Orgueil et Préjugé (Paschoud)/3/6

La bibliothèque libre.
Traduction par anonyme.
J. J. Paschoud (3p. 54-68).

CHAPITRE VI.

On étoit au commencement de la seconde semaine après le retour des Miss Bennet, c’étoit la dernière du séjour du régiment à Meryton, et tout le monde étoit dans la consternation ; les deux sœurs aînées seules, pouvoient encore, boire, manger, dormir et suivre le cours de leurs occupations ordinaires. Kitty et Lydie dont l’affliction étoit extrême, leur reprochoient souvent cette insensibilité, et ne pouvoient la comprendre.

— Bon Dieu ! Que deviendrons-nous ? Que ferons-nous ? s’écrioient-elles dans l’excès de leur chagrin.

— Comment pouvez-vous, sourire ainsi, Lizzy ?

Leur tendre mère partageoit leur douleur ; elle se souvenoit de ce qu’elle avoit souffert elle-même dans un cas pareil, il y avoit vingt-cinq ans.

— Je suis sûre, disoit-elle, que je pleurai au moins deux jours entiers ; quand le régiment du Colonel Millas partit, je croyois que mon cœur se fendroit.

— Je suis bien sûre que le mien se brisera, dit Lydie.

— Si on pouvoit aller à Brighton ? ajoutoit Mistriss Bennet.

— Oh oui ! si on pouvoit aller à Brighton ! Mais papa est si intraitable !

— Quelques bains de mer calmeroient mes nerfs et me rétabliroient tout à fait.

— Et ma tante Phillips est sûre qu’ils me feroient aussi beaucoup de bien, ajoutoit Kitty.

Telles étoient les plaintes, qui retentissoient perpétuellement dans la maison de Longbourn. Elisabeth auroit voulu s’en divertir, mais la honte qu’elle en ressentoit prenoit le dessus : elle sentoit de plus en plus la justice des reproches de Mr. Darcy, et elle n’avoit jamais été plus disposée à lui pardonner ce qu’il avoit fait pour empêcher le mariage de son ami.

— Les larmes de Lydie furent bientôt essuyées ; elle reçut une invitation de Mistriss Forster femme du colonel du régiment, pour l’accompagner à Brighton. Cette amie inappréciable, étoit une très-jeune femme, nouvellement mariée ; quelques ressemblances dans son caractère avec celui de Lydie et surtout leur extrême gaieté les avoient rapprochées ; au bout de trois mois, elles s’étoient liées de la manière la plus intime. Les transports de Lydie dans cette occasion, sa reconnoissance pour Mistriss Forster, la joie de Mistriss Bennet et la mortification de Kitty, ne sauroient se dépeindre. Lydie, sans faire aucune attention au chagrin de sa sœur, parcouroit la maison dans un ravissement continuel, demandant des félicitations à tout le monde, parlant et riant avec plus de pétulance que jamais ; tandis que l’infortunée Kitty gémissoit sur son sort, dans des termes aussi peu raisonnables que son accent étoit plaintif.

— Je ne puis comprendre pourquoi Mistriss Forster ne m’invite pas aussi, disoit-elle ; quoique je ne sois pas sa meilleure amie, j’ai tout autant de droits à être invitée que Lydie et encore davantage, puisque j’ai deux ans de plus qu’elle.

En vain Elisabeth s’efforçoit-elle de lui faire entendre raison, et Jane de lui inspirer de la résignation ; elle étoit inconsolable.

Elisabeth voyoit cette invitation avec autant de chagrin que sa mère en avoit de joie ; elle ne put s’empêcher de demander en secret à son père de s’y opposer. Elle lui représenta l’étourderie de Lydie et l’inconvenance qu’il y auroit à la livrer ainsi à elle-même ; le peu d’avantages qu’elle retireroit de l’amitié d’une femme telle que Mistriss Forster ; enfin la probabilité de la voir devenir plus imprudente que jamais, en allant avec une telle compagne à Brighton, où les tentations devoient être encore bien plus grandes qu’à Longbourn ou qu’à Meryton. Il l’écouta attentivement et lui dit ensuite :

— Lydie ne sera pas contente qu’elle n’ait été dans quelque lieu public, et nous ne pouvons pas espérer qu’elle retrouve jamais l’occasion de le faire avec moins de dépenses et de dérangement pour sa famille que dans ce moment.

