Page:Érasme - Éloge de la folie, trad de Nolhac, 1964.djvu/34

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Je parle ici du commun des mortels, dont aucun ne naît sans défauts et dont le meilleur est celui qui a les moins grands. Mais, parmi ces sortes de dieux qui sont les sages, nulle amitié ne peut se former à moins d’être morose et sans grâce, et encore très peu d’entre eux se lient, pour ne pas dire aucun. Enfin, qui se ressemble, s’assemble, et nous savons que la plupart des hommes sont éloignés de la sagesse et que tous, sans exception, extravaguent de quelque façon. Si parfois une sympathie mutuelle réunit ces esprits austères, elle reste instable, éphémère, entre gens sévères, clairvoyants à l’excès, qui discernent les défauts de leurs amis d’un œil aussi perçant que celui de l’aigle ou du serpent d’Épidaure. Pour leurs propres imperfections, il est vrai, ils ont la vue bien obscurcie, ils ignorent la besace qui leur pend sur le dos. Ainsi, puisque aucun homme n’est exempt de grands défauts, puisqu’il faut compter avec les immenses différences d’âge et d’éducation, avec les chutes, les erreurs, les accidents de la vie mortelle, demandez-vous comment les sages, ces argus perspicaces, pourraient jouir même une heure de l’amitié, si n’intervenait dans leurs cas ce que les Grecs appellent Euétheia, ce que nous pourrions traduire soit par folie, soit par indulgente facilité. Mais, quoi ! Cupidon, qui crée et resserre tous les liens, n’est-il pas entièrement aveugle ? De même que ce qui n’est pas beau lui semble l’être, n’obtient-il pas que chacun de vous trouve beau ce qui lui appartient, et que le vieux raffole de sa vieille comme l’enfant de sa poupée ? Ces ridicules-là sont courants, et l’on s’en moque ; c’est eux pourtant qui rendent la vie agréable et font le lien de la société.


XX. — Ce que je dis de l’amitié s’applique mieux encore au mariage, union contractée pour la vie. Dieux immortels ! Que de divorces et d’aventures pires que le divorce ne multiplierait pas la vie domestique de l’homme et de la femme, si elle n’avait pour aliments et pour soutiens : la complaisance, le badinage, la faiblesse, l’illusion, la dissimulation, enfin tous mes satellites ! Ah ! qu’il se conclurait peu de mariages, si l’époux s’informait prudemment des jeux dont la petite vierge, aux façons délicates et pudiques, s’est amusée fort avant les noces ! Et plus tard, quel contrat pourrait tenir, si la conduite des femmes ne se dérobait à l’insouciance et à la bêtise des maris ! Tout cela s’attribue à la Folie ;