Opéra et Drame (Wagner, trad. Prod’homme)/Préface de la première édition

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1851
traduit de l’allemand par J.-G. Prod’homme, 1913





OPÉRA ET DRAME

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PRÉFACE DE LA PREMIÈRE ÉDITION



Un ami m’a révélé que j’avais, par mes opinions exprimées sur l’art jusqu’à présent, scandalisé un grand nombre, moins pour m’être efforcé de découvrir les raisons de la stérilité de notre art actuel, que pour avoir cherché à indiquer les conditions de fécondité de la création artistique à venir. Rien ne peut mieux caractériser notre situation artistique que cette observation. Nous savons tous que nous n’agissons pas bien, et nous ne le contestons pas quand on nous le dit nettement ; quand on nous montre seulement comment nous pourrions bien agir et que cela n’est humainement impossible en aucune manière, mais est, au contraire, très possible, voire nécessaire dans l’avenir, nous nous sentons blessés, parce que si nous devions admettre cette possibilité, nous excuserions le maintien des situations stériles ; car il y a en nous assez d’amour-propre enraciné, pour ne pas vouloir paraître ladre et paresseux ; mais, nous manquons du stimulant naturel de l’honneur pour l’action courageuse.

Ce scandale, je le soulèverai à nouveau avec le présent écrit, d’autant plus que je m’efforce d’y démontrer non seulement en général — comme cela a été fait dans mon Œuvre d’art de l’avenir[1] — mais dans des conclusions limitées au particulier, la possibilité et la nécessité d’une création plus profitable dans le domaine de la poésie et de la musique.

Il me faut presque redouter de soulever, cette fois, un autre scandale et précisément je le causerai en exposant les conditions d’indignité de notre opéra moderne. Plusieurs, qui pensent du bien de moi, ne pourront comprendre comment j’ai osé attaquer une personnalité illustre aujourd’hui dans le monde des compositeusr d’opéra, et de la façon la plus irrévérencieuse, étant moi-même dans cette situation de compositeur d’opéra, qui doive m’attirer tout naturellement la réprobation de la plus implacable jalousie.

Je ne nierai pas que j’ai longtemps lutté avec moi-même avant de me décider à faire ce que j’ai fait, et comme je l’ai fait. J’ai relu tranquillement, après avoir écrit, tout ce qui était contenu dans cette critique, chaque phrase, chaque expression, et pesé exactement si je devais la livrer à la publicité, jusqu’à ce que je fusse convaincu que — étant donné mon appréciation rigoureusement exacte de l’objet important dont il s’agit, — je serais un lâche et indigne personnage, uniquement préoccupé de soi-même, si je ne m’exprimais exactement comme je l’ai fait à l’endroit de ce phénomène éblouissant dans le monde de la musique moderne d’opéra. Ce que j’en dis ne fait plus depuis longtemps aucun doute pour la plupart des artistes honnêtes : ce n’est pas la colère dissimulée, mais une hostilité ouvertement déclarée et fortement motivée, qui est féconde ; c’est elle qui suscite l’ébranlement nécessaire qui épure les éléments, sépare le bon du mauvais, et trie ce qui est à trier.

Mais cette hostilité pour elle-même, il n’était nullement dans mes vues de la susciter. Cependant, il me fallait la susciter, du moment que je ne sentais pas encore, d’après mes idées exprimées jusqu’alors à un point de vue seulement général, la nécessité de parler de moi en particulier, exactement et explicitement ; en effet, il ne m’importe pas seulement d’appeler l’attention, mais encore de me faire comprendre absolument.

Pour me faire comprendre, il m’a fallu montrer du doigt les productions les plus marquantes de notre art ; mais ce doigt, je ne pouvais le retirer, et le poing fermé, le mettre dans ma poche, dès qu’apparaissait cette production qui nous représente une erreur en elle-même ; de toute évidence, il est nécessaire de détruire cette erreur dans l’art ; plus elle se révèle avec éclat, plus se trouble l’œil ébloui qui doit voir absolument clair, s’il ne veut devenir tout à fait aveugle.

Si j’avais été arrêté par une seule considération pour cette personnalité, il m’eût été absolument impossible d’entreprendre le présent travail auquel je me sentais forcé par ma conviction ; ou bien, il m’eût fallu intentionnellement en affaiblir la portée ; car j’aurais été obligé de cacher sciemment les choses les plus évidentes et les plus indispensables pour donner une idée exacte.

Quel que soit le jugement porté sur mon travail, tous, même les plus hostiles, devront reconnaître une chose, c’est le sérieux de mon intention. Celui à qui je pourrai communiquer ce sérieux au moyen de ce livre ne m’excusera pas seulement de cette attaque, mais encore il comprendra que je ne m’y suis pas livré à la légère, et encore moins par jalousie ; il me rendra cette justice, en outre, d’avoir, dans l’exposé de ce qu’il y a de mauvais dans nos productions artistiques, mêlé le sérieux au sourire de l’ironie qui, seule, peut rendre supportable la vue d’un objet répugnant, tout en étant d’ailleurs moins blessante.

De cette personnalité artistique même, je n’avais du reste à attaquer que le côté qui regarde les conditions publiques de notre art : après avoir porté mes yeux sur ce côté seul, je pouvais dérober entièrement à mon regard, comme il était nécessaire ici, l’autre face, qui a trait aux rapports que j’eus autrefois avec elle, rapports d’ailleurs si complètement étrangers au public artistique, qu’il n’y avait pas lieu de les lui exposer — même si j’étais presque amené à confesser comment je m’étais trompé — confession que j’ai faite volontiers et sans contrainte, dès que je suis devenu conscient de mon erreur.

Si maintenant je pouvais me justifier ici, devant ma conscience, j’aurais d’autant moins d’égard à avoir aux conseils de la prudence, puisque je dois m’expliquer très clairement là-dessus [à savoir] que, du moment où j’adoptai dans mes travaux artistiques la tendance que je représente, comme écrivain, dans le présent écrit, je tombai, à l’endroit des conditions de notre art public, dans la proscription à la fois politique et artistique, où je me trouve aujourd’hui, et dont je ne puis être libéré, bien certainement, qu’à titre individuel. —

Mais un reproche tout différent pourrait encore m’être adressé par ceux qui tiennent les choses que j’attaque pour si évidentes dans leur inanité, qu’elles ne valent même pas la peine d’une critique de détail. Ceux-là ont absolument tort. Ce qu’ils savent, bien peu seulement le savent ; mais ce que sait cette minorité, la plupart d’entre eux n’en veut rien savoir en retour. Ce qu’il y a de plus dangereux, c’est l’indécision qui, partout répandue, gêne toute création artistique et toute critique. J’avais aussi à m’expliquer en détail, avec sévérité et précision, sur ce point, parce qu’il ne m’importait pas tant d’attaquer que d’indiquer les possibilités artistiques qui se peuvent représenter clairement, si nous marchons sur un terrain dont l’indécision a été tout à fait bannie.

Celui qui estime que la production régnante aujourd’hui sur le goût public, est fortuite et doit être considérée superficiellement, est tombé, en somme, dans l’erreur même qui dirige, en réalité, cette production ; et précisément, la preuve à en faire était le but premier de mon présent travail, dont la fin lointaine ne peut nullement être comprise par ceux qui ne se sont pas auparavant tout à fait expliqué la nature de cette erreur.

J’ai l’espoir d’être compris comme je le désire, par ceux-là seulement qui auront le courage de vaincre ce préjugé. Puisse cet [espoir] être rempli pour moi par un grand nombre.

Zurich, janvier 1851.
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  1. Voir le tome III des Œuvres en prose.