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LETTRES PARISIENNES (1837).

à la porte Saint-Denis, comme on appelle auteurs les gens qui font un quart de vaudeville : cela tient à ce qu’il n’y a plus de distance.

Le fait est qu’aujourd’hui le trottoir appartient à tout le monde, excepté à celui qui en est le possesseur naturel, c’est-à-dire le piéton ; les marchands de fruits l’encombrent de leurs paniers, les marchands de porcelaine l’envahissent à demi par la plus ingénieuse des spéculations : vous ne pouvez passer près d’eux sans casser quelques flacons, quelques tasses ou quelques verres, et vous êtes forcé de payer ce que vous avez cassé ; c’est une manière de vendre qui en vaut bien une autre. Le chaland malgré lui est une des belles inventions de notre époque. Les commissionnaires ont une manière assez adroite d’attirer votre attention. Ils dorment sur le trottoir, les bras étendus, de sorte qu’on ne peut passer sans les heurter et sans tomber dans le ruisseau ; on est si couvert de boue qu’on n’ose plus se montrer : alors ils vont vous chercher un fiacre. Les obstacles terrestres ne sont pas les seuls qui poursuivent le piéton ; il y a encore la pluie des tapis : de neuf heures à midi, la poussière des maisons tombe sur vous de chaque fenêtre. Heureux encore lorsque la poussière tombe seule ! une de nos amies a reçu l’autre jour une paire de ciseaux sur son chapeau. C’étaient de fort jolis petits ciseaux anglais, que l’on cherche probablement dans tous les coins de la demeure, sans se douter que, détachés par une secousse des franges du tapis, ils sont venus se planter dans un magnifique chapeau de paille d’Italie.

Ne pourrait-on pas faire secouer ses tapis dans la cour ? Pourquoi faut-il que le piéton soit victime de tous les soins du ménage ? pourquoi donc semez-vous sa route des débris de votre festin ? pourquoi lui jetez-vous ainsi vos restes ? pourquoi lui faut-il marcher sur les côtes de vos melons, sur les écailles de vos huîtres, sur votre salade méprisée ? Que lui importe ce récit, ce menu vivant de votre repas ? Laissez-lui l’espace, c’est tout ce qu’il vous demande ; la rue est son empire, il y doit vivre en liberté. La rue est un chemin, ce n’est pas un asile ; la rue appartient à ceux qui y passent, et non pas à ceux qui l’habitent.