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LE VICOMTE DE LAUNAY.

devant vous. C’est que le magasin de nouveautés vient de déployer toutes ses voiles. Les mousselines à vingt-neuf sous l’aune s’enflent de tous côtés comme des ballons légers, les fichus à vingt-deux sous flottent dans les airs comme des pavillons vainqueurs, les calicots se soulèvent, les toiles imprimées s’agitent, les foulards frémissent, les taffetas frissonnent, les gazes transparentes vous caressent, les écharpes d’azur vous enveloppent ; vous vous croyez entraîné dans une ronde de sylphides, dans un ballet de bayadères ; le vent redouble, les banderoles vous enlacent ; vous êtes prisonnier : enfin un des commis du magasin a pitié de vous et vous délivre, et vous repartez en riant. Encore ému de ce dernier obstacle, vous ne prévoyez pas qu’il puisse en survenir tout de suite un nouveau, et vous marchez avec hardiesse, et vous allez franchement donner de la tête contre un objet étrange dont vous êtes longtemps avant de vous expliquer l’existence ; un être immobile qui remue, un être vivant qui a l’air d’être en carton, qui tousse, qui renifle, qui souffle, qui sort d’un mur et qui y reste ; une enseigne animée, une apparition fantastique s’il en fut jamais… — Eh ! qu’est-ce donc ? — c’est un commencement de cheval, dont la fin est avec un cabriolet sous une factice remise ; c’est une demi-tête de cheval qui vous invite à employer tout le reste. Voyez plutôt sur la porte : Cabriolet à volonté. Un cocher désœuvré vous fait comprendre par un agaçant coup de fouet qu’il est à votre disposition ; alors, fatigué des dangers de votre course, ennuyé de ne pouvoir rêver en liberté, vous vous élancez dans le cabriolet bienveillant qui semble n’attendre que vous ; vous rendez le mouvement au coursier inconvenant qui eut l’audace de se trouver face à face, nez à nez ou plutôt nez à naseau avec vous, et vous pardonnez à ce dernier obstacle, parce qu’il vous a délivré de tous les autres. Voilà ce que c’est qu’une promenade dans Paris ; voilà pourquoi le passant n’existe plus, ce passant qu’aimaient tant les poêtes ; car jadis ils disaient : « Le passant verra sur ma tombe, » etc. ; on disait aussi : « C’est à faire fuir les passants ; ça ferait rire les passants. » Maintenant on ne parle plus ainsi, parce qu’il n’y a plus de passants ; il y a des voyageurs. On appelle voyageurs les gens qui montent dans les omnibus pour aller de la Madeleine