Opéra et Drame (Wagner, trad. Prod’homme)/Partie 3/Chapitre III

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1851
traduit de l’allemand par J.-G. Prod’homme, 1913

Troisième partie : La Poésie et la musique dans le drame de l’avenir





III



La distinction caractéristique entre le poète des mots et le poète des sons [1] consiste en ceci que le poète des mots a concentré sur un point aussi accessible que possible au sentiment des moments d’action, de sensation et d’expression divisés à l’infini, et accessibles uniquement à l’entendement ; tandis que le poète des sons doit pousser ce point de concentration à son maximum de contenu sentimental. Le procédé de l’intelligence poétique, dans son effort pour se communiquer au sentiment, vise à aller chercher à la plus grande distance ce dont elle tirera la perceptibilité la plus dense, pour la rendre accessible à la faculté de sentir ; de là, du point de contact immédiat avec la faculté de perception des sens, le poète devra s’étendre au dehors, comme fait l’organe récepteur sensoriel qui, concentré sur un point extérieur, s’élargit immédiatement, par la conception, en cercles de plus en plus vastes, jusqu’à éveiller toute Il laculté émotionnelle, intérieure.

Ce qu’il y a d’absurde dans le procédé qui contraint le poète isolé et le musicien isolé, consiste en ceci que le poète, pour se faire comprendre du sentiment, se perj dait dans une vague diffusion où il devenait le peintre de mille détails, qui devaient représenter à l’imagination, avec autant de précision que possible, une forme définie de l’imagination ; l’imagination, pressée par une multitude de détails disparates, ne pouvait jamais se rendre maîtresse de l’objet qui lui était présenté, qu’en essayant de saisir exactement ces détails déconcertants ; elle s’égarait ainsi dans l’activité de l’intellection pure, à laquelle le poète ne pouvait que s’adresser quand, ébloui par la masse énorme des détails de ses descriptions, il finissait par chercher autour de lui un point d’appui solide.

Le musicien absolu, par contre, se voyait obligé, dans ses formes, de concentrer un élément infiniment vaste de sentiment, en des points déterminés accessibles autant que possible à l’intelligence ; dans ce but, il devait de plus en plus renoncer à la plénitude de son élément, s’efforcer à une condensation — impossible d’ailleurs en soi, du sentiment en une pensée, — et finalement à confier cette condensation à l’imagination capricieuse, en la dépouillant de toute expression émotionnelle, comme un phénomène imité d’un objet extérieur quelconque, —

La musique ressemblait ainsi au bon Dieu de nos légendes, descendu du ciel sur la terre, et qui, pour s’y faire reconnaître, empruntait la forme et les vêtements des hommes ordinaires : dans le mendiant en loques, personne ne reconnaissait plus le bon Dieu. Mais le vrai poète viendra un jour, qui, avec le regard clairvoyant, de la sublime nécessité poétique, assoiffée de rédemption, reconnaîtra le Dieu rédempteur dans ce mendiant sordide, et lui prendra ses béquilles et ses haillons ; transporté par son désir passionné, il s’envolera avec lui dans les espaces infinis où le Dieu affranchi sait, en épanchant son haleine, créer les infinies béatitudes du sentiment le plus heureux. Ainsi, nous rejetterons ce langage mesquin de tous les jours, dans lequel nous ne sommes pas encore ce que nous pouvons être, et qui ne donne pas encore ce que nous pouvons donner, pour parler, dans l’œuvre d’art, un langage où nous pourrons uniquement exprimer ce que nous devons manifester, quand nous sommes entièrement ce que nous pouvons être.

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Or, le poète des sons doit déterminer les sons du vers d’après l’affinité de leur pouvoir d’expression, de telle sorte qu’ils ne manifestent pas seulement le contenu émotionnel de telle ou telle voyelle, [considérée] comme voyelle particulière, mais en même temps leur contenu comme un [contenu] commun à tous les sons du vers, et expriment ce contenu apparenté comme un membre particulier de la parenté originelle de tous les sons.

Au poète des mots, n’était possible que par l’allitération consonnante des radicaux la découverte d’une parenté des accents qu’il élève, [parenté] évidente au sentiment et, par lui, à l’entendement. Ce qui déterminait cette parenté n’était d’ailleurs que la particularité de la consonne égale ; aucune autre consonne ne pouvait allitérer avec celle-ci ; alors la parenté se trouvait limitée à une famille déterminée, qui n’était par conséquent connaissable qu’au sentiment, et se faisait ainsi connaître comme une famille absolument fermée.

