Opéra et Drame (Wagner, trad. Prod’homme)/Partie 3/Chapitre II

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1851
traduit de l’allemand par J.-G. Prod’homme, 1913

Troisième partie : La Poésie et la musique dans le drame de l’avenir





II



Si nous voulons conserver des rapports intelligibles avec la vie, il nous faut tirer de la prose de notre langue vulgaire l’expression renforcée dans laquelle l’intention poétique doive se manifester au sentiment avec le maximum d’intensité. Une expression verbale qui rompt le lien de connexité avec la langue vulgaire en basant ses manifestations matérielles sur des éléments d’origine étrangère, inadaptés à l’essence de notre langue vulgaire — tels que le rhythme prosodique qui a été examiné en détail, — risque de jeter le sentiment dans la confusion.

Or, dans la langue moderne, nous ne trouvons pas d’autres intonations que celle de l’accent linguistique de la prose, qui n’a nulle part une place fixe comme valeur naturelle des syllabes radicales, mais qui se place, à chaque phrase nouvelle, où, selon le sens de la phrase, l’exige une intention déterminée, dans le but de se faire comprendre. Mais la langue usuelle de la vie moderne diffère du langage poétique antique en ceci que, pour se faire comprendre, il a besoin d’entasser beaucoup plus de mots et de membres de phrases que celui-ci. Notre langue, au moyen de laquelle nous nous expliquons, dans la vie ordinaire, sur des choses qui — n’ayant en général qu’un rapport lointain avec la nature, — n’ont plus aucun rapport avec l’étymologie de nos propres racines verbales, est obligée d’employer les tours et détours les plus variés et les plus compliqués pour paraphraser le sens des racines primitives ou d’emprunt étranger, dont le sens s’est altéré, corrompu ou renouvelé selon nos relations et conceptions sociales, expressions en tout cas étrangères à notre sentiment, et à faciliter leur intelligence conventionnelle.

Nos phrases, développées à l’infini, et qui se prêtent à l’accueil de cet appareil médiateur, seraient rendues absolument incompréhensibles si l’accent linguistique s’y accumulait par l’élévation exagérée du ton sur des syllabes radicales. Pour que ces phrases deviennent intelligibles, il suffit d’employer l’accent linguistique avec la plus grande parcimonie, et seulement aux endroits les plus importants ; tandis que les autres [endroits], si importantes que soient leurs racines, doivent rester absolument dépourvus d’accent, en raison de leur accumulation même.

Si nous réfléchissons maintenant à ce que nous devons entendre par la compression et la condensation des moments de l’action et de ses motifs, nécessaires à la réalisation des desseins du poète, nous reconnaissons que ces motifs, à leur tour, ne sont rendus possibles que par une expression ainsi concentrée et condensée ; nous y sommes contraints tout naturellement, nous nous en rendons compte par notre langue.

Comme, de ces moments de l’action, et à cause d’eux, nous sommes obligés d’éliminer des motifs qui les conditionnent, tout ce qu’il y a d’accidentel, d’insignifiant et l’indéterminé, comme nous devons enlever de son contenu tout ce qui l’altère de l’extérieur, tout ce qu’il y a de faits historiques, de politique, et de dogmatiquement religieux, afin de présenter ce contenu sous une forme purement humaine, exigée par le sentiment ; de même, nous devons dépouiller l’expression verbale de tout ce qui provient de cette corruption du purement humain et du sentimental nécessaire, de telle sorte qu’il n’en reste plus que la moelle. —

Mais ce qui éloigne précisément le contenu purement humain d’une affirmation verbale, c’est ce qui délayait la phrase de telle sorte que l’accent linguistique dût être si parcimonieusement distribué en elle, et par contre, il était nécessaire de laisser tomber une quantité disproportionnée de mots non accentués. Le poète qui voulait assigner une valeur prosodique à ces mots inaccentués, se laissa donc aller à une illusion complète, dont il aurait bien dû se rendre compte en scandant consciencieusement ses vers, lorsqu’il vit que cette déclamation faussait le sens de la phrase et la rendait inintelligible. Au contraire, la beauté d’un vers a consisté certainement jusqu’ici en ce que le poète exclût autant que possible de la phrase tout ce qui encombre et nuit à l’accent principal, comme un adjuvant opprimant les mots intermédiaires : il a cherché les express ons les plus simples, ayant le moins besoin d’intermédiaires, pour rapprocher les accents, et, autant qu’il lui était possible, débarrassa ainsi l’objet de son poème d’un entourage de contingences et de circonstances historico-sociales et politico-religieuses. Mais jamais encore le poète n’a pu parvenir au point où il lui serait possible d’exposer sans conditions son sujet au sentiment seul, — de même qu’il n’a jamais pu porter l’expression à cette intensité ; car cette ascension au maximum d’expression sentimentale ne pouvait être réalisée que par la transition du vers à la mélodie, — transition qui, nous l’avons vu parce qu’il nous fallait le voir, n’était pas possible. Mais, quand le poète, sans transformer le vers en mélodie véritable, a cru avoir condensé le vers parlé en de purs moments de sentiment, lui, en tant qu’objet représentant, il n’a été compris ni de l’intelligence ni même du sentiment. Nous connaissons des vers de ce genre où nos plus grands poètes se sont essayés à traiter, sans musique, les mots comme des sons.

Il n’y a que l’intention poétique sur l’essence de laquelle nous nous sommes expliqué ci-dessus, qui puisse, avec les efforts nécessaires, la réaliser, débarrasser la phrase de la prose de la langue moderne de tout appareil mécanique de mots intermédiaires, de sorte que les accents résidant en eux puissent être condensés comme manifestation rapide à saisir. Une observation scrupuleuse de cette expression, dont nous usons même dans la vie ordinaire, dans l’exaltation de l’émotion, mettra le poète en possession d’une mesure infaillible du nombre d’accents [à mettre] dans une phrase naturelle. Dans l’émotion franche, quand nous perdons tout égard aux règles conventionnelles qui allongent la phrase moderne, nous cherchons à exprimer avec brièveté et concision, tout d’une haleine, et avec autant d’exactitude que possible, ce que nous avons sur le cœur ; mais dans cette expression ramassée, nous accentuons — par la force de l’émotion, — beaucoup plus fortement que de coutume, et nous resserrons en même temps les accents sur lesquels, voulant exprimer en eux notre sentiment, afin de leur donner de l’importance et du poids sur le sentiment [de l’auditeur], nous appuyons en élevant la voix.

