Page:Érasme - Éloge de la folie, trad de Nolhac, 1964.djvu/48

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pourtant d’une vérité certaine. Ces gens-là n’ont point la crainte de la mort, et, par Jupiter ! ce n’est pas peu de chose ! Leur conscience n’est point bourrelée. Les histoires de revenants ne leur causent aucune épouvante. Chez eux, nulle peur d’apparitions et de fantômes, nulle inquiétude des maux à craindre, nulle espérance exagérée des biens à venir. Rien, en somme, ne les tourmente de ces mille soucis dont la vie est faite. Ils ignorent la honte, la crainte, l’ambition, l’envie, l’amour, et même, s’ils parviennent à l’inconscience de la brute, les théologiens assurent qu’ils sont sans péché.

Repasse maintenant avec moi, sage plein d’insanité, tant de nuits et de jours où l’inquiétude crucifie ton âme ; entasse devant toi tous les ennuis de ta vie, et tâche de comprendre enfin de combien de maux j’exempte mes fous. Ajoutez que, non seulement ils passent leur temps en réjouissances, badinages, rires et chansons, mais qu’ils mènent partout où ils vont le plaisir, le jeu, l’amusement et la gaieté, comme si l’indulgence des Dieux les avait destinés à égayer la tristesse de la vie humaine. Aussi, quelles que soient les dispositions des gens envers leurs semblables, ceux-ci sont toujours reconnus pour des amis ; on les recherche, on les régale, on les caresse, on les choie, on les secourt au besoin, on leur permet de tout dire et de tout faire. Personne ne voudrait leur nuire, et les bêtes sauvages elles-mêmes évitent de leur faire du mal, les sentant d’instinct inoffensifs. Ils sont, en effet, sous la protection des Dieux, spécialement sous la mienne, et entourés à bon droit du respect universel.


XXXVI. — Les plus grands rois les goûtent si fort que plus d’un, sans eux, ne saurait se mettre à table ou faire un pas, ni se passer d’eux pendant une heure. Ils prisent leurs fous bien plus que les sages austères, qu’ils ont l’habitude d’entretenir par ostentation. Cette préférence s’explique aisément et n’étonne point, quand on voit ces sages n’apporter aux princes que tristesse. Pleins de leur savoir, ils ne craignent pas de blesser par des vérités ces oreilles délicates. Les bouffons, eux, procurent ce que les princes recherchent partout et à tout prix : l’amusement, le sourire, l’éclat de rire, le plaisir. Accordez aussi aux fous une qualité qui n’est pas à dédaigner : seuls, ils sont francs et véridiques. Et quoi de plus louable que la vérité ? Bien qu’un proverbe