Orgueil et Préjugé (Paschoud)/3/8
J. J. Paschoud, (3, p. 81-111).
CHAPITRE VIII.
Elisabeth cherchoit, non sans un léger trouble à découvrir Pemberley, et lorsque la voiture entra dans l’avenue, son cœur battit plus vite qu’à l’ordinaire.
Le parc étoit fort grand et très-varié ils y entrèrent par la partie la plus basse, et marchèrent pendant quelque temps, à travers un beau bois qui s’étendoit au loin.
L’esprit d’Elisabeth étoit trop occupé pour qu’elle pût prendre part à la conservation, mais elle admiroit tous les endroits remarquables et tous les points de vue. Ils montèrent insensiblement pendant un demi-mille et se trouvèrent enfin sur le sommet d’une éminence où le bois cessoit et d’où l’on découvroit tout-à-coup, de l’autre côté d’un vallon, la maison de Pemberley. C’étoit un grand et beau bâtiment situé sur le penchant d’une colline, et appuyé contre des coteaux couverts de bois ; devant l’édifice serpentoit un ruisseau assez considérable, dont les bords n’étoient ni trop négligés ni trop régulièrement soignés. Elisabeth étoit ravie ; elle n’avoit jamais vu un lieu où la nature eût été plus prodigue de ses dons, et où ses beautés eussent été moins défigurées par l’art. Ils étoient tous dans la plus vive admiration, et dans ce moment elle sentit qu’on auroit pu trouver quelques charmes à être maîtresse de Pemberley. Ils descendirent la colline, traversèrent un pont et s’approchèrent de la maison. Pendant qu’ils la considéroient, Elisabeth sentit renaître toutes ses appréhensions de rencontrer Mr. Darcy. Elle craignoit que la fille d’auberge n’eût été mal informée. Lorsqu’ils demandèrent à voir la maison, on les fit entrer dans le vestibule et pendant qu’on alloit chercher la concierge, Elisabeth ne pouvoit assez s’étonner de se trouver dans ces lieux. La concierge arriva ; c’étoit une femme âgée, qui avoit l’air respectable, d’une mise fort simple, et d’une politesse qu’Elisabeth ne s’attendoit pas à trouver dans cette maison. Elle les conduisit dans la salle à manger, c’étoit une chambre spacieuse et très bien meublée ; Elisabeth s’approcha de la fenêtre ; la colline couronnée de bois qu’ils avoient descendue, paroissoit plus escarpée à cette distance et faisoit un bel effet ; les mouvemens de terrain étoient charmans ; la rivière qui serpentoit, les arbres dispersés sus ses bords, et les contours de la vallée, formoient un charmant tableau. Elle voyoit ces objets prendre à chaque moment un aspect différent ; de toutes les fenêtres on découvroit de nouvelles beautés. Les chambres étoient grandes et belles ; leur ameublement étoit d’accord avec la fortune du propriétaire ; mais Elisabeth admira son goût, en observant qu’elles n’étoient pas trop chargées d’ornemens inutiles, et qu’avec peut-être moins de somptuosité, il y avoit plus d’élégance que dans celles de Rosing.
J’aurois pu être maîtresse de tout ceci, pensoit-elle, j’y serais déjà établie, et au lieu de parcourir ces appartemens comme une étrangère, je pourrois y recevoir la visite de mon oncle et de ma tante… Mais non ! cela ne pourroit être !… Mon oncle et ma tante auroient été perdus pour moi ; je n’aurais pas seulement pu les inviter… Cette réminiscence fut heureuse, elle la sauva d’un sentiment qui pouvoit ressembler à des regrets.
Elle avoit bien envie de demander à la concierge si son maître étoit vraiment absent, mais elle n’en eut pas le courage ; son oncle la prévint en faisant cette question lui-même, et Mistriss Reynold répondit qu’il étoit absent, mais qu’elle l’attendoit le lendemain avec plusieurs de ses amis.