Le nombre de ces accents qui sont renfermés instinctivement pendant l’émission de l’haleine dans une phrase ou un membre de phrase capital, sera en raison directe du caractère de l’émotion, de sorte, par exemple, qu’une émotion de colère, active, aura un grand nombre d’accords émis tout d’une haleine, tandis qu’une émotion profonde et douloureuse de souffrance épuisera toute la force de l’haleine en un nombre moindre d’accents de sonorité plus prolongée. —

D’après le genre d’émotion à exprimer, et où il sait se mettre par sympathie, le poète devra fixer le nombre des accents d’une suite de mots que détermine la respiration, par le contenu de l’expression qui se forme soit en une phrase entière, soit en un membre de phrase essentielle ; dans cette [série de mots], le nombre superflu des mots accessoires propres à la phrase littéraire compliquée, intermédiaires et explicatifs, sera réduit en telle quantité, que celle-ci, malgré son accentuation négligée, ne consommera pas inutilement le souffle nécessaire à l’accent, — par suite de leur accumulation numérique. —

Le défaut, si regrettable pour l’expression du sentiment, de la complexe phrase moderne consiste en ceci, que la trop grande accumulation des termes accessoires dénués d’accent épuise le souffle de celui qui parle ; si bien que, déjà épuisé, et pour faire des économies de souffle, il pourrait se contenter d’un arrêt bref sur l’accent principal et ne saurait communiquer l’intelligence du mot capital vite accentué qu’à l’entendement, mais non au sentiment, qui ne peut s’intéresser que si l’expression sensible atteint sa plénitude. —

Dans une construction compacte du discours, les termes accessoires retenus par le poète et réduits au minimum possible, mais juste nécessaire, se comportent à l’égard des mots soulignés par l’accent verbal comme les consonnes sourdes à l’égard des sonores voyelles, qu’elles entourent pour les individualiser par contraste et pour tirer de l’expression générale d’une sensation une expression précisant un objet particulier : une forte accumulation de consonnes non justifiée pour le sentiment, autour de la voyelle, prive celle-ci de sa belle sonorité de sentiment, de même qu’une accumulation de mo’s secondaires, voulus uniquement par l’intelligence médiatrice, autour du mot principal, rend celui-ci insaisissable quant au sentiment.

Le renforcement des consonnes par doublement ou triplement n’est d’aucune nécessité pour le sentiment, sauf lorsque, par ce moyen, la voyelle acquiert une coloration si tranchée qu’elle réponde à la forte individualité de l’objet exprimé par la racine ; de même, un nombre renforcé de mots secondaires en relations [avec le mot principal] ne se justifie aux yeux du sentiment, que s’il ajoute au mot principal accentué, notamment dans son expression, mais non s’il le paralyse, — comme dans la phrase moderne. —

Nous arrivons ainsi au fondement naturel du rhythme, dans le vers parlé, tel qu’il s’offre avec ses élévations et abaissements d’accent, et tel qu’il ne lui est possible de s’exprimer qu’en s’élevant jusqu’au rhythme musical porté à la plus haute intensité, et à la variété la plus infinie.

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Quel que soit le nombre d’élévations du son que comporte une respiration, dans une phrase ou un membre de phrase, en raison de l’état d’esprit à exprimer, jamais ces élévations ne peuvent être égales en force. Une égalité de force absolue des accents n’est pas permise tout d’abord par le sens d’un discours qui renferme en soi des moments déterminants et déterminés, et selon leur caractère, met en relief le déterminant contre le déterminé, ou, au contraire, le déterminé contre le déterminant. Mais jamais le sentiment ne permet une égale accentuation par cela même que le sentiment ne peut être facilement intéressé que par la distinction facile à saisir, nettement déterminée matériellement entre les moments de l’expression. Si nous reconnaissons que cette participation du sentiment ne peut être provoquée enfin de la façon la plus sûre que par la modulation de son musical, nous réaliserons pour le moment ce moyen de renforcement et nous nous contenterons seulement d’avoir en vue l’influence que la force inégale des accents doit exercer sur le rhythme de la phrase. —

Lorsque nous voulons faire sentir les accents pressés les uns contre les autres et délivrés de l’entourage des mots secondaires qui les pressent, accents qui se divisent en forts et en faibles, nous ne pouvons le faire que d’une façon qui réponde absolument aux temps forts et faibles de la mesure musicale, ou, — ce qui revient au même, — aux temps forts et faibles d’une période musicale. Ces mesures ou moitiés de mesure fortes et faibles se révèlent au sentiment comme telles, uniquement parce qu’elles ont des rapports mutuels qui, à leur tour, sont reliés et expliqués par les fractions plus petites de la mesure. Des moitiés de mesure fortes et faibles, telles qu’elles sont Sntre elles purement et simplement, — comme dans la mélodie chorale ecclésiastique, — ne pourraient se manifester au sentiment qu’en se montrant comme une élévation et un abaissement de l’accent ; de sorte que la moitié faible devrait perdre totalement l’accent dans la période et comme telle, ne pourrait plus compter : et c’est seulement en donnant une vie rhythmique aux fragments de mesure placés entre les parties fortes et faibles de la mesure, et en les faisant participer à l’accent des moitiés de mesure, que l’accent plus mou de la moitié faible se manifeste comme accent. —

Or, la phrase accentuée détermine elle-même le rapport caractéristique entre ces fragments de mesure et les moitiés de mesure, et cela par les abaissements de l’accent, et les rapports de ces abaissements aux élévations. Les mots et syllabes sourdes que nous plaçons en abaissant [la voix], s’élèvent, dans l’expression ordinaire du langage, au moyen d’un renflement du son vers l’accent principal, et en retombent par un abaissement du son. Le point auquel ils redescendent et d’où ils recommencent leur ascension vers un accent principal, est un accent accessoire qui, — en tenant compte du sens du discours, comme de son expression, — est conditionné par l’accent principal, comme la planète par l’étoile fixe.