Le poète des sons a, au contraire, à sa disposition, un ensemble d’affinités qui va jusqu’à l’infini : et si le poète des mots devait se contenter de présenter au sentiment les mots racines spécialement accentués de sa phrase, apparentés quant au sens et quant au son par la parfaite similitude de leurs consonnes initiales, le musicien, au contraire, doit se proposer d’exposer l’affinité de ses sons d’abord dans une extension telle que, des accents, il la répande sur toutes les voyelles de la phrase, même les non-accentuées ; en sorte que ce ne soient pas les seules voyelles des accents, mais toutes les voyelles en général qui s’offrent au sentiment comme parentes entre elles.

De même que les accents dans la phrase ne reçoivent pas seulement tout d’abord leur éclat spécial du sens, mais, dans leur manifestation matérielle, des mots et syllabes moins accentués qui se trouvent dans les abaissements [de la voix], de même les sons dominants doivent tirer leur éclat spécial des sons accessoires, envers lesquels ils se comportent absolument comme les temps forts et faibles envers les élévations [de la voix]. Le choix et la signification de ces sons et syllabes accessoires, de même que les relations avec les mots accentués, sont déterminés tout d’abord par le contenu intellectuel de la phrase ; ce n’est que dans la mesure où le contenu intellectuel, par la condensation des moments environ-nants, fut intensifié en une expression ramassée, frappante, perceptible au sens de l’ouïe, qu’il se métamorphosa en un contenu émotionnel.

Or, le choix et la signification des sons accessoires, comme leurs rapports aux sons principaux, ne dépendent plus du contenu intellectuel de la phrase, d’autant plus que ce contenu s’est condensé dans un contenu émotionnel, dans le vers rhythmique et dans l’allitération, et la pleine réalisation de ce contenu émotionnel, obtenue par l’effort pour amener avec les sens la communication la plus directe possible, ne poursuivra son accomplissement que dans cette région où le pur langage du sentiment a été reconnu comme le seul efficace, par la résolution de la voyelle en sons musicaux. Au moyen de l’intonation musicale de la voyelle dans la langue parlée, le sentiment est devenu l’ordonnateur désigné de tout ce qui est destiné à être communiqué désormais aux sens, et c’est le sentiment musical qui détermine seul le chox et la signification des sons accessoires comme [ceux] des [sons] principaux, et cela en raison de nature de la famille sonore, dont chaque membre particulier a été choisi pour donner à la phrase l’expression émotionnelle nécessaire.

Cette parenté des sons est l’harmonie musicale, que nous devons tout d’abord considérer au point de vue de son extension en surface, où se développent les familles de membres des variétés du son, dans leur parenté aux lointains rameaux. Si nous considérons maintenant le développement horizontal de l’harmonie, que nous visons ici, nous réservons expressément la propriété universellement déterminante de l’harmonie dans son développement vertical vers sa base originelle, pour le moment décisif de notre exposé. Mais cette extension horizontale, cette surface de l’harmonie, est sa physionomie, qui est discernable aux yeux du poète : elle est le miroir des eaux qui renvoie au poète sa propre image, tout en offrant en même temps cette image à la vue de celui auquel le poète voulait s’adresser. Or, cette image, c’est en vérité la tâche réalisée du poète, — réalisation qui n’est possible pour le musicien, que s’il émerge du fond de l’océan de l’harmonie à sa surface, où se célèbrent les noces ravissantes de la pensée poétique créatrice avec la faculté d’enfantement infinie de la musique.

Ce reflet ondoyant est la mélodie. En elle, la pensée poétique devient un moment émotionnel inconsciemment saisissant, de même que la puissance musicale émotionnelle acquiert en elle la faculté de s’exprimer d’une façon définie et convaincante, comme une forme humaine taillée avec rudesse, en une individualité plastique. La mélodie est la rédemption de la pensée poétique indéfiniment conditionnée, et qui s’effectue par la conscience profonde de la plus haute liberté d’émotion : elle est l’involontaire voulu et accompli, l’inconscient conscient et proclamé, la nécessité justifiée d’un contenu indéterminé, condensé à partir de ses ramifications les plus lointaines en vue d’une extériorisation de sentiment bien définie, d’un contenu indéfiniment étendu.

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Si maintenant nous prenons cette mélodie, qui apparaît sur le plan horizontal de l’harmonie comme le reflet de la pensée poétique, et qui est rangée dans la tribu primitive des sons par l’adoption dans une famille de cette tribu, — la tonalité — et l’opposons à cette mélodie-mère, dont était déjà issu le langage des mots, alors, nous apparaît la différence suivante, de la plus haute importance, et que nous allons envisager ici avec insistance.

