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années de cela. La Commune de Paris était en guerre contre les troupes de Versailles, et le bataillon dans lequel j’étais entré avait été fait prisonnier sur le plateau de Châtillon. C’était le matin, un cordon de soldats nous entourait et des officiers moqueurs venaient faire les beaux devant nous. Plusieurs nous insultaient ; un d’eux qui, plus tard, devint sans doute un des élégants parleurs de l’Assemblée, pérorait sur la folie des Parisiens ; mais nous avions d’autres soucis que de l’écouter. Celui des officiers qui me frappa le plus était un homme sobre de paroles, au regard dur, à la figure d’ascète, probablement un hobereau de campagne élevé par les Jésuites. Il passait lentement sur le rebord abrupt du plateau, et se détachait en noir comme une vilaine ombre sur le fond lumineux de Paris. Les rayons du soleil naissant s’épandaient en nappe d’or sur les maisons et sur les dômes : jamais la belle cité, la ville des révolutions, ne m’avait paru plus belle ! « Vous voyez votre Paris ! » disait l’homme sombre en nous montrant de son arme l’éblouissant tableau ; « Eh bien, il n’en restera pas pierre sur pierre ! »

En répétant d’après ses maîtres cette parole biblique, appliquée jadis aux Ninives et aux Babylones, le fanatique officier espérait sans doute que son cri de haine serait une prophétie. Toutefois Paris n’est point tombé ; non seulement il en reste « pierre sur pierre » ; mais ceux qui lui faisaient haïr Paris, c’est-à-dire ces trente-cinq mille hommes que l’on égorgea dans les rues, dans les casernes et dans les cimetières, ne sont point morts en vain et de leurs cendres sont nés des vengeurs. Et combien d’autres « Paris », combien d’autres foyers de révolution consciente sont nés de par le monde !