Le nombre des syllabes préparatoires ou conséquentes dépend uniquement du sens du discours poétique, que nous supposons s’exprimer avec le plus de brièveté possible ; mais plus, semble-t-il, il est nécessaire au poète de renforcer le nombre des syllabes préparatoires ou conséquentes, plus il est caractéristique qu’il soit capable d’animer le rhythme et de lui donner même l’importance particulière d’un accent, — et aussi qu’il puisse, à son tour, déterminer particulièrement le caractère de l’accent, en le plaçant tout à côté de l’accent suivant, sans aucun antécédent ni conséquent.

Son pouvoir est infini dans sa variété : mais il n’en devient pleinement conscient que lorsqu’il élève le rhythme de l’accent verbal jusqu’au rhythme musical animé avec une variété infinie par les mouvements de la danse. La mesure purement musicale donne au poète les possibilités d’expression verbale qu’il a été forcé d’abandonner de prime abord pour le vers seulement parlé. Dans ce vers parlé, le poète dut se contenter de ne pas porter à plus de deux le nombre des syllabes dans l’abaissement, parce que le poète n’aurait pu éviter, sur trois syllabes, d’en accentuer une comme un temps levé, ce qui, naturellement, eût jeté le trouble dans son vers.

Cette fausse accentuation, il n’aurait pas eu à la redouter, s’il avait eu à sa disposition des longues et des brèves prosodiques ; mais, il ne pouvait élever la voix que sur l’accent linguistique, et celui-ci, dans l’intérêt du vers, devait être autant que possible placé sur chaque syllabe radicale ; il ne pouvait donc se fier à aucune mesure connaissable indiquant si infailliblement le véritable accent linguistique que les syllabes radicales elles-mêmes, auxquelles le poète ne voulait donner aucune accentuation, ne fussent pas chargées de l’accent linguistique. Bien entendu, nous parlons ici du vers écrit, communiqué par l’écriture et répété par l’écriture : le vers vivant, qui n’appartient pas à la littérature, nous ne devons pas l’entendre sans mélodie musicale et rhythmique ; et si nous envisageons les monuments du lyrisme grec parvenus jusqu’à nous, nous voyons par eux que les vers grecs que nous ne faisons que prononcer, si nous les disons selon une accentuation verbale spontanée, nous mettent dans l’embarras de marquer d’un accent les syllabes qui, étant comprises dans le temps levé, restent en soi inaccentuées dans la mélodie vraiment rhythmique. Dans le vers simplement récité, nous ne pouvons employer plus de syllabes dans l’abaissement, car un plus grand nombre nous enlèverait subitement l’accent convenable, et nous serions dans l’obligation, étant donné la dissolution du vers qui en résulterait, de ne le prononcer que comme de la prose courante.

Il nous manque, dans levers parlé ou destiné à l’être, l’élément qui nous fixe la durée de l’élévation, de manière que nous puissions, d’après cette mesure, supputer exactement les abaissements. Selon notre simple faculté de prononciation, nous ne pouvons étendre la durée d’une syllabe accentuée au-delà de la durée double de deux syllabes non-accentuées sans commettre la faute de traîner, ou — comme nous disons encore, — de chanter.

Ce « chant », quand il n’est pas en réalité un chant musical et qui supprime tout à fait le langage ordinaire, est considéré avec raison comme une faute dans ce parler vulgaire ; car il est très laid de traîner simplement une voyelle, ou même une consonne, sans la chanter. Cependant, au fond de cette tendance à allonger la prononciation, lorsqu’elle n’est pas une simple habitude de langage mais se manifeste inconsciemment dans l’émotion, il y a quelque chose que nos prosodistes et métriciens auraient fort bien pu remarquer, s’ils avaient voulu s’expliquer les mètres grecs. Ils n’avaient dans l’oreille que notre accent linguistique précipité, dépouillé de la mélodie du sentiment, lorsqu’ils inventèrent la règle d’après laquelle toute longue devait toujours valoir deux brèves ; l’explication des mètres grecs, où six brèves et même plus ne correspondaient parfois qu’à deux longues, ou même à une seule, leur serait apparue aisément, s’ils avaient eu dans l’oreille le son longuement tenu dans la mesure musicale, sur les [syllabes] dites longues, comme ces lyriques l’avaient eu tout au moins dans l’oreille, lorsqu’ils variaient le vers selon les mélodies populaires connues.

C’est ce son tenu mesuré rhythmiquement que le poète du vers récité n’avait plus alors dans l’oreille, de sorte qu’il ne connaissait que l’accent tonique sur lequel on appuie en passant. Mais si nous appuyons fortement sur ce son, dont, non seulement, la durée ne peut être exactement déterminée dans la mesure musicale, mais que nous pouvons encore diviser, d’après ses fragments rhythmiques, avec la plus grande variété, nous conservons ces fragments d’expression mélodique justifiés rhythmiquement, et répartis selon leur importance, pour les syllabes de l’abaissement ; le nombre de celles-ci ne doit être déterminé que par le sens de la phrase et par l’effet voulu de l’expression, car nous avons trouvé dans la mesure musicale l’étalon fixe d’après laquelle elles doivent se rendre infailliblement intelligibles.

Mais le poète doit déterminer cette mesure d’après l’expression qu’il a en vue ; il doit donner à celle-ci une mesure reconnaissable, et non pas la laisser s’immobiliser comme telle. Mais il la détermine et la rend sensible, et répartit les accents élevés d’après leur caractère, soit forts, soit faibles, de telle sorte qu’ils forment une partie de respiration ou de phrase, à laquelle une autre puisse correspondre, et que la suivante semble nécessairement compléter la première ; car un moment d’expression important ne se représente intelligiblement au sentiment que par une répétition nécessaire, qui renforce ou apaise. La disposition des accents forts et faibles est donc ce qui détermine le genre de mesure et la construction rhythmique de la période. —

Donnons maintenant une idée d’une disposition de ce genre, en nous plaçant au point de vue de l’intention poétique.