— Si vous songiez Monsieur, au tort que peuvent nous faire et que nous ont peut-être déjà fait les manières et la conduite inconsidérées de Lydie, vous penseriez peut-être bien différemment.

— Le tort qu’elle vous a déjà fait ? répéta Mr. Bennet ! Quoi ! a-t-elle éloigné quelques-uns de vos prétendans ? Pauvre petite Lizzy ! Mais ne vous laissez pas abattre. Des hommes assez faibles pour redouter d’être alliés à des gens ridicules, ne sont pas dignes de regret ; voyons, montrez-moi la liste de tous ces pauvres garçons que la folie de Lydie a fait fuir ?

— En vérité Monsieur, vous vous trompez ; ce n’est pas pour moi seule que je crains, c’est pour l’avantage de tous que je parle. La considération et le respect dont nous jouissons, peuvent être atteints par la légèreté, l’assurance et le mépris de toutes les convenances qui distinguent le caractère et la conduite de Lydie ; pardonnez ma franchise, mais mon cher père, si vous ne cherchez pas à réprimer ses défauts, bientôt elle ne pourra plus se corriger, et à seize ans Lydie sera décidément une coquette qui couvrira sa famille de ridicule ; ce sera une coquette sans aucun attrait que ceux de la jeunesse et d’une figure passable, incapable par le vide de son esprit de se préserver du blâme général ; elle entraînera Kitty, qui se laisse toujours conduire par elle. Vaines et ignorantes, pouvez-vous croire qu’elles ne seront pas critiquées partout où elles se montreront, et que leurs sœurs ne seront pas enveloppées dans la même disgrâce ?

— Mr. Bennet la voyant vivement émue lui prit la main avec tendresse.

— Ne vous tourmentez pas, mon amour, dit-il, partout où vous vous montrerez Jane et vous, vous serez honorées et respectées, comme vous le méritez ; et pour avoir deux et même je puis dire trois sœurs très-ridicules, vous ne paroîtrez pas avec moins d’avantages. Mais nous n’aurons pas la paix à Longbourn, si Lydie ne va pas à Brighton. Laissez-la donc partir ; le colonel Forster est un homme raisonnable, il l’empêchera de faire de trop grandes extravagances ; elle est malheureusement trop pauvre pour tenter la cupidité de personne. Elle sera même moins en vue à Brighton, qu’elle ne l’étoit ici ; les officiers trouveront des femmes plus dignes qu’elle de leurs soins ; espérons qu’elle y apprendra à connoître sa propre nullité ; elle ne peut pas devenir pire qu’elle ne l’est, sans nous autoriser à l’enfermer pour le reste de ses jours.

Elisabeth fut obligée de se contenter de cette réponse, mais son opinion étant restée la même, elle le quitta, très-affligée et très-inquiète. Cependant il n’étoit pas dans son caractère, d’augmenter ses peines en les exagérant ; elle avoit rempli son devoir en parlant à son père comme elle l’avoit fait ; elle attendit l’évènement avec calme.

Si Lydie et sa mère avoient eu connoissance de la conversation d’Elisabeth avec son père, leur indignation n’auroit point connu de bornes ; elles n’auroient pu trouver de termes assez forts pour l’exprimer, malgré toute leur volubilité. Un voyage à Brighton, présentoit à Lydie le tableau de toutes les félicités terrestres. Son imagination la transportoit déjà dans les rues de cette ville remplies d’officiers, elle se voyoit l’objet de tous leurs soins, elle se croyoit déjà au camp dans tout son éclat, elle parcouroit les tentes déployées, brillantes de jeunesse et de gaieté et éblouissantes d’écarlate, enfin, pour achever le tableau, elle s’y plaçoit elle-même, coquettant avec cinq ou six officiers.

Elisabeth devoit voir Wikam pour la dernière fois au départ du régiment ; l’ayant souvent rencontré en société depuis son retour à Longbourn, elle n’éprouvoit plus d’émotion en sa présence et ne conservoit aucune prévention en sa faveur ; elle avoit même remarqué dans cette douceur qui l’avoit d’abord enchantée, une affectation et une pesanteur, qui la fatiguoient et l’ennuyoient ; et elle avoit été très-blessée de l’intention qu’il avoit manifestée de recommencer auprès d’elle des assiduités, qui d’abord lui avoient été si agréables.