Mistriss Gardiner appela Elisabeth pour lui montrer un portrait ; c’étoit celui de Mr. Wikam, suspendu à la cheminée avec plusieurs autres miniatures ; elle lui demanda en souriant comment elle le trouvoit ; la concierge alors s’avança, et dit que c’étoit le portrait d’un jeune homme, fils de l’intendant du père de son maître, qu’il avoit fait élever à ses frais. — Il est à présent à l’armée, ajouta-t-elle, mais je crains qu’il n’ait mal tourné.
Mistriss Gardiner lança un coup-d’œil à Elisabeth.
— Et ceci, dit Mistriss Reynold en montrant une autre miniature, c’est le portrait de mon maître ; il lui ressemble beaucoup ; il a été fait en même temps que l’autre, il y a huit ans.
— J’ai beaucoup entendu parler de la beauté de votre maître, dit Mistriss Gardiner en s’approchant du portrait ; en effet, c’est une belle figure ; mais Lizzy, vous pouvez nous dire s’il est ressemblant ?
Le respect de Mistriss Reynold pour Elisabeth, parut s’augmenter lorsqu’elle apprit qu’elle connoissoit son maître.
— Cette jeune dame connaît Mr. Darcy ? dit-elle ; Elisabeth rougit et répondit : — Un peu.
— Et ne trouvez-vous pas, Madame, que c’est un très-bel homme ?
— Oui, très-beau.
— Oh ! pour moi, je n’en connois point de plus beau ! mais vous verrez là-haut un plus grand portrait de lui. Cette chambre étoit la chambre favorite de feu mon maître, et les miniatures sont placées là, comme elles l’étoient de son temps ; il les aimoit passionnément.
— Voici, ajouta Mistriss Reynold, le portrait de Miss Darcy lorsqu’elle n’avoit que huit ans. C’est la plus belle personne que j’aie jamais vue ! Et tant de talens ! Elle joue du piano ; elle chante tout le jour ! Il y a, dans la chambre à côté, un nouvel instrument qui vient d’arriver pour elle ; c’est un présent de mon maître.
Les manières douces et agréables de Mistriss Gardiner inspiroient la confiance ; par ses questions et ses observations, elle captivoit celle de Mistriss Reynold qui, soit par vanité soit par attachement, avoit un grand plaisir à parler de son maître et de sa sœur.
— Votre maître vient-il souvent à Pemberley ?
— Pas autant que je le voudrois ; mais je crois que dorénavant il y passera la moitié de l’année. Miss Darcy y est toujours pendant les mois d’été.
— Excepté lorsqu’elle est à Ramsgate, pensa Elisabeth.
— Si votre maître se marioit, vous le verriez plus souvent.
— Oui, Madame, mais je ne sais pas quand ce moment arrivera. Quelle femme seroit digne de lui ?
Mr. et Mistriss Gardiner se regardèrent en souriant ; Elisabeth ne put s’empêcher de dire :
— C’est un bien grand éloge, Madame.
— Pas plus grand qu’il ne le mérite ; tous ceux qui le connoissent en disent autant. Je n’ai jamais entendu un mot désagréable sortir de sa bouche ; cependant, je le connois dès l’âge de 4 ans.
C’étoit l’éloge le plus extraordinaire et le plus opposé aux idées d’Elisabeth. Elle n’avoit jamais imaginé que ce fut un homme d’un caractère doux, et sa curiosité fut vivement excitée ; elle désiroit en apprendre davantage, et fut bien aise lorsque son oncle ajouta :
— Il y a peu de gens dont on puisse dire cela. Vous êtes bien heureuse d’avoir un tel maître.
— Oh ! oui Monsieur, je le sais bien. Je chercherois dans le monde entier, sans pouvoir en trouver un meilleur ; mais j’ai toujours vu que ceux qui étoient bons étant enfans, restent bons lorsqu’ils deviennent grands. C’étoit le garçon le plus doux et qui avoit le meilleur cœur possible.
L’étonnement d’Elisabeth étoit extrême. — Est-il possible qu’il soit ainsi ? pensoit-elle.
— Son père étoit un excellent homme ? dit Mistriss Gardiner.
— Oui, Madame, et son fils est comme lui ; tout aussi bon pour les pauvres.