Supposons une expression donnée dont le caractère exige de marquer trois accents dans une respiration, le premier devant être le plus fort, le second (comme il faut presque toujours le supposer en ce cas), le plus faible, tandis que le troisième sera de nouveau élevé ; d’instinct, le poète disposera une phrase de deux mesures égales, dont la première recevra l’accent fort sur sa première moitié, et le faible sur sa seconde moitié ; la seconde mesure [recevra] le troisième, appuyé, à son tour, sur son temps fort. La moitié faible de la seconde mesure servira à reprendre haleine, et au temps levé avant la première mesure de la seconde phrase rhythmique, qui devra contenir une reprise correspondant à la première.

Dans cette phrase, les abaissements se comportent de telle façon qu’ils préparent, comme temps levé, le temps frappé de la première mesure conséquente, et retombent de celle-ci sur la moitié de mesure faible ; et de cette dernière, remontent de nouveau, comme temps levé, vers la moitié forte de la seconde mesure. Le renforcement du second accent (excepté par l’élévation mélodique du son), s’il était exigé par le sens de la phrase, serait facile à réaliser rhythmiquement, soit par un abaissement entre lui et le premier accent, soit encore par l’omission du temps levé au troisième, ce qui attirerait sur cet accent intermédiaire une attention plus intense. —

Puisse cette indication, à laquelle on pourrait ajouter un nombre infini du même genre, suffire à démontrer l’infinie variété mise à la disposition du vers parlé pour sa manifestation rhythmique sensible, quand, en lui, l’expression verbale, selon son contenu, l’invite à aller nécessairement à la mélodie musicale, de sorte qu’il conditionne cette mélodie comme la réalisation de ses intentions. Par le nombre, la position et l’importance des accents, ainsi que par le plus ou moins de mobilité des abaissements entre les élévations, et leurs rapports entre eux, d’une inépuisable richesse, la pure faculté du langage présente une si large variété de manifestations rhythmiques, que leur richesse et l’action fécondante de la faculté purement musicale de l’homme, issue de ces rapports, l’accroissent encore démesurément, dans toute création artistique jaillissant de l’âme du poète.

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Le vers parlé rhythmiquement accentué nous a amenés si près du son chanté soutenu, que nous avons maintenant à nous occuper nécessairement de l’objet qui est à sa base.

Si nous ne perdons pas de vue un fait, [à savoir] que l’intention poétique ne se peut réaliser que par la communication totale de celle-ci de la raison au sentiment, nous avons ici, où la représentation réalisée par cette communication nous occupe, à examiner toutes les phases de l’expression dans leur faculté de manifestation directe aux sens, car le sentiment ne conçoit directement que par les sens. A cette un, nous avons à éliminer de la phrase verbale tout ce qui est inexpressif pour le sentiment, et en fait un pur organe d’intellection ; nous avons comprimé ainsi son contenu pour [en faire] quelque chose de purement humain, accessible au sentiment, et nous avons attribué à ce contenu une expression verbale également compacte, en même temps que nous élevions les accents nécessaires du discours ému par un rapprochement très étroit des uns avec les autres, le rhythme qui captive momentanément l’oreille (surtout par la répétition d’une série d’accents).

Or, les accents d’une phrase ainsi déterminée ne peuvent tomber autre part que sur les parties du langage où le contenu purement humain, accessible au sentiment, s’exprime avec le plus de netteté ; ils tomberont sur ces syllabes radicales importantes par lesquelles nous exprimions à l’origine non seulement un objet défini, accessible au sentiment, mais encore la sensation correspondant à l’impression faite sur nous par l’objet.

Tant que nous ne serons pas capables d’éprouver dans leur sincérité primitive nos sensations, déformées jusqu’à leur plus parfaite obscurité par la politique de l’Etat et le dogme de la religion, nous ne serons pas en situation de comprendre la substance matérielle de nos racines verbales. Ce que la recherche scientifique nous en a découvert ne peut que mettre le sentiment en état de les comprendre, et nul enseignement scientifique, fût-il populaire au point de pénétrer dans nos écoles communales, ne pourrait éveiller cette façon de comprendre la langue ; il n’y a qu’un moyen d’y parvenir, c’est de se mettre en contact avec la nature, de l’aimer, d’éprouver le besoin de la comprendre d’une façon purement humaine ; bref, elle ne peut venir que d’une nécessité, comme celle qu’éprouve le poète quand il est contraint de se communiquer au sentiment avec une certitude persuasive.

La science nous a révélé l’organisme du langage ; mais ce qu’elle nous montre est un organisme mort, que la nécessité intérieure du poète peut seul appeler à la vie, en refermant les blessures qu’a faites au corps de la langue le scalpel de l’anatomiste, et en lui insufflant de l’air pour l’animer de mouvements spontanés. Cet air, — c’est la musique. —

Aspirant à sa rédemption, le poète se tient là, maintenant, dans le froid de l’hiver du langage et regarde avec envie les champs de neige de notre prose pragmatique, qui recouvrent la plaine naguère si richement vêtue, le doux visage de cette mère aimante, la Terre. Çà et là, au souffle chaud de son haleine, partout où il se répand, se fond la neige rigide, et voyez, du sein de la terre éclosent pour lui de verts bourgeons, jeunes et féconds, qui pointent des vieilles ramures qu’on croyait mortes, — jusqu’à ce que le chaud soleil du printemps éternel de l’humanité s’élève, fonde toutes les neiges et, de la sève heureuse, fasse éclore les fleurs qui saluent joyeusement le soleil de leurs yeux souriants. —

Dans ces vieilles racines primitives, comme dans les racines des plantes et des arbres — aussi longtemps qu’elles peuvent se maintenir ferme dans le vrai sol de la terre, — il doit résider une force créatrice toujours nouvelle, pourvu que ces racines n’aient pas encore été elles-mêmes arrachées du sol du peuple. Mais le peuple, sous le froid manteau de neige de sa civilisation, conserve, dans la spontanéité de l’expression naturelle de son langage, les racines au moyen desquelles il se maintient uni au sol de la nature, et tout homme pourra parvenir à leur intelligence spontanée, en se détournant du tintamarre de notre conversation d’affaires et de politique, vers une conception sympathique de la nature ; et en faisant que ces racines reçoivent du sentiment un emploi spontané, grâce à leur affinité de propriétés.

