Page:Érasme - Éloge de la folie, trad de Nolhac, 1964.djvu/109

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.


XIV. — Donc si tu reconnais que j’ai écrit la vérité et que mon style est enjoué, et non obscène, quel moyen plus facile pouvait-on imaginer de remédier aux communs maux de l’humanité ? Le plaisir allèche d’abord le lecteur, et, après l’avoir alléché, le retient. En général, les goûts sont différents. Le plaisir flatte également tout le monde, à moins qu’on ne soit trop stupide pour être accessible au sentiment du plaisir littéraire. Eh bien ! ceux qui se choquent d’un livre où on ne publie aucun nom me paraissent tout proches de ces commères qui, si on a dit du mal des femmes de mauvaise vie, se fâchent comme si l’outrage concernait chacune d’elles, et qui, en revanche, si on loue les honnêtes femmes, s’applaudissent comme si l’éloge d’une ou deux concernait toutes les femmes.

Loin d’un homme pareil genre d’ineptie, plus loin encore d’un homme érudit, loin surtout d’un théologien ! Si je trouve là un vice, dont je suis indemne, je ne m’en choque pas, mais je me félicite au contraire d’être exempt d’un mal auquel je vois que beaucoup sont en proie. Mais si on a touché quelque ulcère et que je me sois reconnu au miroir, il n’y a pas de raison pour que je doive m’en choquer. Si je suis prudent, je dissimulerai ce que j’éprouve, et n’irai pas me trahir moi-même. Si je suis honnête, j’aurai garde, une fois averti, qu’on ne puisse pas désormais me jeter nommément à la face ce que je vois impersonnellement signalé là. Pourquoi ne pas accorder au moins à ce livre ce que les ignorants même admettent dans les comédies populaires ? Que de brocards n’y lance-t-on pas en toute liberté contre les monarques, contre les prêtres, contre les moines, contre les femmes, contre les maris, etc. ? Et pourtant, comme personne n’est attaqué nommément, tout le monde rit et chacun avoue ingénument ou dissimule prudemment sa faiblesse. Les plus violents tyrans supportent leurs bouffons et leurs fous, bien qu’ils soient parfois en butte à des outrages manifestes de leur part. L’empereur Flavius Vespasien ne punit pas celui qui lui reprochait sa figure de chiard. Quels sont donc les gens à l’oreille si délicate, qui ne supportent pas que la Folie même s’amuse de la vie des hommes en général sans faire la moindre personnalité ? Jamais la comédie antique n’aurait été huée si elle se fût abstenue de nommer par leurs noms des personnages illustres.