Page:Érasme - Éloge de la folie, trad de Nolhac, 1964.djvu/116

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

que même les méchants ne pussent être choqués. Enfin, en faisant jouer toute la pièce, entremêlée de traits et de plaisanteries, par un personnage fictif et bouffon, on a pris soin de plaire même aux gens tristes et moroses.


XXI. — Mais, d’après ce que tu m’écris, on ne me reproche pas seulement d’être mordant, on me reproche encore d’être impie. « Comment, dis-tu, des oreilles pieuses supporteraient-elles que tu appelles une espèce de folie le bonheur de la vie future ? » De grâce, excellent Dorpius, qui a appris à ta candeur cette sournoise façon de calomnier les gens ? Ou, ce que je crois plutôt, quel fourbe a abusé de ta simplicité pour dresser cette calomnie contre moi ? Ces calomniateurs si pernicieux ont coutume de détacher deux mots, pris isolément, parfois même quelque peu dénaturés par eux, en omettant ce qui adoucit et explique la dureté du langage. Quintilien, dans ses Institutions, note et enseigne l’astuce qui consiste, dit-il, « à produire notre cause de la façon la plus avantageuse, à grand renfort de preuves et de tout ce qui est susceptible d’adoucir, d’atténuer, de seconder cette cause ; à exposer au contraire celle de ses adversaires sans rien de tout cela, et dans les termes aussi odieux que possible ». Cet art, ils ne l’ont pas tiré des préceptes de Quintilien, mais de leur propre malveillance, qui est souvent cause que des choses qui plairaient beaucoup si on les rapportait comme elles ont été écrites, lues autrement choquent vivement. Relis, je t’en prie, ce passage, et examine avec soin par quels degrés, par quelle progression du discours on en est arrivé à dire que cette félicité est une espèce de folie. Observe en outre en quels termes je l’explique : tu verras qu’il y a là même de quoi charmer les oreilles vraiment pieuses, tant s’en faut qu’il y ait rien qui choque. C’est dans ta citation qu’il y a quelque chose d’un peu choquant, et non dans mon livre. En effet, la Folie, s’employant à embrasser sous sa dénomination tout le genre humain, et à montrer que la somme de tout le bonheur humain dépend d’elle, parcourt toutes les conditions des mortels jusqu’aux rois et aux souverains pontifes ; puis on en vient aux Apôtres eux-mêmes et jusqu’au Christ, auxquels nous voyons qu’une espèce de folie est attribuée dans les Écritures saintes. Il n’y a pas de danger qu’on suppose là que les Apôtres ou le Christ aient été vraiment fous, mais qu’en eux aussi il y avait