Or, le poète est le sachant de l’inconscient, le démonstrateur intentionnel de l’instinctif ; le sentiment qu’il veut communiquer au sentiment sympathique lui enseigne l’expression dont il doit se servir, et son intelligence lui montre la nécessité de cette expression. Quand le poète qui, par la conscience, parle à l’inconscient, veut se rendre compte de l’impulsion naturelle qui lui impose cette expression et non une autre, il apprend à connaître la nature de cette expression et, dans son impulsion vers la communication, il acquiert de la nature la faculté de se rendre maître de cette expression comme d’une [expression] nécessaire.

Maintenant, si le poète cherche à découvrir la nature du mot que sa sensibilité lui rend nécessaire par le sentiment, comme l’unique mot propre à un objet qu’il désigne, ou à une émotion éveillée par celui-ci, il reconnaît cette force de contrainte dans la racine de ce mot, qu’a trouvée ou inventée la nécessité de l’originel instinct d’émotion de l’homme. S’il ne plonge pas plus profondément dans l’organisme de cette racine, pour se rendre compte de la force qui contraint le sentiment, et qui doit lui être propre, parce qu’elle a fait une impression si dr terminante sur sa sensibilité, — alors, il finit par percevoir la source de cette force, dans le corps purement ensible de cette racine, dont la substance primaire est le son ouvert.

Le son ouvert est le sentiment intérieur, matérialisé, qui acquiert la substance de sa matérialisation au moment de sa manifestation vers l’extérieur ; il l’acquiert précisément, — d’après le caractère particulier de l’émotion,— telle qu’elle se manifeste par la voyelle de cette racine. Or, dans cette extériorisation du sentiment intérieur, réside également la raison qui pousse à son effet par la provocation du sentiment intérieur adéquat d’un autre homme auquel s’adresse cette manifestation. Et cette secousse émotive, si le poète veut l’exercer sur autrui, comme il l’a lui-même éprouvée, n’est possible avec la plus grande plénitude que dans l’expression du son ouvert, par lequel peu) se communiquer le sentiment intérieur particulier, de la façon la plus complète et la plus persuasive.

Ce son, qui devient entièrement par soi-même un son musical, dans la manifestation la plus parfaite de la plénitude qui réside en lui, est déterminé, quant à la particularité de sa manifestation, dans les racines des mots, mais par les consonnes ; celles-ci déterminent ce son en faisant de ce moment d’expression générale une expression particulière de tel objet ou de telle émotion.

La consonne a donc deux fonctions principales, sur lesquelle nous allons insister, à cause de leur importance décisive.

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La première fonction de la consonne consiste en ceci qu’elle élève le son ouvert de la racine à une caractéristique définie, en délimitant son élément indéfiniment fluide ; par ces lignes de démarcation, elle apporte en quelque sorte à sa couleur le dessin qui lui donne une forme nettement distincte et reconnaissable. Cette fonction de la consonne est en conséquence celle qui regarde l’extérieur de la voyelle. Elle consiste à séparer de la voyelle ce qui doit en être éliminé, et à se placer entre les unes et les autres comme un poteau-frontière. La consonne occupe cette position importante devant la voyelle, comme son initial ; après la voyelle, comme son terminal, elle est d’importance moindre pour la délimitation de la voyelle vers l’intérieur [du mot], celle-ci ayant dû révéler sa propriété caractéristique avant même de résonner avec le son final ; ce dernier est ainsi conditionné plutôt par la voyelle même, et comme son interruption nécessaire ; au contraire, la consonne est en tout cas d’une importance décisive ensuite, quand le son final détermine la voyelle antécédente par le renforcement de la consonne, de telle sorte que le son final s’élève même jusqu’à [devenir] un moment principal caractéristique de la racine.

Nous reviendrons sur l’influence exercée par les consonnes sur la voyelle ; pour le moment, nous nous occuperons de la fonction de la consonne vers l’extérieur, fonction qu’elle exerce de la façon la plus déterminée par sa position devant la voyelle de la racine, à titre de son initial. Dans cette position, la consonne nous montre, en un certain sens, le visage de la racine, dont le corps est rempli par le sang de la voyelle qui circule avec chaleur, et dont l’autre face, dans la consonne finale, échappe à l’œil de l’observateur. Si nous considérons le visage de la racine comme l’ensemble de la physionomie extérieure que l’homme nous montre quand nous sommes en sa présence, nous obtenons une définition parfaitement adéquate à l’importance décisive de la consonne initiale. En celle-ci, se montre à nous l’individualité de la racine toute proche, comme l’homme nous semble, en tant qu’individualité, tout proche par le côté extérieur de sa physionomie ; et nous nous en tenons à cette physionomie extérieure, jusqu’à ce que l’intérieur ait à se manifester à nous par un déploiement plus large. Ce côté extérieur de la physionomie des racines de la langue se communique — pour ainsi dire — aux yeux de l’intelligence verbale, et c’est à ces yeux que doit s’adresser, par la voie la plus efficace, le poète ; pour être parfaitement compris du sentiment, il doit présenter ses figures à la fois aux yeux et aux oreilles.

Mais, de même que l’oreille ne peut comprendre un phénomène entre beaucoup d’autres, en tant que connaissable et retenant l’attention, que s’il se présente dans une répétition qui n’échoit pas en partage aux autres phénomènes, et, grâce à cette répétition, le distingue comme le trait saillant qui doit de préférence exciter son intérêt par son importance ; de même, aux « yeux » de l’oreille, est nécessaire la présentation répétée du phénomène qui doit s’offrir à eux comme un [phénomène] distinct, précis et frappant.

