en justifiant la vie elle-même par sa nécessité : c’est cette nécessité seule qu’est à même de comprendre la sensibilité à laquelle il s’adresse.

En présence de l’œuvre d’art dramatique, l’entendement ne doit pouvoir y rien trouver qui laisse quelque chose [à faire] à sa faculté de combinaisons : toute chose qui y a été évoquée doit recevoir une solution telle qu’il ne reste, à son sujet, aucune incertitude dans notre sentiment : car c’est dans l’apaisement de ce sentiment soulevé au plus haut point dans un mouvement de sympathie, que consiste précisément la quiétude que nous procure spontanément l’intelligence de la vie. Dans le drame, nous devons devenir sachants par le sentiment. L’entendement nous dit : c’est ainsi, quand le sentiment nous a dit : il faut que ce soit ainsi. Mais ce sentiment n’entend que lui-même : il n’entend aucune autre langue que la sienne. Des phénomènes qui ne nous sont expliqués que par l’entendement, médiateur à l’infini, troublent le sentiment et lui sont inintelligibles. Une action ne peut donc être expliquée dans le drame que si celui-ci en fournit la justification complète ; partant, le rôle du dramaturge ne consiste pas inventer des actions, mais à rendre une action aussi intelligible par le jeu nécessaire des sentiments, que par le secours de l’entendement pour la justifier. Le poète doit par conséquent porter son attention surtout sur le choix de l’action, de telle sorte qu’il lui permette, tant par son caractère que par son étendue, de la justifier entièrement par le sentiment ; car ce n’est que par cette justification qu’il peut arriver à réaliser son intention.

Si une action ne peut être expliquée que par des contingences historiques, qui n’ont pas leur origine dans le présent, et ne peut être justifiée que du point de vue de l’État, ou comprise qu’en faisant entrer en ligne de compte des dogmes religieux, n’émanant pas du for intérieur, mais portant une empreinte étrangère, elle ne peut, — comme nous l’avons vu, — que s’adresser à l’entendement, mais non au sentiment : on pouvait y parvenir de la façon la plus satisfaisante en ayant recours à la narration ou à la description, en faisant appel à l’imagination de l’entendement, mais non en la présentant au sentiment et à ses organes qui perçoivent avec précision, les sens ; car ces organes n’étaient pas à proprement parler à même d’embrasser une action de ce genre, et en outre, un nombre considérable de rapports qu’elle renfermait ne pouvaient, par la nature même des choses, être l’objet de l’intuition sensible et devaient nécessairement être abandonnés aux combinaisons de l’organe de la pensée.

Dans un drame historico-politique, le poète devait par conséquent tendre à ce que son intention — comme telle — apparût en somme dans toute sa nudité ; tout le drame eût été inintelligible et fût resté sans effet si, en fin de compte, cette intention n’avait surgi d’une manière bien évidente, sous forme d’une morale humaine, de dessous l’amas énorme de motifs purement pragmatiques destinés à la description pure. On se demandait inconsciemment, au cours d’une telle pièce : « Que veut donc dire le poète ? »

Or, l’action qui doit être justifiée devant le sentiment et par le sentiment, ne s’occupe pas de morale ; mais, au contraire, toute morale repose précisément et exclusivement sur la justification de cette action par le sentiment humain inconscient. Elle est sa fin à elle-même, en ce sens qu’elle ne doit être justifiée que par le sentiment qui la fait naître. Cette action doit donc être de celles qui résultent des rapports les plus vrais, c’est-à-dire des rapports qui sont les plus intelligibles pour le sentiment, qui touchent le plus près la sensibilité, donc les plus simples ; — des rapports comme il ne s’en peut produire que dans une société humaine d’accord avec elle-même, [dans une société] qui, par son essence, est affranchie de toutes les idées n’émanant pas de cette essence et de toutes les raisons justificatives ayant leur racine ailleurs que dans son état actuel, et qui n’appartient qu’à soi, non au passé.

D’ailleurs, il n’y a pas d’action isolée dans la vie humaine : chaque [action] est connexe avec les actions des autres hommes par lesquelles cette action est déterminée comme elle l’est par les sentiments de l’individu agissant. Les liens les plus faibles sont ceux qui rattachent des actions minimes et insignifiantes dont on doit attribuer l’origine plutôt à l’arbitraire d’un caprice qu’à la force d’un sentiment nécessaire. Mais, plus une action est vaste et décisive, plus il devient impossible de l’expliquer autrement que par la puissance d’un sentiment nécessaire, et plus aussi les liens qui la rattachent aux actions d’autres hommes sont déterminés et étendus. Une action vaste, qui représente l’essence de l’homme, à un point de vue déterminé, dans toute son ampleur et avec la plus grande netteté, ne peut résulter que d’un heurt d’antagonismes extrêmement nombreux et puissants.

