Orgueil et Préjugé (Paschoud)/3/5

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Traduction par anonyme.
J. J. Paschoud (3p. 43-53).

CHAPITRE V.

Elisabeth avoit attendu d’être de retour à Longbourn, pour communiquer à Jane tout ce qui s’étoit passé à Hunsford ; son impatience ne pouvoit être réprimée plus long-temps ; elle se décida à supprimer toutes les particularités dans lesquelles sa sœur étoit intéressée, et après l’avoir préparée à entendre quelque chose qui devoit la surprendre, elle lui raconta ce qui s’étoit passé entre elle et Mr. Darcy.

L’étonnement de Miss Bennet fut fort diminué par la haute idée qu’elle avoit du mérite de sa sœur ; sa tendresse lui faisoit paroître fort naturelle l’admiration qu’on pouvoit avoir pour elle ; mais la surprise fit ensuite place à d’autres sentimens. Elle étoit fâchée que Mr. Darcy eût déclaré son amour d’une manière si peu propre à le faire écouter favorablement ; et elle étoit encore plus fâchée du chagrin que devoit lui avoir fait éprouver le refus de sa sœur.

— Il a eu tort, disoit-elle, de se croire si sûr de réussir et il n’auroit pas dû le montrer ; mais pensez à quel point cela a dû augmenter son désappointement !

— En vérité, répliquoit Elisabeth, j’en suis très-fâchée pour lui ; mais l’amour-propre blessé le guérira probablement du sentiment qu’il avoit pour moi. Vous ne me blâmez pas cependant de l’avoir refusé ?

— Vous blâmer ? oh ! non.

— Mais vous me blâmez d’avoir parlé de Wikam avec tant de chaleur ?

— Non, je ne trouve pas que vous ayez eu tort de dire ce que vous avez dit.

— Mais vous le trouverez, je crois, lorsque je vous raconterai ce qui s’est passé le jour suivant.

Elle parla alors de la lettre, répétant tout ce qu’elle contenoit sur le compte de Wikam. Quel coup pour la pauvre Jane, qui auroit voulu pouvoir traverser la vie sans imaginer que tant de perversité pût exister dans le monde entier. Quel chagrin d’être désabusée ! La justification de Darcy ne pouvoit la consoler d’une telle découverte ; elle fit tout ce qu’elle put pour supposer encore quelque erreur, et chercha à justifier l’un sans accuser l’autre.

— C’est inutile, disoit Elisabeth, vous ne pourrez jamais arranger les choses de manière qu’ils soient tous deux innocens. Choisissez, et contentez-vous d’en justifier un.

— Mais ils ont tous deux tant de qualités !

— Justement assez entre eux deux pour former un homme accompli, si on pouvoit les rassembler sur un seul ; pour ma part je serois à présent assez disposée à les donner toutes à Mr. Darcy ; quant à vous, vous ferez comme vous voudrez.

Elle fut assez long-tems cependant sans parvenir à faire rire Jane.

— Je ne sais pas ce qui me fait le plus de peine, disoit-elle, Wikam si corrompu ! ou ce pauvre M. Darcy ! Chère Lizzy ! Pensez à ce qu’il doit avoir souffert ? Quel mécompte ! Apprendre la mauvaise opinion que vous aviez de lui ! Une semblable révélation à vous faire sur sa sœur ! C’est trop cruel ! Je suis sûre que vous le sentez aussi.

— Oh non ! ma compassion s’évanouit à mesure que la vôtre augmente ; votre excessive bonté me sauve, et pour peu que vous le plaigniez encore quelques instans, mon cœur deviendra léger comme une plume.

— Pauvre Wikam ! sa contenance porte si bien l’empreinte de la franchise ! Il y a tant de douceur et de bonté dans ses manières !

— Il y a certainement eu quelque grand vice dans l’éducation de ces deux jeunes gens ; l’un a pris toute la bonté et l’autre en a toute l’apparence.

— Mais je n’ai jamais trouvé que Mr. Darcy fût aussi dépourvu de cette apparence, que vous le dites Lizzy.

— Et moi qui prenois l’aversion décidée qu’il m’inspiroit, pour la preuve d’une pénétration peu commune !

— Qu’il est malheureux, que vous vous soyez servie d’expressions si fortes en parlant à Mr. Darcy !

— Certainement ; mais l’amertume avec laquelle je me suis exprimée étoit la conséquence des préjugés que j’avois nourris. Il y a un point sur lequel il faut que vous me donniez votre avis. Dois-je dévoiler le caractère de Wikam à nos connoissances ?

Miss Bennet réfléchit quelques instans :

— Je ne vois pas de nécessité à lui faire un si grand tort ; et vous, Lizzy, quelle est votre opinion ?