La phrase verbale, liée rhythmiquement par la nécessité de la respiration, ne communiquait intelligiblement la signification de son contenu que parce qu’elle se communiquait au moins par deux accents qui se correspondaient, dans un rapport qui embrasse à la fois le sujet et l’attribut. Dans cet effort [en vue] d’ouvrir au sentiment l’intelligence de la phrase en tant qu’expression du sentiment, et dans la conviction que cet effort ne peut aboutir qu’en excitant le plus vif intérêt de l’organe sensoriel directement percepteur, le poète doit présenter les accents nécessaires au vers rhythmique pour leur donner le maximum d’effet sur l’oreille, sous un vêtement qui, non seulement, les distinguera absolument des mots racines non accentués de la phrase, mais qui rendra cette distinction sensible aux « yeux » de l’oreille, en le présentant comme un vêtement pareil, analogue, pour les deux accents. La similitude de la physionomie des mots racines accentués par le sens de la langue les rend vite perceptibles à ses yeux, et les leur montre dans des rapports de parenté qui ne sont pas seulement vite compris par l’organe sensoriel, mais encore contenus en réalité dans le sens de la racine.

Le sens d’une racine est la sensation d’un objet qui s’y trouve corporifié ; mais cette sensation corporifiée est seule intelligible, et ce corps est lui-même comme un objet sensible qui ne peut être saisi d’une façon décisive que par le sens de l’ouïe en rapport avec lui. L’expression du poète est ainsi rapidement intelligible lorsqu’elle concentre la sensation à exprimer sur le contenu le plus intime pour celle-ci ; et ce contenu intime sera nécessairement, dans son moment conditionnant et dans son moment conditionné, un par un rapport de parenté. Mais une sensation une s’exprime spontanément dans une expression une et cette expression une tire sa pleine efficacité de l’unité des racines verbales qui se dévoile dans la parenté existant entre les moments principaux de la phrase, le conditionnant et le conditionné.

Une sensation qui peut être exprimée par l’allitération [1] des mots — racines qu’on doit marquer inconsciemment d’un accent, nous est accessible sans aucune hésitation, pourvu que la parenté des racines ne soit pas défigurée avec intention et rendue méconnaissable par le sens du discours — comme dans notre langue moderne ; et c’est seulement quand cette sensation a, dans une expression de ce genre, déterminé spontanément notre sentimeut comme une expression une, qu’elle se justifie à cette sentiment de tout mélange de ces sensation avec une autre. Pour rendre rapidement intelligible au sentiment déjà préparé [à la recevoir] une impression mixte, le langage poétique, à son tour, possède un moyen infiniment puissant dans l’allitération ; nous pouvons la considérer comme un moyen sensuel, pour la raison que réside en somme à sa base un sens compréhensif et cependant défini dans la racine verbale. L’allitération sensuelle et sensée peut lier l’expression d’une sensation avec celle d’une autre par sa propriété purement sensuelle, de telle sorte que cette union soit rapidement perceptible à l’oreille et s’insinue en elle tout naturellement. Mais le sens du mot racine allitéré, dans lequel l’autre sensation nouvellement née se manifeste par anticipation, se montre déjà au sens de l’ouïe, grâce à la force spontanée d’une résonance analogue, comme quelque chose qui lui est apparenté, comme une antithèse qui est comprise dans la catégorie de la sensation principale ; et comme tel, d’après son affinité générique avec la sensation exprimée, il est communiqué en premier lieu au sentiment, par l’ouïe intéressée, et par celle-ci enfin même à l’intelligence [2].

Sous ce rapport, la puissance de l’ouïe, récepteur immédiat de la sensation, est si illimitée, qu’elle sait unir les sensations les plus éloignées, aussitôt qu’elles se manifestent à ce sens avec une ressemblance physiono-mique, et elle peut les transmettre au sentiment comme une chose apparentée, purement humaine, pour être accueillie avec le maximum de force possible. En face de cette puissance merveilleuse de l’organe sensoriel, qui embrasse et réunit toutes choses, à quoi sert l’intelligence toute pure, qui se passe de ce pouvoir merveilleux, et fait du sens de l’ouïe l’esclave porte-faix des ballots de marchandises manufacturées de la langue !

Cet organe sensoriel est, à l’égard de celui qui se communique à lui avec amour, si généreux et si inépuisablement riche en facultés d’amour, qu’il prend les millions de lambeaux arrachés et lacérés par l’intelligence démagogique, comme [un élément] purement humain, pour en refaire quelque chose d’unique, d’originel et d’éternel, et le présenter au sentiment pour en tirer la plus haute jouissance. —

Approchez-vous, ô poètes, de ce sens splendide ! Mais approchez-vous-en, comme des hommes complets, en toute confiance ! Donnez-lui l’étendue la plus grande que vous puissiez embrasser, et ce que votre intelligence ne peut unir, ce sens le pourra pour vous, et il s’ouvrira devant vous comme un tout infini.

Allez donc à lui de tout cœur, les yeux dans les yeux, présentez-lui votre visage, le visage du verbe, — mais non pas la partie postérieure, aride, que vous remorquez, flasque et blafarde, dans la rime finale de votre discours prosaïque, et que vous traînez en l’amenant à l’oreille, — comme si, en expiation de ce tintement puéril par lequel on fait taire les sauvages et les innocents, vos mots devaient entrer, par sa grande porte, dans le cerveau qui recommence à l’analyser L’oreille n’est pas un enfant ; c’est une femme bonne et aimante, qui peut, par son amour, porter au comble du bonheur celui qui lui apportera en soi l’élément le plus complet qui puisse la ravir.