[Issues] d’une puissance d’émotion qui s’épanche à l’infini, les sensations de l’homme se concentrèrent tout d’abord en un contenu de plus en plus défini, pour s’extérioriser dans cette mélodie primitive de telle sorte que le progrès naturel s’élevât en elle jusqu’à former le pur langage des mots. Ce qu’il y a de plus caractéristique dans le lyrisme antique, c’est que les mots et les vers y naissent du son et de la mélodie, de même que les mouvements du corps se contractaient en gestes mimiques plus déterminés, plus mesurés, produits par les mouvements de la danse donnant des indications générales et intelligibles seulement par des réitérations fréquentes. Dans l’évolution de l’espèce humaine, plus la faculté spontanée de sentir se condensait en une faculté volontaire de comprendre, et plus, en conséquence, le contenu du lyrisme, d’émotionnel devenait intellectuel, — plus visiblement le poème verbal s’éloignait de sa connexité originelle avec cette mélodie primitive, dont en quelque sorte il ne faisait que se servir pour son débit, pour rendre aussi agréable que possible à la sensibilité habituelle un contenu didactique plus froid.

La mélodie même qui avait fleuri jadis de la primitive faculté émotionnelle de l’homme et avait atteint, dans son union adéquate avec le mot et le geste, à cette plénitude de développement que nous observons encore aujourd’hui dans la mélodie populaire authentique, ces poètes réfléchis de l’entendement ne pouvaient la modeler et la varier selon le contenu de leur mode d’expression ; encore moins leur était-il possible de trouver dans ce mode d’expression une occasion de façonner des mélodies nouvelles, car le progrès même de l’évolution générale était, en cette grande période de formation, un progrès du sentiment vers l’entendement, et l’entendement progressant n’aurait pu que se trouver gêné dans ses expériences, s’il eût été contraint en quelque manière de trouver des expressions nouvelles de sentiment qui lient loin de lui.

C’est pourquoi, aussi longtemps que la forme lyrique resta visible pour le public et désirée [par lui], les poètes que le contenu de leurs poèmes avaient rendus incapables d’inventer des mélodies, varièrent de préférence le poème, mais non la mélodie, qu’ils laissèrent subsister intacte, et préférèrent prêter seulement à l’expression de leurs pensées poétiques une forme extérieure, qu’ils placèrent sous la mélodie comme une variante du texte. La forme si exubérante de la langue lyrique grecque parvenue jusqu’à nous, et notamment des choeurs chantés des tragiques, nous ne pouvons nous l’expliquer comme conditionnée nécessairement par le contenu de ces poèmes. Le contenu plutôt didactique et philosophique de ce chant forme en général un contraste si vif avec l’expression du sens dans la rhythmique aux modifications si variées du vers, que nous ne pouvons comprendre que cette manifestation sensible soit émanée du contenu de l’intention poétique, mais bien, conditionnée par la mélodie et soumise à ses exigences immuables. —

Aujourd’hui encore, nous ne connaissons les mélodies populaires les plus authentiques que par des textes ultérieurs, qui ont été composés sur ces mélodies persistantes et favorites, à telle ou telle occasion, et — quoique dans un genre bien inférieur, — aujourd’hui encore, nous voyons que des vaudevillistes français surtout, en faisant leurs vers sur des airs connus, et en les indiquant d’un mot à l’acteur, n’agissent pas autrement que les poètes lyriques et tragiques, qui mettaient des vers sur des mélodies toutes faites, appartenant au lyrisme plus ancien, [qui] survivaient dans la bouche du peuple, — surtout dans les rites religieux — et dont l’admirable richesse rhythmique nous plonge aujourd’hui dans l’étonnement, nous qui n’en connaissons plus les mélodies.

Or, en exposant le véritable objectif de l’intention du tragique grec, quant au contenu et à la forme, on découvre que toute l’action de leurs drames, [allait] vers la réflexion intellectuelle, naissant incontestablement du sein du lyrisme, comme le discours ïambique de l’acteur exclusivement récité, du chant du chœur. Mais ce qui rend encore ces drames d’un effet si saisissant pour nous, c’est précisément cet élément lyrique conservé en eux, et revenant avec plus de force dans les moments principaux, que le poète employait avec pleine conscience, tout comme le pédagogue qui, dans les écoles, exposait ses poèmes instructifs à la jeunesse ilaas le chant lyrique qui détermine le sentiment. Un regard plus pénétrant nous montre seulement que le poète tragique agissait moins honnêtement et moins fran-chement selon son intention quand il les revêtait de la forme lyrique que lorsqu’il les exprimait en langage parlé indifférent ; et c’est dans cette loyauté didactique mais dans cette improbité artistique, que réside la cause do la décadence rapide de la tragédie grecque, et le peuple s’aperçut bientôt qu’elle visait à déterminer, non plus inconsciemment, mais de propos délibéré son intelligence. Euripide a expié de son sang, sous le fouet de la moquerie aristophanesque, ce mensonge qu’il a mis crûment à nu.

