Page:Érasme - Éloge de la folie, trad de Nolhac, 1964.djvu/110

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XV. — Pourtant, excellent Dorpius, tu m’écris à peu près comme si le livre de la Folie nous avait aliéné tout l’ordre théologique. « Quel besoin, dis-tu, d’attaquer si vivement l’ordre des théologiens ? » Et tu déplores mon sort : « Autrefois, dis-tu, tout le monde lisait tes ouvrages avec beaucoup d’empressement, on brûlait d’être mis en ta présence. Aujourd’hui la Folie, comme Dave, brouille tout. » Je sais que tu n’écris pas avec une arrière-pensée et je ne tergiverserai pas avec toi. Je te le demande, crois-tu qu’on attaque l’ordre des théologiens, si l’on dit du mal des théologiens sots ou méchants et, par là, indignes de ce nom ? Si pareille loi prévaut, quiconque aura dit du mal des scélérats aura contre lui toute la gent mortelle. Quel roi fut jamais assez imprudent pour ne pas reconnaître qu’il y a de mauvais rois, indignes de cet honneur ? Quel évêque fut assez hardi pour n’en pas dire autant de son ordre ? L’ordre des théologiens est-il donc le seul, parmi tous ses adeptes, à n’avoir aucun sot, aucun ignorant, aucun querelleur, et à ne nous montrer que des Paul, des Basile et des Jérôme ? Tout au contraire, plus une profession est brillante, moins elle a de sujets qui y répondent.

Tu trouveras plus de bons pilotes que de bons princes, plus de bons médecins que de bons évêques. D’ailleurs ce fait n’est point à la honte de l’ordre, mais à la louange du petit nombre de ceux qui se sont le plus distingués dans l’ordre le plus distingué.


XVI. — Je t’en prie, dis-moi pourquoi les théologiens, si toutefois il en est qui soient choqués, se choquent-ils plus que les rois, les grands, les magistrats, les évêques, les cardinaux et les souverains pontifes ? Plus enfin que les commerçants, les maris, les femmes, les jurisconsultes, les poètes (car la Folie n’a omis aucune catégorie de mortels), si ce n’est qu’ils sont assez insensés pour estimer qu’on dit d’eux le mal qu’on dit en général des méchants ? Saint Jérôme a écrit à Eustochie Sur la Virginité, et, dans ce livre, il dépeint si bien les mœurs des filles de mauvaise vie qu’un Apelle ne pourrait mieux les faire voir. Eustochie s’en est-elle choquée ? S’est-elle fâchée contre Jérôme, sous prétexte qu’il eût déshonoré l’ordre des vierges ? Pas le moins du monde. Et pourquoi donc ? Parce que cette vierge sage ne s’estimait pas visée, si on disait du mal des mauvaises filles, mais qu’au contraire elle se réjouissait qu’on invitât