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Et combien peu, jusqu’à présent, nous lui avons offert, à cette oreille, lorsque nous ne lui avons procuré que l’allitération consonnante par laquelle seulement nous était ouverte l’intelligence de toute langue ! Cherchons plus loin encore, pour voir comment cette intelligence de la langue peut s’élever à la suprême intelligence humaine par la suprême excitation de l’oreille. —

Nous avons encore à revenir sur la consonne, pour nous la représenter dans sa seconde fonction. —

La force qui rend capable d’offrir à l’oreille, comme ayant de l’affinité, même les objets et sensations les plus dissemblables, grâce à la rime de la consonne initiale, qui y manifestait son activité vers l’extérieur, ne la doit qu’à sa position vis-à-vis de la voyelle résonnante de la racine, dans laquelle elle extériorise son efficacité vers l’intérieur, en déterminant le caractère de la voyelle même. —

De même que la consonne limite extérieurement la voyelle, de même aussi elle la limite intérieurement, c’est-à-dire qu’elle détermine le caractère spécifique de sa manifestation, par la rudesse ou la douceur avec laquelle elle se met vers l’intérieur en contact avec elle [3]. Mais cette importante influence interne de la consonne nous met en contact si immédiat avec les voyelles, que nous, à notre tour, ne pouvons comprendre cette action, pour une grande part, que par la voyelle qui nous est indiquée avec une nécessité inéluctable comme le contenu propre et justificatif de la racine.

Nous avons considéré les consonnes environnantes comme le vêtement de la voyelle ou, plus exactement, comme la partie extérieure de sa physionomie. Si nous les distinguons maintenant et à la fois dans l’intérêt de leur efficacité reconnue vers l’intérieur, encore plus exactement, comme l’enveloppe charnue qui a grandi organiquement avec l’intérieur du corps humain, nous acquérons ainsi une représentation exactement adéquate à l’essence de la consonne et de la voyelle, ainsi que de leurs rapports organiques réciproques. —

Si nous considérons la voyelle comme l’organisme total du corps humain vivant, qui conditionne la forme que prendra son apparence extérieure, tel que celui-ci la manifeste aux regards du spectateur, les consonnes s’offrent alors à nous sous cet aspect, pour présenter, en outre de cette action vers l’extérieur, l’activité notable qui consiste en ce qu’elles mènent à l’organisme interne, au moyen de la collaboration ramifiée des organes de perception, ces impressions extérieures qui, à leur tour, déterminent cet organisme à faire un usage particulier de cette puissance d’expression. Or, de même que l’enveloppe charnue du corps humain est limitée extérieurement aux regards par la peau, de même aussi, elle possède un tissu interne tourné vers les organes de la vie interne, mais, ce tissu interne n’est nullement distinct de ces organes, il leur adhère plutôt, de sorte qu’il peut en recevoir sa nourriture, et acquérir la faculté de prendre une forme vers l’extérieur. —

Le sang, cette sève vitale du corps qui circule sans cesse, est poussé hors du cœur, pénètre jusqu’aux extrémités de la peau de cette chair, en vertu de cette interdépendance de l’enveloppe charnue avec les organes internes : mais de là, après avoir abandonné les principes nutritifs nécessaires, il retourne au cœur ; alors, celui-ci, comme dans une exubérance de richesse intérieure, par le souffle des poumons qui vivifient et rafraîchissent le sang par un courant d’air extérieur, lance lui-même directement à l’extérieur ce courant d’air saturé de son propre contenu, comme manifestation propre de sa chaleur vivante. —

Ce cœur est le son ouvert considéré dans sa fonction la plus riche, la plus indépendante. Son sang vivant, qui est rassemblé vers l’extérieur dans la consonne, retourne de celle-ci à son point de départ, puisque cette consonne ne saurait être nullement épuisée par ce rassemblement, pour recommencer à répandre de soi-même, vers l’extérieur et avec la plus grande puissance, le courant d’air qui à son tour vivifie directement le sang.

L’homme intérieur, en tant qu’émetteur de sons à l’oreille, s’adresse à l’extérieur, comme sa forme extérieure s’adresse à la vue. Nous avons reconnu que la consonne était cette forme extérieure de la voyelle radicale et, comme voyelle et consonne s’adressent à l’ouïe, nous avons dû nous représenter cette ouïe d’après une faculté de voir et d’entendre, pour attribuer cette dernière considérée comme si la consonne était l’homme parlant de l’extérieur.

Si cette consonne, que nous nous sommes représentée, d’après son rôle le plus extérieur et le plus important, sensoriel et significatif, se présentait aux « yeux » de l’oreille, la voyelle, au contraire, dont nous venons d’éprouver les propriétés vivifiantes, s’adresse à l’« oreille » véritable de l’ouïe. Mais c’est seulement quand elle est capable de se communiquer non pas en un son ouvert, mais comme son musical, d’après son caractère le plus entier, et dans toute l’indépendance plénière que nous reconnaissons aux consonnes dans l’allitération, qu’elle est en état de remplir cette « oreille » de l’ouïe dont nous revendiquons, pour les consonnes, la « faculté visuelle » à la plus haute puissance ; de telle sorte que cette [oreille] atteigne à ce maximum d’extase qui provoque la chose perçue à communiquer au sentiment général de l’homme, porté au comble de l’émotion. —

Comme l’homme ne se représente à nous dans sa certitude la plus entière et la plus satisfaisante que s’il se manifeste à la fois à nos yeux et à nos oreilles, l’organe de communication de l’homme intérieur ne persuade notre oreille avec la plus entière certitude que s’il se communique avec une satisfaction égale pour « les yeux et les oreilles » de ce sens auditif. Mais cela ne se produit qu’au moyen de la langue verbale et musicale', et le poète, comme le musicien, ne s’est jusqu’à présent adressé qu’à une moitié de l’homme : le poète s’adressait à la vue ’cule, le musicien à l’oreille seule de cette oreille. Seule, l’ouïe tout entière, voyant et entendant, qui est — l’ouïe pleinement intelligente, comprend l’homme intérieur avec une certitude infaillible. —

