Orgueil et Préjugé (Paschoud)/3/7

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Traduction par anonyme.
J. J. Paschoud (3p. 69-80).

CHAPITRE VII.

Si Elisabeth ne se fut formé le tableau du bonheur domestique et de la félicité conjugale que sur les observations que lui fournissoit sa propre famille, elle n’en auroit pas pris une idée bien agréable. Son père séduit par la jeunesse et la beauté, avoit épousé une femme dont l’intelligence bornée et l’esprit rétréci avoient, immédiatement après son mariage, détruit toute la considération qu’il auroit dû avoir pour elle ; l’estime, le respect et la confiance étoient bannis pour toujours de leur ménage, et toute espérance de bonheur domestique avoit disparu. Mais Mr. Bennet n’étoit pas homme à trouver des consolations contre un malheur qu’il devoit à sa propre imprudence, dans ces plaisirs que recherchent trop souvent les maris déçus dans leurs espérances.

Il aimoit passionnément la campagne et la lecture, il tiroit de ces deux goûts ses principales jouissances, il en devoit très-peu à sa femme, excepté, lorsque sa sottise et son ignorance étoient poussées si loin, qu’il s’en amusoit. Ce n’est pas en général l’espèce de bonheur qu’un homme doit désirer obtenir de sa femme, mais lorsque tous les autres lui sont refusés, la véritable philosophie, doit savoir tirer parti de ce qui reste.

Elisabeth n’avoit, malheureusement pour elle, jamais été aveuglée sur les torts de son père comme époux ; elle les avoit toujours vus avec chagrin ; mais respectant toutes ses autres qualités et reconnoissante de l’affection qu’il lui témoignoit, elle s’efforçoit d’oublier ce qu’elle ne pouvoit corriger. Jusqu’à ce moment, elle n’avoit jamais si vivement senti les désavantages qui résultoient pour les enfans, d’un mariage aussi mal assorti ; elle n’avoit jamais été aussi pénétrée de regret du mauvais emploi des talens et des connoissances de son père, qui, s’il les eut crus inutiles au développement de l’esprit de sa femme, auroit pu au moins les employer utilement à l’éducation de ses filles.

Excepté le plaisir qu’Elisabeth ressentit du départ de Wikam, elle trouva peu d’autres sujets de satisfaction dans l’éloignement du régiment. Leurs divertissemens extérieurs étoient encore moins variés qu’à l’ordinaire ; et dans l’intérieur les plaintes continuelles de sa mère et de sa sœur sur l’ennui qui les possédoit, jetoient une teinte de tristesse sur leur cercle domestique. Si on pouvoit espérer que Kitty regagnât le degré de bonheur que lui avoit accordé la nature, pendant l’absence de celle qui lui troubloit le cerveau : l’on pouvoit aussi redouter pour la vaine et imprudente Lydie le double danger de se trouver dans un lieu où l’on prenoit les eaux, et au milieu d’un camp. De quelque côté que la pauvre Elisabeth tournât ses pensées, elle ne trouvoit que mortification, chagrin et inquiétude ; elle avoit besoin de quelque chose qui ranimât son esprit abattu, et elle plaça toutes ses espérances dans le voyage qu’elle devoit bientôt faire dans le nord avec son oncle et sa tante Gardiner. Si Jane avoit pu être de la partie, il lui sembloit que son plaisir eût été complet.

Il est heureux, pensoit-elle, que j’aie toujours quelque chose à désirer ; si ce plan me promettoit un bonheur parfait, je pourrois craindre peut-être quelque chagrin à sa suite ; mais la source constante de regrets qu’occasionnera en moi la privation de ma sœur, peut raisonnablement me faire croire que toutes mes espérances de plaisir se réaliseront. Un projet qui ne présente que des délices continuelles, ne peut jamais s’effectuer ; trop compter sur sa réussite est le moyen de se ménager quelque désappointement.

Lydie avoit promis d’écrire très-souvent et très au long à sa mère et à Kitty ; mais ses lettres se faisoient attendre long-temps et étoient toujours fort courtes. Celles adressées à sa mère contenoient peu de détails, sinon qu’elle revenoit de tel ou tel endroit, accompagnée par tel ou tel officier ; qu’elle avoit vu de si belles choses, qu’elle en étoit stupéfaite ; qu’elle avoit une nouvelle robe ou un nouveau bonnet, dont elle faisoit la description ; et toujours elle finissoit précipitamment, parce que Mistriss Forster l’attendoit pour aller au camp. Sa correspondance avec Kitty étoit nulle pour les autres ; car ses lettres, quoique plus longues, étoient tellement remplies de phrases et de mots soulignés, qu’il étoit impossible de les lire en famille.

Quinze jours ou trois semaines après le départ de Lydie ; la bonne humeur, la santé et la gaieté revinrent à Longbourn ; tout reprit un aspect plus riant. Les familles du voisinage, qui avoient été passer l’hiver à la ville, revinrent, et les plaisirs et les toilettes d’été recommencèrent. Mistriss Bennet reprit sa dolente sérénité, et, au milieu de Juin, Kitty fut assez bien remise pour pouvoir rentrer à Meryton sans pleurer ; ce qui parut d’un si heureux présage, qu’Elisabeth espéra qu’à Noël prochain elle seroit assez raisonnable pour ne pas parler plus d’une fois par jour d’un officier ; à moins que, par un fâcheux hasard, un autre régiment ne vînt en garnison à Meryton.

