Page:Érasme - Éloge de la folie, trad de Nolhac, 1964.djvu/49

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d’Alcibiade, chez Platon, la mette dans le vin et dans la bouche de l’enfance, c’est à moi qu’en doit revenir tout le mérite. Euripide le reconnaît par ce mot fameux : « Le fou débite des folies. » Tout ce que le fou a dans le cœur, il le montre sur son visage, l’exprime dans son discours ; les sages, au contraire, ont deux langues, que mentionne le même Euripide : l’une pour dire la vérité, l’autre pour dire ce qui est opportun. Ils savent « changer le noir en blanc », souffler de la même bouche le froid et le chaud, éviter de mettre d’accord leurs sentiments et leurs paroles.

Les princes, dans leur félicité, me paraissent fort à plaindre d’être privés d’entendre la vérité, et forcés d’écouter des flatteurs et non des amis. On me dira que les oreilles princières ont précisément horreur de la vérité et que, si elles fuient les sages, c’est par crainte d’ouïr parmi eux une voix plus sincère que complaisante. Je le reconnais, la vérité n’est pas aimée des rois. Et pourtant, mes fous réussissent cette chose étonnante de la leur faire accepter, et même de leur causer du plaisir en les injuriant ouvertement. Le même mot, qui, dans la bouche d’un sage, lui vaudra la mort, prononcé par un fou réjouira prodigieusement le maître. C’est donc que la vérité a bien quelque pouvoir de plaire, si elle ne contient rien d’offensant, mais les Dieux l’ont réservée aux fous. C’est pourquoi cette espèce d’hommes plaît tellement aux femmes, lesquelles sont par nature voluptueuses et frivoles. Quoi qu’ils tentent sur elles, même de tout à fait sérieux, elles le prennent pour jeu et plaisanterie, tant ce sexe est ingénieux, surtout à voiler ses peccadilles.


XXXVII. — Revenons à l’heureux sort des fous. Ayant passé leur vie allégrement, sans craindre ni pressentir la mort, ils émigrent tout droit vers les Champs Élyséens, et vont y divertir par leurs facéties les âmes pieuses et oisives. Comparez à présent, à cette destinée du fou, celle d’un homme sage à votre choix. Prenez un parangon de sagesse, celui qui a consumé dans l’étude des sciences son enfance et sa jeunesse, et perdu son plus bel âge en veilles, soucis, labeurs sans fin, et, le reste de sa vie, s’est privé du moindre plaisir ; il fut toujours parcimonieux, gêné, morne, assombri, sévère et dur pour soi-même, assommant et insupportable pour autrui, pâle, maigre, valétudinaire, chassieux, usé de