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LETTRES PARISIENNES (1837).

quartiers de la ville ; une harmonie implacable se répand dans toute la cité. À midi, — les harpes commencent ; les harpes, jouant la nuit, se lèvent tard ; mais quels accords ! C’est Saül en fureur qui fait gémir la harpe de David. À trois heures, — huit chasseurs habillés en vert et coiffés d’un chapeau gris s’en vont de porte en porte donner du cor ; par malheur, ils ont des prétentions à l’ensemble : c’est un chœur de cors. C’est quelque chose d’inimaginable et d’affreux ; rien n’en peut donner l’idée. Un cor seul a déjà souvent des sons très-faux ; jugez alors ce que peuvent produire huit cors qui hurlent en même temps ! c’est épouvantable, c’est la fin du monde, ce sont les trompettes du jugement dernier ! À quatre heures, — arrivent les sauteurs avec des tambours de basque, des castagnettes et des triangles. À sept heures, — plusieurs aveugles jouent du hautbois. À huit heures, — plusieurs enfants jouent de la vielle. Enfin, le soir, grande sérénade ! Violons, galoubets, flûtes, guitares et chanteurs italiens ! C’est une fête à en mourir, et il n’y a pas de refuge ; tout cela se passe sous votre fenêtre, c’est un concert à domicile qu’il ne vous est plus possible d’éviter. Toutes les actions de votre vie se font avec accompagnement de violon obligé ; vous causez politique, vous faites un tendre aveu, et l’orchestre qui vous assiège soutient toujours votre voix. Un seul moyen, un seul, vous est offert pour repousser ce fléau d’harmonie : on peut quelquefois le combattre homéopathiquement, par les semblables : précipitez-vous sur votre piano, et là jouez de toutes vos forces trois sonates de suite sans désemparer ; mais ouvrez bien la fenêtre, mettez la grande pédale et frappez fort. Si votre piano a du fond, si c’est un enfant d’Érard, bien sonore, vous avez une chance de triompher ; l’ennemi, vaincu par le bruit, découragé par cette puissante rivalité, peut-être finira par vous céder la place ! Mais le moyen est terrible : que voulez-vous ? aujourd’hui on aime la musique en France, et voilà comme nous aimons.