Opéra et Drame (Wagner, trad. Prod’homme)/Dédicace de la seconde édition

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1851
traduit de l’allemand par J.-G. Prod’homme, 1913





DÉDICACE DE LA SECONDE ÉDITION[1]

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À Constantin Frantz[2]



L’année dernière, au moment même où une lettre de vous me faisait connaître si aimablement l’impression que vous aviez reçue à la lecture de mon livre, j’apprenais que la première édition était épuisée depuis quelque temps. Comme, peu auparavant, on m’avait annoncé qu’il en restait encore un stock assez considérable, je me demandai avec étonnement les raisons de l’intérêt plus vif qui, dans ces dernières années, s’était manifesté à un travail littéraire qui, par sa nature, ne pouvait s’adresser à aucun public. Mes essais antérieurs en ce genre m’avaient montré que les critiques musicaux des journaux avaient feuilleté la première partie, qui contient une critique de l’Opéra considéré comme genre d’art, et que des observations amusantes qui s’y trouvent avaient attiré quelque peu leur attention ; le contenu de cette première partie avait été examiné sérieusement par quelques véritables musiciens, comme aussi la troisième, la partie constructive.

Mais aucun indice ne m’a révélé une prise en considération réelle de la seconde partie consacrée au drame et à la matière dramatique : apparemment, mon livre était tombé uniquement entre les mains de musiciens de profession ; il est resté totalement inconnu de nos poètes littéraires.

Du titre de la troisième partie : Poésie et Musique dans le Drame de l’avenir, on tira une Musique de l’avenir, pour qualifier une « tendance » toute nouvelle de la musique, et c’est comme son fondateur, que j’ai acquis inconsidérément une célébrité tout à fait universelle [3]. —

Mais c’est à la seconde partie, totalement délaissée tout d’abord, que je dois sans doute les demandes plus nombreuses bien qu’inexplicables, de mon livre, et qui en ont nécessité une seconde édition. Ce furent surtout des gens auxquels j’étais tout à fait indifférent, comme poète et comme musicien, qui se mirent en devoir de trouver dans mes écrits, dont on avait entendu dire des étrangetés de tout genre, des opinions subversives touchant la politique et la religion : je n’ai pu savoir jusqu’à quel point, convaincus eux-mêmes, ils avaient réussi à m’attribuer des tendances dangereuses ; toutefois, il leur a été possible de me faire tenter l’explication de ce que j’entendais par la « dissolution de l’Etat » que je demandais. J’avoue que c’était me mettre dans un grand embarras, et que, pour m’en tirer passablement, je me résignai volontiers à affirmer que je n’avais pas pensé mal faire et que, toute réflexion faite, je n’avais aucune objection sérieuse à opposer au maintien de l’État.

De tout ce que j’ai éprouvé au sujet de ce livre singulier, je conclus que sa publication avait été parfaitement inutile, qu’elle ne m’avait procuré qu’ennuis et tracas, et que personne n’en avait retiré agrément ni profit. J’étais prêt à l’abandonner à l’oubli, et je me serais bien gardé d’en préparer une seconde édition, ne fût-ce que pour ne pas avoir à le parcourir encore une fois, ce à quoi je m’étais refusé depuis sa première apparition avec une grande aversion.

Votre lettre si explicite m’a fait changer d’avis. Ce ne fut pas par hasard que vous fûtes attiré vers mes drames musicaux, tandis que je m’occupais de vos écrits politiques. Qui comprendra l’importance de mon étonnement joyeux, lorsque, du point central si méconnu de mon livre difficile, vous vous êtes écrié avec tant de raison : « Votre dissolution de l’Etat est la base de mon empire allemand ! »

Rarement, certes, il s’est produit une correspondance réciproque aussi parfaite que celle-ci, qui s’était préparée entre l’homme politique et l’artiste, sur une base plus large et plus vaste. Et nous pouvons croire avec une âme fortifiée, à cet esprit allemand, qui, en partant des points les plus opposés de l’intuition habituelle, nous a amenés d’une manière aussi surprenante, à reconnaître avec un sentiment profond, la grande mission de notre peuple.

Mais l’affermissement de cette conviction avait besoin de votre rencontre. Ce que les opinions exprimées dans le présent livre ont d’excentrique, fut certainement provoqué par le désespoir que suscitaient des adversaires. Les raisons de combattre le doute n’auraient jamais que peu de valeur, si nous ne les tirions que des manifestations de notre public : tout contact avec lui ne peut qu’engager subitement à des compromis, dont auraient à se repentir ceux qui sont animés de notre foi, tandis que l’isolement complet, avec tous les sacrifices qu’il comporte, peut seul les sauver.

