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Page:Élémir Bourges, Les Oiseaux s'envolent et les fleurs tombent, 1893.djvu/15

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mena la Grande-Duchesse, avec des cahots si violents qu’ils menaçaient, à chaque moment, de la précipiter de son siège. Après cette barbare promenade, on la reporta dans son lit.

Quelques semaines se passèrent. Voyant que personne, autour d’elle, ne se laissait convaincre par ses discours, la Grande-Duchesse ne sut plus que croire : elle dit qu’elle mettait en Dieu désormais son espérance, et chercha dans la religion des motifs de consolation. Enfin, l’on commença de penser qu’elle n’avait jamais été grosse ; que séduite par son désir, elle avait pareillement séduit le Grand-Duc et ses familiers. On citait des exemples de femmes qui s’étaient crues grosses sans l’être, et qui avaient nourri leur erreur pendant plusieurs mois. Tout le monde, en un mot, fut persuadé que cette aventure était un jeu de la nature, qui déroge quelquefois à sa marche ordinaire ; et je me rappelle qu’en ce temps-là, comme je n’avais pas encore l’honneur d’être attaché à Son Altesse, on me demandait fréquemment mon avis sur cette étrange affaire[1].

Le temps calma insensiblement les inquiétudes de la Grande-Duchesse ; sa douleur se réfugia au fond de son cœur. Un fils lui naquit, puis une fille. Elle n’apprit l’engagement de son mari avec la princesse que longtemps après ces événements. Au reste, le Grand-Duc pressé par le Tsar, et sans doute aussi bourrelé par sa conscience, avait rompu avec Sacha Gourguin peu après son retour à la cour. La tristesse de Maria-Pia était enfin éteinte par les années, quand un bizarre incident la réveilla.

Cette servante Agraféna, complice de Boubnoff, qui, par la suite, était entrée au service de Sacha Gourguin, et de là s’était mariée, fut arrêtée à Novgorod pour

  1. Il est bien vrai que j’ai de la peine à comprendre comment Mme la Grande-Duchesse ne put pas faire partager sa conviction qu’elle était accouchée. Car enfin, il en est des marques naturelles, les mêmes pour la pauvreté et pour l’opulence, qui fournissent à l’enfance son aliment, et qu’il est impossible de récuser ou de ne point apercevoir. Peut-être aussi Platon Boubnoff avait-il donné un violent remède à Mme la Grande-Duchesse, pour lui faire passer le lait. (Note de M. Thiers.)