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conjurent en même temps ils critiquent la société présente et rêvent de la société future avec une vague espérance qu’elle apparaîtra soudain, par une sorte de miracle, sans que le craquement de la rupture se produise entre le monde passé et le monde futur. Êtres incomplets, ils n’ont que le désir, sans avoir la pensée ; ils imaginent, mais ils ne savent point vouloir. Appartenant aux deux mondes à la fois, ils sont fatalement condamnés à les trahir l’un et l’autre dans la société des conservateurs, ils sont un élément de dissolution par leurs idées et leur langage ; dans celle des révolutionnaires, ils deviennent réacteurs à outrance, abjurant leurs instincts de jeunesse et, comme le chien dont parle l’Évangile, « retournant à ce qu’ils avaient vomi ». C’est ainsi que, pendant la Révolution, les défenseurs les plus ardents de l’ancien régime furent ceux qui jadis l’avaient poursuivi de leurs risées. Ils s’apercevaient trop tard, comme les inhabiles magiciens de la légende, qu’ils avaient une force trop redoutable pour leur faible volonté, pour leurs timides mains.

Une autre classe d’évolutionnistes est celle des gens qui dans l’ensemble des changements à accomplir n’en voient qu’un seul et se vouent strictement, méthodiquement sa réalisation, sans se préoccuper des autres transformations sociales. Ils ont limité, borné d’avance leur champ de travail. Les uns, gens habiles, ont voulu de cette manière, se mettre en paix avec leur conscience et travailler pour la révolution future sans danger pour eux-mêmes. Sous prétexte de consacrer leurs efforts à une réforme de réalisation prochaine, ils perdent complètement de vue tout idéal supérieur et l’écartent même avec colère afin qu’on ne les soupçonne pas