La poésie, de plus en plus délibérément didactique, devint une rhétorique pratique et politique, et finalement de la prose littéraire ; telle fut la conséquence extrême de l’évolution de l’intelligence hors du sentiment, el m point de vue de l’expression artistique, — de [l’évolution] du langage verbal hors de la mélodie. —

Mais cette mélodie, dont nous observons maintenant l’enfantement, forme un contraste parfait avec cette mélodie-mère primordiale que, d’après les observations plus explicites qui précèdent, nous avons caractérisée comme un progrès de l’entendement au sentiment, de la phrase verbale à la mélodie, par contraste avec le progrès du sentiment à l’entendement. En suivant le progrès du langage des mots, du langage des sons, nous sommes parvenus à la surface horizontale de l’harmonie, où la phrase verbale du poète se mirait, en tant que mélodie musicale. Or, comme nous dominons de cette surface l’ensemble du contenu de l’insondable profondeur de l’harmonie, matrice primordiale de toute la famille des sons, pour une réalisation de plus en plus développée de l’intention poétique, et qu’ainsi, nous voulons plonger l’intention poétique, comme moment d’enfantement, dans la pleine profondeur de cet élément maternel primordial, de façon à permettre à chaque atome de ce chaos énorme de sentiments de se manifester, conscient, individuel, pour un contenu qui jamais ne se rétrécit, mais toujours se développe, le progrès artistique, qui consiste à porter une intention consciente donnée à une puissance émotionnelle infinie se manifestant cependant à l’infini avec exactitude et précision, — [ce progrès] sera l’objet de l’exposé par lequel nous allons conclure. —

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Tout d’abord, considérons encore un point, pour arriver à nous expliquer les résultats que nous avons présentement acquis.

Quand nous avons conçu la mélodie, que nous n’avons fait, jusqu’à présent, qu’indiquer comme le point culminant de l’expression émotionnelle de la langue parlée qu’il est indispensable au poète d’atteindre, et, de ce sommet du vers parlé, nous avons vu le vers parlé se refléter à la surface de l’harmonie musicale ; nous avons reconnu avec surprise, après un examen attentif, que cette mélodie, d’après l’apparence, est absolument la même qui s’élevait à sa surface des insondables profondeurs de la musique de Beethoven, pour saluer, dans la Neuvième Symphonie, l’éclatant soleil du jour. L’apparition de cette mélodie à la surface de l’océan harmonique n’est devenue possible, nous l’avons vu, que par la nécessité qui poussait le musicien à regarder le poète les yeux dans les yeux dans les yeux ; seul, le vers parlé du poète était capable de la retenir sur cette surface, où elle n’était apparue que comme une vision fugitive, pour se replonger aussitôt, privée de ce soutien, au fond de la mer.

Cette mélodie était le salut d’amour de la femme à l’homme : et l’ « éternel féminin » qui l’embrasse, se montrait ici plus digne d’amour que l’égoïsme masculin, car il est l’amour même, et ce qui est féminin ne se comprend que comme le suprême désir d’amour, qui se manifeste dans l’homme et dans la femme. L’homme aimé, en cette étonnante rencontre, évite encore la femme : ce qui était pour cette femme la puissance la plus haute et la plus parfumée de sacrifice d’une vie tout entière, n’était pour l’homme qu’une éphémère fumée d’amour. Seul le poète dont nous nous sommes représenté ici l’intention, se sent poussé à une alliance des plus cordiales avec l’ « éternel féminin », de l’art musical, avec une force si irrésistible, qu’il célèbre à la fois, dans cette union, sa rédemption.

Par le besoin d’amour rédempteur de cette mélodie, le poète est maintenant initié aux profondeurs infinies de la nature féminine. La mer sans fond de l’harmonie, dont la vision béatifiante surgissait devant lui, n’est plus pour lui un objet de crainte, d’horreur, de terreur, qui apparaissait jadis comme un élément inconnu, étrange, à son imagination ; non seulement, il peut maintenant nager à la surface de cette mer, mais, — doué de nouveaux sens, — il plonge dans ses plus basses profondeurs. Sortie du foyer maternel isolé, et si terriblement loin, la femme avait désiré l’approche du bien-aimé : maintenant, celui-ci, avec l’épousée, se replonge au fond de la mer, et apprend à connaître toutes les merveilles des profondeurs. Son sens intellectuel, clair et tranquille, pénètre toutes choses, jusqu’à la source originelle, d’où il ordonne les colonnes d’ondes qui doivent surgir à la lumière du soleil, pour s’acheminer à sa vue en ondes heureuses et murmurer au souffle du vent d’ouest, ou se redresser comme un homme, contre les bourrasques du nord ; car le souffle du vent commande aussi au poète, — car ce souffle n’est autre chose que la pulsation de l’amour infini de l’amour, dont le charme a été le rédempteur du poète, et dont la puissance fait de lui le maître de la nature.