L’époque fixée pour le voyage des Gardiner approchoit, et il n’y avoit plus que quinze jours à attendre, lorsqu’il arriva une lettre de Mistriss Gardiner, qui, tout à la fois, en retardoit le moment et en abrégeoit la durée. Des affaires empêchoient Mr. Gardiner de partir avant la dernière quinzaine de Juillet, et il devoit être de retour à Londres au bout d’un mois. Comme c’étoit un terme trop court pour aller aussi loin qu’ils se l’étoient proposés ; du moins pour faire ce voyage d’une manière commode et agréable ; ils abandonnoient le projet d’aller aux lacs, pour faire un tour plus court, et, d’après leurs idées du moment, ils ne devoient aller que dans le Derbyshire. Il y avoit assez de choses à voir dans ce comté pour les occuper pendant trois semaines, et Mistriss Gardiner conservoit pour ce pays-là une affection particulière. La ville où elle avoit autrefois passé plusieurs années, et où elle comptoit maintenant s’arrêter quelques jours, étoit sans doute pour elle un objet d’aussi grand intérêt, que les beautés de Mathock, de Chatsworth, ou de Dordale.

Ce nouvel arrangement ne plut point à Elisabeth ; elle avoit fermement compté voir les lacs, et elle pensoit qu’on auroit eu assez de temps pour y aller ; mais il falloit bien se contenter de ce qu’on lui offroit ; et comme elle se contentoit aisément, ses regrets furent vite oubliés. Le Derbyshire lui rappeloit bien des choses ! Il étoit impossible d’entendre prononcer ce nom sans penser à Pemberley et à son maître ! Mais, disoit-elle, je puis entrer dans ce comté sans qu’il le sache et sans que je le voie.

Il falloit attendre encore long-temps ; quatre semaines devoient s’écouler avant l’arrivée de son oncle et de sa tante ; quelle éternité ! Elles s’écoulèrent cependant, et Mr. et Mistriss Gardiner parurent enfin avec leurs quatre enfans à Longbourn. Deux filles de six à huit ans, et deux petits garçons encore plus jeunes, furent confiés aux soins de leur cousine Jane qui étoit leur favorite, et dont le bon sens et la douceur la rendoient plus capable que toute autre de les surveiller, de les instruire, de les amuser, et, je crois aussi, de les gâter.

Les Gardiner ne passèrent qu’une nuit à Longbourn et partirent le lendemain avec Elisabeth ; ils étoient sûrs de se convenir comme compagnons de voyage ; ils avoient en partage la santé et le genre de caractère qui permettent de supporter de petits inconvéniens de route. La gaieté qui embellit tout, l’amitié et l’esprit qui font oublier les mécomptes ou les privations, leur garantissoient les jouissances qu’ils s’étoient promises.

L’objet de cet ouvrage n’est pas de donner la description du pays qu’ils parcoururent, ni des villes qu’ils visitèrent. Oxford, Bleuhiem, Wirswik, Birmingham, etc. sont assez connues ; nous ne nous occuperons que d’une très petite partie du Derbyshire. Après avoir vu les principales curiosités du pays, ils dirigèrent leur course vers la petite ville de Lambton, où Mistriss Gardiner avoit habité autrefois, et où elle avoit conservé quelques-unes de ses connoissances.

Elisabeth apprit de sa tante que Pemberley étoit à cinq milles de Lambton ; il n’étoit éloigné de la grande route que d’un mille ou deux. Mistriss Gardiner témoigna le désir de revoir cet endroit ; Mr. Gardiner y étoit fort disposé. On voulut consulter le goût d’Elisabeth.

— N’aimeriez-vous pas voir un lieu dont vous avez tant entendu parler, mon amour ? lui dit Mr. Gardiner ; un lieu qui doit vous intéresser : Wikam y a passé toute sa jeunesse, vous le savez.

Elisabeth fut déconcertée ; elle sentoit qu’elle feroit mieux de ne pas aller à Pemberley. Elle étoit fatiguée, disoit-elle, des belles maisons ; elle en avoit déjà tant visité, qu’elle n’éprouvoit réellement plus de plaisir à voir de beaux tapis et de riches draperies.

— Si c’étoit seulement une belle maison richement meublée, dit Mistriss Gardiner, je ne m’en soucierois pas plus que vous ; mais le parc est délicieux, c’est un des plus beaux endroits du pays.

Elisabeth n’ajouta rien ; mais la possibilité de rencontrer Mr. Darcy pendant qu’elle parcourroit sa propriété, se présenta à elle ; elle rougit à cette seule idée, et jugea qu’il valoit peut-être mieux confier tout à sa tante, que de courir un pareil risque ; il y avoit aussi des inconvéniens à lui faire cette confidence. Enfin, elle pensa que ce seroit sa dernière ressource, si les informations qu’elle prendroit sur l’absence de la famille n’étoient pas favorables.

En conséquence, lorsqu’ils arrivèrent le soir à la ville prochaine, elle demanda à la fille d’auberge, si Pemberley n’étoit pas un bel endroit ? quel étoit le nom du propriétaire ? et si sa famille l’occupoit cet été ? La réponse ayant été négative, ses craintes furent dissipées, et elle éprouva la plus grande curiosité de tout visiter, même jusqu’à la maison. Lorsque le sujet fut remis sur le tapis le lendemain matin, et qu’on l’interpella de nouveau ; elle répondit, avec l’air d’une indifférence parfaite, qu’elle n’avoit aucune répugnance à y aller. — Ils partirent donc pour Pemberley.