Elisabeth auroit voulu en savoir davantage. Mistriss Reynold ne l’intéressoit plus quand elle parloit d’autres choses. C’étoit en vain qu’elle leur expliquoit le sujet des tableaux, qu’elle leur faisoit remarquer la grandeur des chambres, la richesse des ameublemens. Mr. Gardiner, qui attribuoit à la prévention l’éloge excessif qu’elle faisoit de son maître, s’en amusoit, et il la ramena bientôt sur ce sujet. Alors, elle appuya de nouveau avec chaleur, sur toutes ses qualités.
— C’est le meilleur maître et le meilleur seigneur qu’il y ait jamais eu ; il ne ressemble point à ces jeunes gens d’à présent qui ne pensent qu’à eux ; il n’y a pas un de ses fermiers ou de ses domestiques qui ne lui donne le surnom de bon. Il y a des gens qui le croyent fier ; mais je n’ai certainement rien vu qui puisse le faire juger ainsi, c’est peut-être parce qu’il ne cause pas beaucoup.
— Sous quel aimable jour elle le place ! pensoit Elisabeth.
— Ce bel éloge, lui dit tout bas Mr. Gardiner, n’a pas beaucoup de rapports avec la conduite qu’il a tenue envers notre pauvre ami.
— Peut-être avons-nous été trompés.
— Ce n’est pas vraisemblable, notre autorité étoit trop bonne.
Lorsqu’ils furent arrivés dans la spacieuse galerie de l’étage supérieur, on les fit entrer dans un très joli salon, meublé dans le meilleur goût et avec plus d’élégance que les appartemens d’en bas. Mistriss Reynold leur dit qu’on venoit de l’arranger pour faire une surprise à Miss Darcy, qui s’étoit attachée à cet appartement lors de son dernier séjour à Pemberley.
— Il est certainement bon frère pensoit Elisabeth, en s’approchant d’une fenêtre.
Mistriss Reynold se représentoit déjà le plaisir que Miss Darcy éprouveroit en entrant dans cette chambre. On est sûr, disoit-elle, que tout ce qui peut faire plaisir à sa sœur, il le fait à l’instant même. Il ne restoit plus à voir que les tableaux de la galerie et deux ou trois chambres à coucher. Il y avoit quelques bons tableaux ; Elisabeth n’étoit point connoisseuse, et comme elle en avoit déjà vu en bas, elle regarda surtout les dessins au crayon de Miss Darcy, dont les sujets étoient plus intéressans pour elle. Il y avoit plusieurs portraits de famille qui ne devoient pas fixer beaucoup l’attention des étrangers. Elisabeth cherchoit le seul dont les traits lui fussent connus ; enfin elle le trouva. Elle vit un portrait frappant de Mr. Darcy, avec le sourire qu’elle se souvenoit de lui avoir vu quelquefois lorsqu’il la regardoit ; elle resta quelques momens devant ce portrait dans une sérieuse contemplation, et y retourna encore avant de quitter la galerie. Mistriss Reynold leur dit qu’il avoit été fait du vivant de son père.
Il y avoit certainement alors dans le cœur d’Elisabeth un sentiment plus doux pour l’original qu’elle ne l’avoit jamais eu ; les éloges qu’en avoit faits Mistriss Reynold n’étoient pas insignifians. Quel témoignage a plus de poids que celui d’un serviteur ! En qualité de frère, de seigneur et de maître, de combien de gens le bonheur lui étoit confié ! Combien de peines ou de plaisirs il étoit en son pouvoir d’accorder ! Tout ce que la concierge avoit dit, étoit en faveur de son caractère. Immobile devant la toile où il étoit représenté et où il avoit l’air de fixer ses yeux sur elle, Elisabeth pensoit à l’amour qu’il avoit eu pour elle avec un sentiment plus vif que jamais ; elle se rappeloit son agitation pendant leur dernière entrevue, et se trouvoit disposée à pardonner l’inconvenance de ses expressions.