Pour apprécier ces antagonismes à leur juste valeur et comprendre comment les actions qui s’y manifestent émanent des sentiments d’individus agissants, il est indispensable de représenter une action importante en l’inscrivant dans un vaste cercle de contingences, car elle ne peut être comprise que dans ce cercle. La première tâche du poète et la plus originale, consiste donc à fixer son attention sur ce cercle, à en mesurer avec précision l’étendue, à étudier méticuleusement chaque détail des contingences qu’il englobe, d’après ses proportions comme d’après ses relations avec l’action principale, et ensuite, à la mesure de son intelligence, à les rendre intelligibles, comme manifestation artistique, en resserrant ce vaste cercle de contingences vers son centre, et en le condensant, de façon à mettre en pleine lumière tout ce qui entoure le héros. C’est cette condensation [4] qui est l’œuvre propre de l’entendement poétique, et cet entendement est à la fois le centre et l’apogée de tout l’être humain : c’est le point de rencontre de l’homme réceptif et de l’homme communicatif.

Tandis que le phénomène extérieur est perçu par la sensibilité inconsciente, tournée vers l’extérieur, et amené à l’imagination par où le cerveau se met d’abord en activité, l’entendement qui n’est autre que l’imagination ordonnée à la mesure véritable des perceptions doit, pour communiquer ce qu’il a reconnu, procéder inversement et passer de l’imagination à la sensibilité inconsciente. Dans l’entendement, les phénomènes extérieurs se reflètent tels qu’ils sont en réalité ; mais cette réalité reflétée n’est autre, en somme, qu’une réalité pensée : pour communiquer cette réalité pensée, l’entendement est obligé de la présenter au sentiment sous forme d’une image semblable à celle qui lui a été transmise à lui-même, à l’origine, par la sensibilité ; cette image est l’œuvre de l’imagination. Ce n’est qu’à l’aide de cette imagination que l’entendement peut entrer en rapport avec le sentiment. L’entendement ne peut saisir un phénomène dans la plénitude de sa réalité qu’après l’avoir fractionné et décomposé en ses éléments ; dès qu’il veut se représenter de nouveau ces éléments dans leur connexité, il est obligé immédiatement de reconstituer le phénomène en une image, laquelle cependant ne correspond plus exactement avec la réalité, mais [n’y correspond] que dans la mesure où l’homme est à même de connaître cette réalité. C’est ainsi que la plus simple action, dès qu’il veut l’examiner au microscope anato-mique, étonne et trouble l’entendement par le nombre incalculable de ses tenants et aboutissants ; et s’il veut le comprendre, il n’y arrive qu’en repoussant le microscope et en évoquant d’elle la seule image que son œil humain puisse saisir ; mais ce sera alors une compréhension qui n’aura été rendue possible que par la sensibilité spontanée justifiée par l’entendement. Cette image des phénomènes dans laquelle la sensibilité est seule capable de les comprendre et que l’entendement, pour se faire comprendre de la sensibilité, est obligé de calquer sur celle qu’il a d’abord lui-même reçue de la sensibilité par l’intermédiaire de l’imagination, [cette image], au point de vue de l’intention du poète, qui, lui aussi, est obligé de rapprocher les phénomènes de la vie débarrassés de leurs innombrables connexités en un ensemble condensé et facile à voir, n’est autre chose que le miracle.

  1. Cf. tome IV, page 48 et suiv., la dédicace de la seconde édition d’Opéra et Drame.
  2. Gœthe a cherché, dans Egmont, à communiquer au sentiment dans le silence du cachot et immédiatement avant ia mort, cette personnalité purement humaine parvenant à son unité qu’il avait détachée péniblement, au cours de toute la pièce, du milieu historico-politique qui la déterminait ; il a été obligé pour cela de recourir au merveilleux et à la musique. Combien il est caractéristique que ce fut précisément l’idéaliste Schiller qui ne put comprendre ce trait on ne peut plus significatif de la haute sincérité artistique de Gœthe ! Et combien Beethoven s’est également trompé en plaçant sa musique, non pas au moment de cette apparition miraculeuse, mais auparavant, à contre-temps, au milieu du prosaïque exposé politique ! (Note de Wagner).
  3. Il arriverait au peuple comme à ces deux enfants qui, se tenant devant un tableau qui représentait Adam et Eve, ne pouvaient distinguer lequel des deux était l’homme et la femme, parce qu’ils n’étaient pas vêtus. Combien caractéristique de toutes nos opinions est encore ce fait que, au spectacle d’un corps humain non vêtu, notre regard soit généralement jeté dans le trouble le plus pénible, et que nous le trouvions même ordinairement laid : notre propre corps ne nous devient intelligible qu’après réflexion. (Note de Wagner).
  4. Rappelons que Wagner rapproche continuellement les mots verdichten, Verdichtung, condenser, condensation, des mots dichten, créer en poète, Dichter, poète ; rapprochement purement arbitraire et nullement conforme à l’étymologie de ces deux mots. L’un vient du haut allemand, dîhan, qui indique une idée d’accroissement ; l’autre, du latin dictare. Cf. le début du chapitre II (Œuvres en prose, tome IV, p. 241).