Page:Érasme - Éloge de la folie, trad de Nolhac, 1964.djvu/117

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

je ne sais quoi de faible et d’emprunté à nos passions, qui, devant l’éternelle et pure sagesse, peut paraître peu sage. Mais cette folie-là vainc toute la sagesse du monde : c’est ainsi que le prophète compare toute la justice des mortels aux linges d’une femme souillée par son flux menstruel. Non que la justice des hommes soit polluée, mais parce que ce qu’il y a de plus pur parmi les hommes est en quelque sorte impur, si on le compare à la pureté ineffable de Dieu. Et de même que j’ai montré la folie sage, j’ai montré aussi l’insanité saine et la démence sensée. Pour adoucir ce qui suivait sur la jouissance des Saints, je cite d’abord les trois délires de Platon, dont le plus délicieux est celui des amants, qui n’est qu’une sorte d’extase. Or l’extase des gens pieux n’est qu’une sorte d’avant-goût de la béatitude future, par laquelle nous serons absorbés en Dieu tout entiers, pour être plus en lui qu’en nous-mêmes. Or Platon appelle délire l’état de celui qui, ravi hors de lui-même, vit dans ce qu’il aime et en jouit. Ne vois-tu pas comme j’ai soigneusement distingué peu après les genres de folie et d’insanité, crainte qu’un simple ne puisse se méprendre à nos termes ?


XXII. — Mais, dis-tu, je ne combats pas le fond ; ce sont les termes mêmes qui effarouchent les oreilles pieuses. Pourquoi alors ces mêmes oreilles ne sont-elles pas choquées, en entendant Paul dire « le côté fou de Dieu » et « la folie de la croix » ? Pourquoi ne font-elles pas de procès à saint Thomas, qui, sur l’extase de Pierre, s’exprime de la sorte : « Dans son pieux égarement, il commence un sermon sur les tabernacles. » Il qualifie ce sacré et heureux ravissement d’égarement. Et pourtant cela se chante dans les églises. Pourquoi ne dirai-je pas que j’ai traité autrefois dans une prière le Christ de « mage » et d’ « enchanteur » ? Saint Jérôme appelle le Christ samaritain, bien qu’il ait été juif. Paul le nomme le « péché », comme si c’était plus que de dire le pécheur ; il le nomme le « maudit ». Quel outrage impie, si on veut l’interpréter méchamment ! Quel pieux éloge, si on le prend dans le sens où l’a écrit Paul ! Se conformant à cette mode, si on appelait le Christ voleur, adultère, ivrogne, hérétique, n’arriverait-il pas que tous les gens de bien se boucheraient les oreilles ? Mais si l’on exprimait cela en termes avantageux, si par la progression du discours on conduisait insensiblement le lecteur, comme par la