Le jour du départ du régiment, il dîna avec plusieurs officiers à Longbourn. Elisabeth étoit si peu disposée à se séparer amicalement de lui, que lorsqu’il s’informa si elle s’étoit bien trouvée à Hunsford, elle lui répondit que le colonel Fitz-Williams avoit passé trois semaines à Rosing et lui demanda s’il le connoissoit.

Il eut l’air surpris, fâché et inquiet ; mais après quelques instans de réflexions il se remit, et lui répondit avec un sourire, qu’il l’avoit souvent vu autrefois, et que c’étoit un homme doux et agréable ; il lui demanda ce qu’elle en pensoit. Elisabeth en fit un grand éloge, et Wikam ajouta d’un air indifférent ; combien de temps avez-vous passé à Rosing ?

— Environ trois semaines !

— Et le vîtes-vous souvent ?

— Presque tous les jours.

— Ses manières sont très-différentes de celles de son cousin.

— Oui, mais je trouve que Mr. Darcy gagne à être connu.

— En vérité ! s’écria Wikam, d’un air qui n’échappa point à Elisabeth, et puis-je vous demander ?… puis s’interrompant : En quoi a-t-il gagné ? ajouta-t-il d’un ton plus gai, a-t-il daigné mettre un peu plus de politesse, dans ses manières ? Car je n’ose pas espérer continua Wikam d’un ton plus sérieux, et un peu plus bas, qu’il ait changé quant au fond de son caractère. Quant au fond, reprit Elisabeth, je crois qu’il est toujours le même.

Wikam la regardoit attentivement, ne sachant pas ce qu’il devoit penser de ses paroles ; il avoit remarqué quelque chose dans son ton qui lui donnoit de l’inquiétude.

— Quand je dis qu’il gagne à être connu, je ne veux pas dire que son esprit ou ses manières puissent changer, mais qu’en le connoissant davantage on apprécie mieux son mérite.

Wikam rougit tout-à-coup et parut agité ; il se tut un instant ; enfin il lui dit, d’un son de voix très doux :

— Vous qui connoissez bien mes sentimens à l’égard de Mr. Darcy, vous devez facilement comprendre combien je dois me réjouir de ce changement en lui, lors même qu’il ne seroit qu’apparent. Son orgueil, s’il prend cette direction-là, peut être utile même aux autres, surtout s’il le corrige des défauts et de la mauvaise foi dont j’ai souffert. Mais je crains que cette amélioration qui vous a frappée ne soit que pour le temps de ses visites à sa tante, dont il respecte le jugement et l’opinion ; la crainte qu’elle lui inspire, opère toujours une différence chez lui lorsqu’ils sont ensemble, et on peut l’attribuer au vif désir qu’il a d’épouser Miss de Bourgh.

Elisabeth à ces paroles ne put retenir un sourire, et elle ne répondit que par un léger signe de tête ; elle voyoit qu’il vouloit remettre la conversation sur les griefs qu’il avoit contre Mr. Darcy, et elle n’étoit pas d’humeur à le lui permettre. Le reste de la soirée Wikam affecta beaucoup de gaieté, mais il n’eut pas l’air de s’occuper plus d’Elisabeth que des autres femmes ; ils se séparèrent avec politesse, mais peut-être aussi avec le désir mutuel de ne plus se revoir.

Lorsque l’assemblée se sépara, Lydie retourna avec Mistriss Forster à Meryton, d’où elle devoit partir le lendemain de fort bonne heure. Ses adieux à sa famille furent plus bruyans que touchans ; Kitty fut la seule qui répandit quelques larmes, mais c’étoient des larmes de chagrin et d’envie. Mistriss Bennet ne pouvoit assez faire de souhaits pour le bonheur de sa fille, elle lui recommanda de s’amuser autant qu’elle le pourroit ; avis qui je crois devoit être fort bien suivi. Au milieu des bruyans transports de Lydie et de ses adieux à sa famille, l’adieu plus tranquille de ses sœurs fut à peine entendu.