Lorsqu’ils eurent visité toute la maison, ils prirent congé de la concierge, qui les recommanda à un jardinier pour leur faire voir la campagne. En traversant la prairie qui conduisoit à la rivière, Elisabeth se retourna pour voir encore la maison, son oncle et sa tante se retournèrent aussi ; et tandis que Mr. Gardiner cherchoit à deviner la date de la construction de ce bâtiment ; le propriétaire lui-même sortit tout-à-coup du chemin qui conduisoit aux écuries.
Il n’étoit qu’à vingt pas et il avoit paru si soudainement, qu’il étoit impossible qu’Elisabeth évitât d’être vue ; leurs yeux se rencontrèrent et leurs joues se couvrirent de rougeur. Il recula de quelques pas et parut un instant immobile de surprise ; mais, se remettant bientôt, il s’avança et adressa la parole à Elisabeth : si ce n’étoit pas avec tout le calme possible, c’étoit au moins avec la plus parfaite politesse.
Elle s’étoit éloignée au premier moment sans réflexion, mais, s’arrêtant lorsqu’il s’avança, elle reçut ses complimens avec un embarras qu’il lui fut impossible de surmonter. Quant à Mr. et Mistriss Gardiner, si la ressemblance de Mr. Darcy avec son portrait n’eût pas suffi pour leur assurer que c’étoit bien lui, la surprise du jardinier en voyant son maître le leur auroit appris. Ils se tinrent à l’écart pendant qu’il parloit à leur nièce, qui, étonnée et confuse, osant à peine lever les yeux, ne savoit quelle réponse faire aux questions obligeantes qu’il lui adressoit sur sa famille. Surprise du changement qui s’étoit opéré dans ses manières depuis qu’elle ne l’avoit vu, chaque phrase qu’il prononçoit augmentoit son embarras, et toute l’inconvenance qu’il y avoit à ce qu’elle se trouvât chez lui, se représenta à son esprit plus vivement encore : ce peu de minutes qu’elle passa ainsi lui parurent les plus malheureuses de sa vie. Il ne sembloit pas être beaucoup plus à son aise ; son ton n’étoit pas si froid qu’à l’ordinaire ; mais il répéta si souvent les mêmes questions sur le moment où elle avoit quitté Longbourn et le temps qu’elle avoit déjà passé dans le Derbyshire, et c’étoit d’une manière si embarrassée, qu’on voyoit bien l’agitation de son esprit.
Enfin, ces idées parurent l’abandonner, et après être resté quelques momens sans dire un mot, il sembla se recueillir subitement, et prit congé. Mr. et Mistriss Gardiner s’approchèrent alors en se récriant sur la beauté de sa figure, mais Elisabeth n’en entendit pas un mot ; plongée dans ses réflexions, elle les suivit en silence ; elle étoit accablée par la honte et l’inquiétude. Sa présence dans ce lieu étoit la chose la plus malheureuse et la plus inconvenante. Combien elle devoit paroître extraordinaire à Darcy ! Ne pouvoit-il pas croire qu’elle s’étoit trouvée là dans le but de le rencontrer ! Pourquoi étoit-elle venue ? Pourquoi étoit-il arrivé un jour plutôt ? S’ils avoient été vingt pas plus loin, il ne l’auroit point reconnue ! Que signifioit le changement frappant de ses manières ? Non-seulement il étoit étonnant qu’il lui eût parlé, mais encore qu’il y eût mis tant de politesse, et qu’il lui eût demandé des nouvelles de toute sa famille ! Jamais elle ne lui avoit vu l’air moins réservé ; jamais il ne lui avoit parlé avec plus de douceur. Quel contraste avec leur dernière entrevue ; celle où il lui avoit remis sa lettre !
Les voyageurs étoient alors arrivés vers une allée au bord de l’eau, et chaque pas leur découvroit un nouveau mouvement de terrain, ou une plus belle vue ; mais il se passa long-temps avant qu’Elisabeth y fît aucune attention ; quoiqu’elle répondît machinalement aux appels réitérés de son oncle et de sa tante, et qu’elle parût fixer ses yeux sur les objets qu’ils lui faisoient remarquer, elle ne distinguoit cependant aucune partie du tableau. Ses pensées suivoient alors Mr. Darcy ; elle auroit voulu savoir ce qui se passoit dans son esprit, ce qu’il pensoit d’elle, et si elle lui étoit encore chère ! Peut-être n’avoit-il été si poli que parce qu’il sentoit que les torts n’avoient pas été de son côté ; cependant il y avoit dans sa voix quelque chose qui n’indiquoit pas de la tranquillité. Elle n’auroit pas su dire s’il l’avoit revue avec peine ou plaisir, mais certainement il ne l’avoit pas revue avec indifférence ! Enfin, les plaisanteries de ses compagnons de route, sur sa distraction prolongée, la firent revenir à elle-même et elle sentit la convenance de paroître moins préoccupée.