Cette force intérieure qui réside dans la racine du langage et décide nécessairement le poète recherchant l’expression la plus exacte du sentiment, à se servir pu’eisément de ce mot radical, comme du seul adéquat à son intention, le poète la reconnaît avec la certitude la plus persuasive dans la voyelle sonore, dès qu’il se la I h (’sente à sa plus haute puissance, en tant que son réel animé par le souffle. Dans ce son, s’exprime de la façon la plus évidente le contenu émotionnel de la voyelle, [contenu] qui pouvait s’exprimer par une nécessité inté-rieure par cette voyelle même et non par une autre ; de même que cette voyelle, par rapport à l’objet extérieur, se revêlait extérieurement de telle consonne et non de telle antre. Quant à donner à cette voyelle sa plus haute expression émotionnelle, et faire qu’elle s’étende et s’épuise en sa suprême plénitude dans le chant parti du cœur, cela revient, pour le poète, à faire de ce qui naguère apparaissait arbitraire dans son expression poétique, et par conséquent inquiétant, une chose inconsciente, et qui rend le sentiment d’une façon aussi précise que celui qui l’a déterminée. Le poète ne trouve donc une quiétude parfaite que dans le maximum d’excitation de son expression ; c’est seulement en employant sa puissance d’expression en faveur de la faculté la plus haute qui réside en lui qu’il en fait l’organe du sentiment, lequel à son tour se communique directement au sentiment ; et cet organe dérive en lui de sa propre faculté linguistique, dès qu’il s’en rend compte et l’emploie selon son entière faculté. —

Le poète qui, pour communiquer un sentiment avec la plus grande précision possible, a déjà cherché à ce que, au moyen de l’allitération consonnante, les mots rangés en une mesure musicale, d’après l’accent linguistique, soient mis à la portée de l’intelligence de la façon la plus aisée et la plus accessible, facilitera davantage cette intelligence sentimentale, s’il réunit à leur tour les voyelles radicales accentuées, comme naguère leurs consonnes, par une rime qui les rendra des plus nettes au sentiment.

Or, l’intelligence d’une voyelle ne repose pas sur sa parenté superficielle avec une autre voyelle radicale qui rime, mais, comme toutes les voyelles sont à l’origine parentes entre elles, elle se base sur la découverte de cette parenté primitive, en donnant pleine valeur à son contenu émotionnel par le moyen du son musical.

La voyelle même n’est autre chose que le son condensé : sa manifestation particulière est déterminée par sa position relative à la surface externe du corps du sentiment, lequel — nous l’avons dit, — déploie aux yeux de l’oreille l’image reflétée de l’objet extérieur qui agit sur le corps du sentiment ; l’effet de l’objet sur le corps du sentiment lui-même est manifesté par la voyelle au moyen d’une extériorisation directe du sentiment par le chemin le plus à sa portée, en étendant l’individualité reçue de l’extérieur à l’universalité du pur pouvoir de sentiment ; c’est ce qui se produit dans le son musical. Ce qui a produit la voyelle et l’a déterminée à se condenser tout particulièrement en consonne, vers l’extérieur, c’est l’élément auquel elle retourne après avoir été enrichie de l’extérieur, et être devenue une [voyelle] particulière pour se diluer dans l’élément qui l’a enrichie : ce son enrichi, individualisé, étendu à l’universalité du sentiment, est le moment rédempteur de la pensée du poète, qui, dans cette rédemption, devient un immédiat épanouissement du sentiment.

Ainsi le poète, en résolvant la voyelle du mot radical accentué et allitéré en son élément maternel, le son musical, entre maintenant avec assurance dans la langue dès sons : dès ce moment, il n’a plus à déterminer la parenté des accents d’après une mesure connaissable aux yeux de l’oreille, mais ces voyelles étant devenues des sons musicaux, la parenté qu’il est nécessaire d’exiger, pour que le sentiment comprenne rapidement, se détermine en une mesure qui, uniquement connaissable à l’oreille de l’ouïe, est basée avec une certitude impérieuse sur cette faculté réceptrice de l’oreille. —

L’affinité des voyelles se révèle déjà, dans la langue parlée, avec une telle netteté, comme une affinité égale pour toutes, dès l’origine, que, dans les syllabes radicales, quand le son initial manque, nous reconnaissons l’aptitude à la rime, et que nous n’y sommes nullement déterminés par l’entière analogie extérieure de la voyelle ; nous faisons rimer, par exemple « Aug' [œil] und Ohr [oreille] » [4].

Cette affinité originelle, qui s’est conservée dans la langue parlée comme un moment inconscient du sentiment, permet au langage des sons de donner au sentiment une conscience infaillible ; en même temps qu’elle élargit en un son musical la voyelle particulière, elle communique son caractère à notre sentiment comme contenu dans des rapports d’affinité originelle, et né de cette affinité ; et elle nous fait reconnaître comme mère de la riche famille des voyelles, le sentiment purement humain directement tourné vers l’intérieur, qui ne se manifeste vers l’extérieur que pour se communiquer ensuite à notre sentiment purement humain.

La présentation de l’affinité des sons voyelles devenus sons musicaux ne peut donc plus être confiée au poète verbal, mais au poète des sons.

  1. Stabreim. Le mot Endreim, rime finale, sert à désigner, en allemand, la rime, telle qu’on l’entend en français.
  2. « Die Liebe bringt Lust — und Leid. » (Note de Wagner). « L’amour apporte plaisir — et peine. »
  3. Le chanteur, qui doit tirer tout le son de la voyelle, éprouve très vivement la différence décisive qu’exercent, sur les voyelles sonores, d’énergiques consonnes, comme K, R, P, T, — ou des [consonnes] renforcées — comme Sch, Sp, St, Pr, — et [des consonnes] plus molles, douces, — comme G, L, B, D, V, — sur les sons ouverts. Une finale renforcée, — nd, rt, st, ft, — lorsqu’elle est radicale, — comme dans Hand, hart, Hast, Kraft, — donne avec une telle précision à la voyelle la caractéristique et la durée de sa manifestation, qu’elle rend cette dernière brève, vive et concise ; et par conséquent le son même (dans Hand et Mund, par exemple) se détermine comme la caractéristique de la racine, — comme assonance — et devient rime. (Note de Wagner).
  4. Comme la langue [allemande] désigne excellement dans cette rime les deux organes de perception les plus ouverts à l’extérieur par les voyelles les plus ouvertes précisément à l’extérieur ; c’est comme si ces organes s’y manifestaient directement de l’intérieur, avec toute la plénitude de leur force universelle de perception et purement et simplement tournés vers l’extérieur. (Note de Wagner).