Page:Érasme - Éloge de la folie, trad de Nolhac, 1964.djvu/33

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trouvent le bonheur suprême aux beuveries. Qu’il puisse y avoir sans femmes un repas exquis, d’autres en décideront ; j’affirme, moi, qu’il doit être assaisonné de folie. S’il y manque, vraie ou feinte, la folie d’un boute-en-train, on fait venir à table le bouffon payé ou le parasite ridicule, dont les saillies grotesques, folles par conséquent, chasseront le silence et l’ennui. À quoi bon se charger le ventre de tant de mets abondants et friands, si les yeux, les oreilles et l’âme entière ne se repaissent de rires, de plaisanteries et de paroles joviales ? Or, cette partie du service, c’est bien moi qui l’ordonne uniquement. Tous ces usages des festins, tirer le roi au sort, jeter les dés, porter des santés, boire et chanter à tour de rôle, se passer le myrte après la chanson, et la danse, et la pantomime, ce ne sont pas les Sept Sages de la Grèce qui les ont inventés, c’est moi pour le bonheur du genre humain. Et ce qui les caractérise, c’est que, plus ils contiennent de folie, plus ils enchantent l’existence. Si la vie demeurait triste, elle ne s’appellerait pas la vie, et ce n’est que par de tels moyens qu’elle échappe à la tristesse et à son proche cousin, l’ennui.


XIX. — Certains dédaigneront cette sorte de plaisir et s’attacheront plutôt aux douceurs et aux habitudes de l’amitié. L’amitié, assurent-ils, doit être préférée à tout en ce monde ; elle n’est pas moins nécessaire que l’air, le feu ou l’eau ; son charme est tel, que l’ôter du milieu des hommes serait leur ravir le soleil ; enfin, si cela peut la recommander davantage, les philosophes eux-mêmes n’ont pas craint de l’inscrire parmi les plus grands biens. Je peux prouver que, de ce grand bien, je suis à la fois la poupe et la proue ; ma démonstration ne comporte ni syllogisme au crocodile, ni sorite cornu, ni telle autre argutie de dialectique ; le gros bon sens y suffit et vous allez le toucher du doigt.

Voyons un peu. Connivence, méprise, aveuglement, illusion à l’égard des défauts de ses amis, complaisance à prendre les plus saillants pour des qualités et à les admirer comme tels, cela n’est-il pas voisin de la folie ? L’un baise la verrue de sa maîtresse ; l’autre hume, en se délectant, un polype au nez de son Agna chérie ; un père dit, de son fils qui louche, qu’il a le regard en coulisse. N’est-ce pas de la vraie folie ? Disons-le, répétons-le, c’est bien elle qui unit les amis et les conserve dans l’union.