Ils entrèrent dans le bois, et, quittant la rivière pour un moment, ils gravirent quelques coteaux d’où l’on pouvoit, à travers les arbres, apercevoir de temps en temps les charmans points de vue de la vallée. Mr. Gardiner auroit eu le désir de faire le tour du parc, mais le jardinier lui dit, d’un air triomphant, qu’il avoit dix milles de tour ; c’étoit donc impossible. Ils suivirent un chemin qui les ramena en peu de temps près de l’eau. Ils traversèrent un pont dont la simplicité étoit en rapport avec tout ce qui l’entouroit ; c’étoit un lieu plus sauvage que tout ce qu’ils avoient vu ; la vallée, fort resserrée, ne laissoit plus aux bords de la rivière qu’un étroit sentier pratiqué dans le taillis du bois qui la bordoit. Elisabeth auroit voulu en suivre tous les contours ; mais lorsqu’ils virent à quelle distance ils étoient de la maison, Mistriss Gardiner, qui ne marchoit pas volontiers, ne voulut pas aller plus loin, et ne pensa qu’à rejoindre la voiture le plus promptement possible. Ils se dirigèrent donc vers la maison par le chemin le plus court, mais Mr. Gardiner, qui aimoit beaucoup la pêche, étoit si occupé à chercher la trace des poissons dans la rivière, en s’en entretenant avec son conducteur, qu’il avançoit fort peu. En promenant ainsi, ils furent très-étonnés de voir Mr. Darcy qui revenoit vers eux et qui n’étoit déjà plus à une grande distance ; Elisabeth, quoique surprise, étoit cependant mieux préparée à cette entrevue qu’à la première ; elle résolut, s’il avoit réellement l’intention de les aborder, de réprimer son trouble et de lui parler avec calme. Elle crut, pendant quelques momens, qu’il prendroit une autre direction, et un détour du sentier l’ayant dérobé à ses yeux, elle en étoit déjà persuadée, lorsqu’au tournant il se trouva devant elle. Désirant être aussi polie qu’il l’avoit été, elle se récria, en l’abordant, sur la beauté de ce lieu ; mais elle n’eut pas plutôt prononcé les mots de charmant, délicieux, qu’elle s’imagina que l’éloge de Pemberley dans sa bouche pourroit être mal interprété après ce qui s’étoit passé, elle rougit et se tut.
Mistriss Gardiner étoit restée un peu en arrière ; lorsqu’elle s’approcha, Mr. Darcy demanda à Elisabeth de vouloir bien le présenter à ses amis. C’étoit un effort de civilité auquel elle n’étoit point préparée ; elle ne put réprimer un sourire en pensant qu’il vouloit bien maintenant faire connoissance avec ces mêmes personnes contre lesquelles son orgueil l’avoit révolté lorsqu’il avoit demandé sa main. Quelle sera sa surprise, pensa-t-elle, lorsqu’il saura qui ils sont ? Il les prend peut-être pour des gens d’un rang plus relevé. En les nommant, elle jeta sur lui un regard à la dérobée, pour voir comment il supportoit cette découverte ; elle craignoit de le voir s’éloigner aussitôt qu’il le pourroit d’une compagnie aussi vulgaire. Elle vit clairement qu’il étoit en effet très surpris, mais cependant il en prit son parti avec courage, rebroussa chemin avec eux, et entra même en conversation avec Mr. Gardiner. Elisabeth triomphoit ! Il pouvoit voir au moins qu’elle avoit quelques parens, dont elle ne devoit point rougir. Elle écoutoit leur conversation, et s’enorgueillissoit à chaque expression, à chaque phrase de son oncle, qui prouvoient son esprit, son goût et l’élévation de ses sentimens.