Examinons maintenant avec plus de sang-froid la force du poète unie à la musique. —

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Le lien de parenté des sons, dont la série rhythmique-ment mise en mouvement, et divisée en éléments et en abaissements, détermine la mélodie du vers, s’impose au sentiment, d’abord dans la tonalité, qui détermine d’elle-même les différents tons dans lesquels les sons de chaque série mélodique sont contenus comme degrés différents. —

Nous avons vu jusqu’ici le poète, dans son effort nécessaire pour mettre son poème en communication avec le sentiment, obligé de concentrer les éléments organiques de sa langue recueillis dans des régions écartées, d’en éloigner ce qui leur était étranger, en les présentant, au moyen notamment de la rime, à l’affinité aussi exposable que possible, du sentiment. Au fond de cette impulsion résidait la connaissance instinctive de la nature du sentiment, qui s’attache à ce qui est un, à ce qui, dans son unité, renferme à la fois le conditionné et le conditionnant, donc le sentiment communiqué dans son essence générique, de telle sorte qu’il se laisse déterminer non par l’objet compris en lui, d’après cet objet même, mais par l’essence de l’espèce où les contraires sont réconciliés.

L’intelligence sépare, le sentiment rapproche ; autrement dit, l’intelligence résoud le genre dans les espèces qui lui sont opposées, le sentiment les réunit dans un genre homogène. Le poète parvint parfaitement à cette expression homogène, en élevant le vers parlé qui ne luttait que pour l’unité, à la mélodie ; celle-ci acquiert son expression qui détermine infailliblement le sentiment par l’affinité des sons qui se découvre inconsciemment aux sens.

La tonalité est la famille la plus étroitement unie de tous les genres sonores ; mais elle nous apparaît vraiement apparentée avec toute la gent sonore, quand elle incline vers une alliance inconsciente avec une autre tonalité, en vertu d’affinités entre des individus de cette famille. Nous pouvons comparer parfaitement ici la tonalité aux antiques souches patriarcales du genre humain : dans ces familles sont compris, par suite d’une erreur involontaire, les membres qui, leur appartenant, se considèrent comme [des individus] particuliers, non comme des membres de la grande famille humaine ; mais l’amour sexuel de l’individu, qui s’enflammait non pour un objet accoutumé, mais seulement pour un objet inaccoutumé, faisait sauter les barrières de la famille patriarcale, et concluait des alliances avec d’autres familles. Le christianisme, dans un transport prophétique, a I h <tclamé l’unité du genre humain : l’art, qui doit au christianisme son évolution la plus caractéristique, la musique, a fait sien cet évangile et l’a transformé, dans la langue musicale moderne, en une manifestation voluptueuse et charmante à l’adresse du sentiment.

Si nous comparons ces antiques mélodies nationales patriarcales, ces traditions de famille authentiques des différentes tribus, avec la mélodie qui nous est accessible aujourd’hui par le progrès de la musique dans l’évolution chrétienne, nous y trouvons cette marque caractéristique que la mélodie ne s’écarte presque jamais d’une tonalité déterminée, et semble avoir grandi avec elle jusqu’à l’immuabilité : en revanche, la mélodie qui nous est possible, grâce à la modulation harmonique, a acquis la faculté la plus infiniment variable de mettre en relation avec les familles sonores les plus éloignées la tonalité principale dans laquelle elle a commencé ; de sorte que nous est offerte également, dans un grand morceau de musique, la parenté originelle de toutes les tonalités, à la lumière d’une tonalité principale déterminée.

Ce pouvoir immense d’extension et d’alliance a tellement grisé le musicien moderne que, revenu de cette ivresse, il regarda délibérément autour de lui vers cette mélodie familiale, plus limitée, pour se rendre intelligible en imitant sa simplicité. Ce regard jeté à la ronde sur cette intimité patriarcale nous montre le côté réellement faible de toute notre musique, où nous avions compté — pour ainsi dire — sans notre hôte. Partant de la note fondamentale de l’harmonie, la musique s’était étendue sur une surface énormément variée, où finalement elle s’était mise timidement à la disposition du musicien absolu qui nageait sans trêve ni but : il ne voyait rien devant lui qu’une houle infinie de possibilités, mais en lui-même, il n’avait conscience d’aucun but déterminant ces possibilités — comme l’universel humanitarisme chrétien n’était qu’un sentiment flottant, sans point d’appui qui pût le justifier uniquement comme un sentiment précis ; or cet appui, c’est l’homme réel.