— Que je ne dois pas le faire ; Mr. Darcy ne m’a pas autorisée à rendre publiques les preuves qu’il m’a données de la fausseté du caractère de Wikam. Au contraire, toutes les circonstances qui ont rapport à sa sœur doivent rester dans le plus profond secret, et si j’essayois de détromper les gens quant au reste de sa conduite, qui me croiroit ? Les préjugés contre Mr. Darcy sont si violens qu’il seroit plus facile de vouloir la mort de la moitié des bonnes gens de Meryton plutôt que d’essayer de le placer sous un jour plus favorable ; je ne m’en sens pas le courage, Wikam sera bientôt parti, alors n’importe ce qu’il soit ! Dans quelque temps tout se découvrira peut-être, et nous rirons de la simplicité de ceux qui ne l’auront pas deviné plutôt ; maintenant je ne dirai rien.

— Vous avez raison, si ses erreurs étoient connues, peut-être seroit-il déshonoré pour toujours. Peut-être à présent est-il fâché de ce qu’il a fait, et désire-t-il de rétablir sa réputation ; nous ne devons pas lui en ôter les moyens.

— Cette conversation calma un peu l’esprit d’Elisabeth ; elle s’étoit délivrée de deux secrets qui lui pesoient sur le cœur depuis quelques jours, et elle étoit bien sûre de trouver dans Jane un être qui l’écouteroit toujours volontiers. Cependant la prudence ne lui avoit pas permis de faire la confidence entière ; elle n’osoit pas parler de l’autre moitié de la lettre, ni dire à sa sœur, à quel point elle avoit été aimée de Bingley. Il y avoit donc encore un secret qu’elle n’osoit confier à personne, et elle étoit sans espérance de pouvoir jamais le dire à Jane. Car si même elle retrouvoit une fois Bingley et qu’il lui fût resté fidèle, elle sauroit tout avant qu’elle eût pu l’en instruire.

Jane n’étoit pas heureuse, elle conservoit une tendre affection pour Bingley ; son sentiment avoit toute la vivacité d’un premier attachement, et son âge et son caractère lui donnoient plus de force et de consistance, qu’il n’en a ordinairement. Son souvenir lui étoit si cher, qu’il falloit toute sa raison et tout le désir qu’elle avoit de voir ses parens heureux, pour l’empêcher de se livrer à des regrets, qui avoient déjà tellement nui à leur tranquillité et à sa propre santé.

— Eh bien Lizzy ! dit un jour Mistriss Bennet, quelle est votre opinion sur cette triste affaire de Jane ? Pour moi je suis bien décidée à n’en reparler jamais à personne. Je l’ai déjà dit à votre tante Phillips. Mais je ne puis comprendre que Jane n’ait rien su et rien entendu de lui à Londres. C’est un jeune homme bien peu estimable, et je crois qu’il n’y a pas de chance qu’elle le retrouve jamais. Je ne crois point qu’il veuille revenir à Netherfield cet été. Je m’en suis informée à tous ceux qui pouvoient le savoir.

— Oui, je ne crois pas qu’il revienne demeurer à Netherfield !

— Ah bien ! ce sera comme il le voudra, on n’a pas besoin qu’il revienne. Mais je dirai toujours qu’il s’est fort mal conduit avec ma fille ; si j’étois elle, je ne l’aurois certainement pas souffert. Au reste ce qui me console, c’est que je suis sûre que Jane mourra de chagrin, et qu’alors il sera fâché de ce qu’il a fait.

Elisabeth, qu’une pareille idée ne consoloit point du tout, ne répondit rien.

— Eh bien Lizzy ! continua sa mère quelques momens après, les Collins vivent très-agréablement dit-on ? Allons, il faut espérer que cela continuera, mais je ne le crois pas. Quelle espèce de maison tiennent-ils ? Charlotte étoit une bonne ménagère, si elle est seulement la moitié autant avare que sa mère, elle économisera. Il n’y a rien de bien extraordinaire, dans leur table, je pense ?

— Non rien du tout.

— Oh oui, ils auront bien soin de ne pas dépenser plus que leurs revenus, ils ne manqueront jamais d’argent. Grand bien leur en fasse, et je pense aussi qu’ils parlent souvent de Longbourn, et de ce qu’ils y feront lorsque votre père sera mort. Je suis sûre, qu’ils le regardent déjà comme à eux, quoiqu’il arrive !

— C’est un sujet, dont ils n’ont point parlé devant moi.

— Oh je le pense bien, cela auroit été trop malhonnête ; mais je ne doute pas qu’ils ne s’en entretiennent très-souvent entre eux. Eh bien s’ils peuvent être heureux avec une terre qui ne leur appartient pas légitimement, tant mieux pour eux ! Je serois honteuse moi, d’une substitution en ma faveur.