On parloit de la pêche, et elle entendit Mr. Darcy inviter son oncle, avec la plus grande politesse, à venir pêcher toutes les fois qu’il le voudroit, pendant qu’il seroit dans le voisinage ; lui offrant même de lui prêter tout l’attirail de la pêche, et lui indiquant les parties de la rivière où il y avoit ordinairement le plus de poisson. Mistriss Gardiner, qui donnoit le bras à Elisabeth, la regardoit avec étonnement. Elisabeth ne disoit rien, mais elle étoit extrêmement flattée, tout cela étoit en son honneur ! Sa surprise croissant toujours, elle cherchoit à deviner la cause de ce changement ; d’où cela peut-il venir, se disoit-elle, les reproches que je lui ai faits à Hunsford, auroient-ils pu opérer une pareille métamorphose ? Mais, non, il est impossible qu’il m’aime encore !
Après s’être promenés quelques momens ainsi, les deux dames en avant, les deux messieurs derrière ; Mistriss Gardiner étant trop fatiguée, et ne trouvant plus que le bras d’Elisabeth fut un soutien assez ferme, prit celui de son mari. Tout naturellement Mr. Darcy se trouva à côté d’Elisabeth. Ils continuèrent ainsi… Elisabeth rompit la première le silence ; elle vouloit qu’il sût qu’elle n’étoit venue à Pemberley que parce qu’on lui avoit affirmé qu’il étoit absent. — Votre concierge, dit-elle, nous avoit assurés que vous n’arriveriez que demain ; nous avions su aussi à Bakwell, qu’on ne vous attendoit point encore. Darcy répondit que quelques affaires l’avoient fait devancer les personnes avec lesquelles il étoit en route ; elles arriveront demain de bonne heure ; parmi elles, il y en a quelques-unes qui réclameront l’honneur d’être connues de vous ; M. Bingley et ses sœurs.
Elisabeth ne répondit que par une légère inclination. Ses pensées la reportèrent au moment où le nom de Mr. Bingley avoit été prononcé entre eux la dernière fois. Mr. Darcy, si elle en jugeoit par sa rougeur, étoit occupé de la même idée.
— Il y a aussi, continua-t-il après une légère pause, une personne qui souhaite surtout de faire votre connoissance ; vous me permettrez, Madame, si ma demande n’est pas trop indiscrète, de vous présenter ma sœur, pendant votre séjour à Lambton.
La surprise d’Elisabeth fut si grande, qu’elle ne sut que répondre ; elle sentoit bien que le désir que pouvoit avoir Miss Darcy de la connoître devoit être l’ouvrage de son frère, et c’étoit une idée bien douce pour elle ! C’étoit la preuve que le ressentiment ne lui avoit pas donné une mauvaise opinion d’elle.
Ils marchoient en silence, plongés tous deux dans leurs réflexions ; Elisabeth n’étoit pas gaie, c’eût été impossible, mais elle étoit flattée et doucement agitée. Ce désir de lui présenter sa sœur étoit le compliment le plus aimable qu’il pût lui faire. Ils eurent bientôt devancé les autres, et lorsqu’ils atteignirent la voiture, Mr. et Mistriss Gardiner étoient encore à un demi-quart de mille.
il la pria alors d’entrer dans la maison, mais elle assura qu’elle n’étoit point fatiguée, et ils restèrent dans la prairie. Le silence étoit fort embarrassant ; elle auroit voulu parler, mais il lui sembloit que tous les sujets lui étoient défendus. Enfin, cependant, elle se souvint qu’elle venoit de voyager, et ils s’entretinrent avec persévérance du Péak, de Maltok, de Dovedale, etc. Mais le temps et Mistriss Gardiner marchoient bien lentement ! La patience et les idées d’Elisabeth étoient à bout avant que le tête-à-tête fût fini. Lorsque son oncle et sa tante les rejoignirent, Darcy les pressa encore d’entrer dans la maison et de prendre quelques rafraîchissemens ; mais ils refusèrent, et on se sépara avec la plus grande politesse de part et d’autre. Mr. Darcy aida les dames à monter dans leur voiture, et lorsqu’elle partit, Elisabeth le vit retourner lentement à la maison.