Ainsi, le musicien devait presque se repentir de son pouvoir immodéré de nager ; il aspirait à ces baies paisibles de sa patrie d’origine, où l’eau coulait calme et suivant une direction déterminée, entre des rives resserrées. Ce qui l’incitait au retour, ce n’était que l’absence de but, reconnue alors qu’il errait sur la haute mer, donc, à strictement parler, la conscience de posséder la faculté dont il ne pouvait se servir, — l’aspiration vers le poète.

Beethoven, le plus hardi nageur, exprima nettement cette aspiration ; mais non seulement il chanta toujours cette mélodie patriarcale, mais il exprima aussi le vers du poète. J’ai déjà, à un autre endroit, attiré l’attention, à ce dernier point de vue, sur un moment d’une importance extraordinaire ; je dois y revenir ici, car il forme maintenant un nouveau point d’appui sur le terrain de l’expérience.

Cette mélodie patriarcale — je continue de la qualifier ainsi pour caractériser sa position historique, — que Beethoven a entonnée dans la Neuvième Symphonie, comme s’il l’avait enfin trouvée pour déterminer le sentiment, et dont j’ai prétendu plus haut qu’elle n’était pas issue du poème de Schiller, mais bien plutôt que, trouvée en dehors du vers parlé, elle n’avait été que répandue sur lui, se montre à nous comme absolument limitée dans ses rapports de famille sonore, où se meut l’antique chant populaire national. Elle ne contient pour ainsi dire aucune modulation et semble d’une telle simplicité d’échelle musicale, qu’en elle s’exprime nettement l’intention patente du musicien de remonter à la source historique de la musique. Cette intention était nécessaire pour la musique absolue, qui ne se tient pas sur la base de la poésie : le musicien qui ne veut s’exprimer intelligiblement au sentiment que par les sons, ne le peut qu’en réduisant son pouvoir infini à d’infimes proportions.

Quand Beethoven dessina cette mélodie, il dit : — c’est seulement ainsi que nous, musiciens purs, pouvons nous faire comprendre. Or, la marche de l’évolution de toute chose humaine, ce n’est pas un retour vers l’état de chose ancien, c’est le progrès : tout retour en arrière nous apparaît partout comme une chose non pas naturelle, mais artificielle. Le retour même de Beethoven à la mélodie patriarcale était artificiel, comme cette mélodie même. Mais la constitution propre et simple de cette mélodie n’était pas le but artistique de Beethoven ; bien plus, nous voyons comment, de propos délibéré, il ne tempère pour un moment son pouvoir de création mélodique qu’autant qu’il veut atteindre les bases naturelles de la musique, sur lesquelles il pouvait tendre la main au poète, et prendre aussi [la main] de celui-ci. Une fois qu’avec cette mélodie simple, limitée, il sent la main du poète dans la sienne, il court vers le poème lui-même et, créant d’après ce poème, d’après son esprit et sa forme, s’avançant vers une construction sonore de plus en plus hardie et variée, pour nous donner enfin par la puissance poétique de la langue des sons, des merveilles telles que nous n’en avons jamais rêvé, des merveilles comme le « Seid umschlungen, Millionen ! », « Ahnest du dein Schöpfer, Welt ? » [2], et finalement la combinaison sûrement incompréhensible du « Seid umschlungen » avec le « Freude, schöner Götterfunken ! » [3]

Si maintenant, nous comparons la vaste construction mélodique développée musicalement dans toute la strophe « Seid umschlungen », avec la mélodie que le maître n’a fait qu’élargir pour ainsi dire sur le « Freude ! schöner Götterfunken ! » nous obtenons une intelligence exacte de la différence entre la mélodie patriarcale — ainsi que je l’ai nommée, — et la mélodie issue du vers verbal par l’intention du poète. Tandis que l’une ne se révélait nettement que dans ses rapports de famille les plus limités, l’autre pouvait, — et cela non seulement sans devenir incompréhensible, mais tout d’abord pour être bien comprise du sentiment, développer l’étroite parenté des tonalités par la liaison avec les tonalités parentes jusqu’à la parenté d’origine des sons, en développant .linsi le sentiment sûrement conduit jusqu’au sentiment Infini, purement humain. —

