Page:Œuvres complètes de Delphine de Girardin, tome 2.djvu/11

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LE LORGNON.



I.

— As-tu vu Edgar depuis son retour ? disait Frédéric Narvaux à son ami M. de Fontvenel en se promenant avec lui dans la grande allée des Tuileries.

— Non ; on m’a dit qu’il était bien changé.

— Ah ! mon cher, méconnaissable…

— Comment ! il a donc été malade ?

— Non pas, il se porte à merveille, et personne ne prouve plus que lui à quel point notre visage, notre tournure, dépendent de notre humeur.

— J’en conclus qu’il est fort maussade, et, ce qui est pis encore, qu’il est devenu fort laid.

— Non, vraiment ; bien au contraire ; les femmes le trouveront mille fois plus séduisant maintenant, car il a l’air sentimental, et c’est tout ce qu’elles aiment.

— Qu’est-ce que tu me dis là ? Edgar de Lorville devenu sentimental ! lui, ce bon enfant si frais, si réjoui, ne doutant de rien, présomptueux comme un avocat et confiant comme un mari ; qui voulait se battre pour une danseuse, qui me demandait conseil à l’écarté quand je pariais contre lui, et qui reconduisit un soir son rival chez sa maîtresse sans reconnaître la maison ?

— Eh bien, oui, mon cher, cet ingénu n’est plus qu’un diplomate mélancolique ! Il n’y a rien de tel que la diplomatie pour détruire un bon naturel. Imagine-toi un Werther fat ; l’air moqueur et découragé, le regard distrait, le sourire incrédule, n’écoutant pas ce qu’on lui dit, comprenant tout de travers, et répondant de même ; vous lorgnant d’un air dédaigneux, d’une