Alors commencèrent les observations de son oncle et de sa tante, et tous deux déclarèrent qu’ils étoient enchantés.
— Il est tout-à-fait simple et poli, dit son oncle.
— Il est parfaitement sûr qu’il a quelque chose d’imposant, dit sa tante ; c’est dans son air, et cela ne va pas mal ; à présent je dirois volontiers comme la concierge : « Quelques personnes le croient fier, mais moi je ne le trouve pas. »
— Sa conduite envers nous m’a surpris ; il a été plus que poli, rien ne l’obligeoit à tant d’attention, car sa connoissance avec Elisabeth est très-légère.
— Certainement, Lizzy, reprit Mistriss Gardiner, il n’est pas si bien que Wikam, c’est-à dire, sa tournure n’est pas si élégante, mais ses traits sont parfaitement beaux. Comment avez-vous pu nous dire qu’il étoit désagréable ?
Elisabeth s’excusa comme elle le put ; elle dit qu’il lui avoit paru mieux dans le comté de Kent que dans le Hertfordshire, mais qu’elle ne l’avoit jamais vu aussi aimable que ce matin.
— Peut-être est-il un peu capricieux dans sa politesse, reprit Mr. Gardiner ? ces grands Messieurs le sont souvent ; aussi je ne le prendrai pas au mot pour ses offres de pêche, il pourroit changer d’idée, et me prier un autre jour de ne pas entrer chez lui.
Elisabeth vit qu’il avoit tout-à-fait mal jugé son caractère, mais elle ne répliqua rien.
— D’après ce que nous venons de voir et d’entendre, reprit sa tante, jamais je n’aurois imaginé qu’il pût se conduire d’une manière aussi cruelle qu’il l’a fait vis-à-vis de ce pauvre Wikam ! Il n’a point l’air méchant ; au contraire, il a quelque chose d’aimable dans la figure, lorsqu’il parle ; et l’air de dignité répandu sur toute sa personne, ne donne point mauvaise opinion de son cœur. Cependant il est sûr que la bonne femme qui nous a montré sa maison lui prête le plus beau caractère. J’avois quelquefois de la peine à m’empêcher de rire tout haut. Mais je pense que c’est un maître généreux ; ce qui, aux yeux des domestiques, suppose toutes les autres vertus.
Elisabeth se sentit sommée par sa conscience de justifier la conduite de Mr. Darcy avec Wikam ; elle leur donna à entendre, avec toute la réserve possible, que, d’après ce que lui avoient dit plusieurs personnes dans le comté de Kent, les actions de Mr. Darcy pouvoient être interprétées d’une manière bien différente ; que son caractère n’étoit point aussi dur et celui de Wikam point aussi aimable qu’on le leur avoit affirmé, et, pour prouver ce qu’elle avançoit, elle raconta ce qui avoit rapport aux transactions pécuniaires, sans nommer son autorité, mais en établissant bien cependant qu’on devoit y ajouter foi.
Mistriss Gardiner fut très étonnée et presque affectée de tout cela, mais, comme elle alloit revoir le théâtre de ses premiers plaisirs, toutes ses idées se tournèrent vers ce côté ; elle étoit trop occupée à faire remarquer à son mari les lieux les plus intéressans des environs, pour penser à autre chose. Quoiqu’elle eût été fatiguée de la promenade du matin, elle n’eut pas plutôt dîné qu’elle alla chercher ses anciens amis, et la soirée se passa à renouveler connoissance avec des gens qu’elle n’avoit pas vus depuis plusieurs années.
Les événemens de la journée avoient trop d’intérêt pour Elisabeth, pour qu’elle pût donner une grande attention aux nouveaux personnages ; elle ne pouvoit penser qu’à son entrevue avec Mr. Darcy, et surtout au désir qu’il avoit manifesté de lui faire faire connoissance avec sa sœur.