La tonalité d’une mélodie est ce qui présente d’abord au sentiment, dans un lien de parenté, les différents tons qu’elle contient. L’incitation à relâcher ce lien étroit en un plus lâche, plus riche, se déduit de l’intention poétique, en tant qu’elle s’est déjà condensée dans le vers en un mouvement émotionnel. Les sons principaux sont en quelque sorte les membres adolescents de la famille, qui aspirent à quitter le milieu habituel de la famille pour une indépendance sans contrainte : mais cette indépendance, ils ne l’acquièrent pas en égoïstes, mais par le contact avec un autre [être] pris justement en dehors de la famille. La jeune fille n’arrive à quitter avec indépendance la famille que par l’amour de l’adolescent qui, lui même rejeton d’une autre famille, l’attire vers lui.

Ainsi est le son, qui, sorti du cercle de la tonalité, est attiré par une autre tonalité, et conditionné par elle ; dans cette tonalité, il doit alors se fondre selon la loi nécessaire de l’amour. Le son conducteur, qui pousse d’une tonalité dans une autre, et par cette pression seule découvre déjà la parenté avec cette tonalité, ne peut être pensé que comme déterminé par le motif de l’amour. Le motif de l’amour, voilà ce qui pousse le sujet à sortir de lui-même, et oblige ce sujet à se relier avec un autre. Dans le son isolé, ce motif ne peut être produit que par une connexité qui le conditionne comme particulier ; or, la connexité conditionnante de la mélodie réside dans l’expression sensible de la phrase verbale qui, à son tour, est déterminée d’abord par le sens de cette phrase. Si nous y regardons de plus près, nous verrons qu’ici agit le même principe qui déjà, dans l’allitération, reliait les sensations les plus étrangères entre elles.

L’allitération, comme nous l’avons vu, a réuni déjà pour le sens auditif des racines linguistiques d’expression émotionnelle opposée, (telles que « Lust und Leid, Wohl und Weh ») [4], et les a amenées ainsi au sentiment comme faisant partie d’un même genre. Or, dans une mesure beaucoup plus large de l’expression, la modulation musicale rend cette liaison encore plus perceptible au sentiment. Prenons par exemple un vers allitéré d’un contenu émotionnel absolument homogène : « Liebe giebt Lust zum Leben » [5] ; ici, l’accent placé sur des racines allitérées donnant une impression sensible homogène, n’aurait aucune occasion naturelle de sortir de la tonalité une fois choisie, mais il satisferait parfaitement le sentiment par des élévations et des abaissements du son musical. Prenons au contraire un vers offrant un mélange d’émotion, comme : « die Liebe bringt Lust und Leid » [6] ; ici, l’allitération rapprochant deux idées contradictoires, le musicien se sentirait incité à passer de la tonalité qui a résonné d’accord avec la première impression, a une autre, adéquate à la seconde impression, d’après ses rapports avec celle déterminée dans la première tonalité. Le mot Lust qui, en tant que degré extrême de la première émotion, semble être attiré vers la seconde, devrait recevoir dans cette phrase une tout autre accentuation que dans celle-ci : « Die Liebe giebt Lust zum Leben ». La note chantée sur elle deviendrait inconsciemment le ton conducteur déterminant, qui graviterait nécessairement vers l’autre tonalité dans laquelle le mot Leid serait prononcé. Dans cette situation réciproque, Lust und Leid deviendrait une manifestation d’une émotion particulière, dont l’idiosyncrasie résiderait précisément au point où deux sensations contradictoires s’exprimeraient, comme se conditionnant et, partant, comme s’apparen’ ant nécessairement et réellement l’une à l’autre ; et cette manifestation n’est possible que dans la musique, grâce à sa faculté de la modulation harmonique, car elle exerce, par celle-ci, une contrainte d’union sur la sensibilité sensorielle, telle qu’il n’en existe pas d’analogue au pouvoir d’aucun art. —

Voyons encore maintenant de près comment la modulation musicale peut ramener, en commun avec le contenu du vers, à la première émotion. —

Si nous faisons suivre le vers : « die Liebe bringt Lust und Leid » de celui-ci : « doch in ihr Weh auch webt die Wonnen, » [7] le mot webt deviendra un son conducteur vers la première tonalité, et de là, la seconde sensation rejoindra la première, maintenant enrichie — retour que le poète, en vertu de l’allitération, ne pourrait développer en s’adressant à l’organe sensoriel du sentiment, que comme un progrès du sentiment de malheur [Weh] à celui de plaisir [Wonnen], mais non comme une conclusion du sentiment générique d’amour [Liebe] ; tandis que le musicien devient tout à fait intelligible par le fait qu’il retourne d’une façon très marquée à la première tonalité, et fait sentir ainsi avec netteté la sensation générique comme homogène ; et cela n’était pas possible au poète, qui avait à changer la racine initiale pour l’allitération.