Le sacrifice auquel vous vous êtes résigné, dans ce sens, consistait dans le renoncement à une attention et à une appréciation générales de vos nobles écrits politiques, dans lesquels vous avez démontré aux Allemands1, avec une clarté persuasive, que leur unique salut est si proche d’eux. Moins grand parut être le sacrifice que devait faire l’artiste, le poète et musicien dramatique dont les œuvres, vous parlant à haute voix, au milieu du public de tous les théâtres, animaient si fort votre espoir, que vous avez vu apporter à votre foi l’aliment le plus réconfortant. Il vous était difficile de ne pas me comprendre mal et de ne pas reconnaître une exagération maladive dans ma réfutation de vos hypothèses pleines d’assurance, quand j’essayais de vous instruire du peu de valeur de mes succès auprès du public de théâtre allemand. Cependant, vous vous êtes procuré à vous-même cette instruction approfondie par une étude exacte de ce livre sur l’Opéra et le Drame, que je vous dédie.

Certes, il vous a révélé les plaies, cachées à tout le monde, dont souffrent, je le sens avec un sentiment sûr et infaillible, mes succès comme « compositeur d’opéra » allemand. En vérité, rien ne peut aujourd’hui encore me tranquilliser là-dessus, à savoir que ces succès, pour une part des plus importantes, n’étaient pas fondés sur un malentendu, qui empêche directement d’atteindre le seul succès réellemant visé.

Les explications sur ces apparents paradoxes, je les ai fournies il y a environ dix-huit ans, en traitant sous forme d’étude détaillée, le problème de l’opéra et du drame. Ce que j’ai dû surtout admirer chez ceux qui prêtèrent à ce travail une attention profonde, c’est : de ne s’être pas laissé fatiguer par les difficultés de l’exposition, qui me furent imposées par cette façon de traiter à fond [le sujet]. Mon désir d’aller absolument jusqu’au fond de la question, et de ne me laisser rebuter par aucun détail capable, à mon avis, de rendre compréhensible au simple sentiment le sujet difficile de l’enquête esthétique, m’amena à employer dans mon style une insistance qui apparaîtra très probablement d’une prolixité désordonnée au lecteur qui recherche la distraction, et qui ne s’intéresse pas également au sujet que je traite.

Cependant, lorsque j’entrepris de revoir le texte de mon livre, je pris la détermination de ne changer rien d’essentiel, car je reconnus, d’autre part, que, dans cette difficulté de mon livre, que j’ai signalée, résidait l’originalité particulière qui le recommande au chercheur sérieux. Je dois donc considérer comme superflu, et susceptible d’amener des malentendus, de m’en excuser. Les problèmes que j’ai cru devoir traiter n’ont jamais été examinés jusqu’ici, à ma connaissance, dans leurs rapports réciproques ; d’autre part, ils n’ont jamais été étudiés par des artistes, au sentiment desquels ils se présentent de la manière la plus directe, mais seulement par des esthéticiens théorisants, qui, malgré la meilleure volonté, ne pouvaient ne pas tomber dans le travers d’appliquer une forme d’exposition dialectique à des sujets qui, dans leur essence fondamentale, sont restés aussi étrangers à la cognition de la philosophie, que [l’est] justement la musique.

L’esprit superficiel et l’ignorance trouvent facilement à se répandre sur des choses mal comprises, en se servant de l’arsenal d’une dialectique traditionnelle, de sorte qu’ils ont l’air de quelque chose pour le profane. Quant à celui qui ne veut pas jouer avec de telles notions devant le public qui n’a aucune notion philosophique, [celui] à qui il importe, au contraire, de s’adresser, en partant d’un concept erroné, au sentiment exact de la chose, en ce qui concerne les problèmes difficiles : que celui-là apprenne de moi, dans le présent livre, combien il faut d’efforts pour venir à bout de sa tâche, à son intime satisfaction personnelle.

C’est donc dans ce sens que j’ose de nouveau recommander mon livre à une sérieuse attention ; s’il la rencontre, et ce fut votre cas, mon honoré ami, sera comblé le gouffre creusé entre l’esprit équivoque du succès de mes ouvrages dramatico-musicaux, et leur exacte influence, que seule j’ai en vue.

Tribschen, près Lucerne, 28 avril 1868.
  1. Cette préface de la seconde édition d’Opéra et Drame (1869) a été reproduite dans le tome VIII des Gesammelte Schriften.
  2. Constantin Frantz (1817-1881), écrivain politique conservateur, avait fait la connaissance de Wagner en 1865. Celui-ci estimait beaucoup ses Recherches sur l’Équilibre européen (1859). Cf. le début d’Art allemand et Politique allemande (tome VIII des Œuvres en prose).
  3. L’expression Musique de l’avenir qui eut une si longue fortune, fut lancée par Ludwig Bischoff, rédacteur de la Niederrheinische Musikzeitung (1850-1867) et critique de la Kœlnische Zeitung.