C’est seulement par le sens des deux vers que le poète marquait la sensation générique des deux vers : il souhaitait ainsi sa réalisation devant le sentiment et déterminait le procédé que devait suivre le musicien dans sa réalisation. La justification d’un procédé qui pourrait, affranchi de toute condition, nous sembler arbitraire et incompréhensible, le musicien la reçoit de l’intention du poète, — d’une intention que celui-ci ne pouvait qu’indiquer ou tout au plus que réaliser approximativement pur les fragments de sa communication (dans l’allitération) ; mais sa réalisation complète n’était possible qu’au musicien, et cela grâce à la faculté de se servir de la parenté originelle des sons pour une communication pleinement homogène, au sentiment, de sensations originellement homogènes.

Nous pouvons nous faire des plus aisément une idée de l’étendue immense de cette faculté, en nous figurant le sens des deux vers cités plus haut, avec plus de netteté encore, de telle sorte que, entre le progrès qui part d’une émotion et le retour déjà accompli, vers elle, dans le second vers, une plus longue suite de vers exprime la gradation et le mélange des émotions les plus diverses, qui en partie renforcent, et en partie réconcilient, jusqu’au retour final à l’émotion première.

Ici, pour réaliser l’intention poétique, il faudrait conduire et ramener la modulation musicale à travers les différentes tonalités ; toutes les tonalités effleurées apparaîtraient dans une parenté marquée avec la tonalité originelle qui détermine la lumière particulière qui est projetée sur l’expression, et la faculté de projeter cette lumière lui est pour ainsi dire prêtée. La tonalité principale, comme ton fondamental de l’émotion frappée, révélerait en soi sa parenté originelle avec toutes les tonalités et manifesterait ainsi, grâce à l’expression, pendant son extériorisation, dans une élévation et une extension telles que l’émotion à lui apparentée pourrait seule indiquer à notre sentiment la durée de sa manifestation ; notre faculté générale d’émotion serait exclusivement satisfaite par cette sensation, grâce à cette extension ; par suite, cette sensation augmentée serait élevée à une intelligibilité infaillible, universelle et omni-humaine.

Si la période poético-musicale a été ainsi désignée, telle qu’elle se détermine d’après une tonalité principale, nous pouvons dire provisoirement que, considérée du point de vue de l’expression, /’œuvre d’art la plus parfaite est celle où de nombreuses périodes de ce genre se présentent ainsi dans leur plénitude supérieure, de sorte qu’elles se conditionnent l’une par l’autre, pour la réalisation d’une intention poétique supérieure, et qu’elles se déploient dans une riche manifestation totale ; là, l’essence de l’homme, d’après une direction générale décisive, c’est-à-dire d’après une direction qui soit en état de comprendre en soi absolument l’essence de l’homme (comme une tonalité principale peut réunir en soi toutes les autres tonalités), est représentée avec le maximum de certitude et d’intelligibilité. Cette œuvre d’art est le drame parfait, où se manifeste au sentiment cette direction qui embrasse l’essence humaine en une série logique, se bien conditionnant, de mêmes motifs, avec une telle puissance et force de conviction, que l’action, en tant que manifestation nécessaire, très précise, du contenu émotionnel, sort de cette richesse de conditions comme moment ultime spontané, donc absolument compris. —

Avant de conclure du caractère de la période mélodique poético-musicale au drame, tel qu’il va croître du développement, se conditionnant réciproquement, d’un grand nombre de périodes de ce genre, nous devons d’abord préciser cet élément qui, par la vertu de la musique pure, conditionne aussi la période mélodique isolée d’après son expression émotionnelle, [élément] que met à notre disposition cet incomparable organe d’union, qui nous est d’un secours très caractéristique pour rendre possible le drame parfait. Cet organe nous viendra du développement vertical — ainsi que je l’ai déjà qualifié, — de l’harmonie, là où elle se meut vers le haut, à partir de sa base, si nous donnons à l’harmonie elle-même le pouvoir de collaborer de la façon la plus sympathique à l’ensemble de l’œuvre d’art. —

  1. Wortdichter, Tondichter.
  2. « Disparaissez ! millions d’êtres ! », « Pressens-tu ton créateur, monde ? »
  3. « Joie, belle étincelle divine ! »
  4. Plaisir et peine, bien et mal.
  5. L’amour donne le plaisir de vivre.
  6. L’amour donne joie et peine.
  7. Mais dans son malheur, il tisse encore le bonheur.